Site d'information sur le conflit israélo-palestinien

 

Palestine - Solidarité

 

Retour :  Sommaire Lévy  -  Accueil Analyses  - Ressources  -  Mises à jour



Un médecin sans frontières
Gideon Lévy 



Haaretz, 26 mai 2006

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=719813

Version anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/719915.html

 

Que se passe-t-il quand un malade se débat entre la vie et la mort dans un camp de réfugiés à Jérusalem, que l’ambulance de réanimation de Magen David Adom est retenue pendant une heure au barrage et que l’équipe soignante est entrée à bord d’une voiture particulière ? Le commandant de la zone centrale de commandement a chargé de l’enquête un officier ayant le grade de colonel.

C’est l’histoire d’un habitant du camp de réfugiés de Shouafat, détenteur d’une carte d’identité bleue de résident israélien et employé chez Bezeq [société israélienne de télécommunication - NdT] depuis 20 ans, qui a eu une crise cardiaque et pour lequel il s’est écoulé plus d’une heure et demie entre le moment où il a perdu conscience chez lui, dans le camp de réfugiés où il n’y a pas la moindre ambulance, et le moment où il a été admis dans le service des urgences à l’hôpital Hadassah Mont Scopus, situé à cinq minutes en voiture de chez lui. Et c’est aussi l’histoire d’une équipe de Magen David Adom qui a décidé d’agir avec courage et dévouement en violation des procédures, dans une tentative de sauver la vie de cet homme.

Que s’est-il passé pendant ce temps critique, entre le moment où le malade s’est évanoui chez lui et celui où son décès a été constaté à l’hôpital ? Deux ambulances du Magen David Adom, d’abord une ambulance simple puis une unité mobile de réanimation, sont arrivées quelques minutes après l’appel, au barrage qui fait le siège du camp de réfugiés de Shouafat. Il s’est encore écoulé une heure jusqu’à ce qu’arrive l’escorte de l’armée israélienne sans laquelle il est interdit à une ambulance d’entrer dans ce camp de réfugiés, qui est pleinement un faubourg de Jérusalem. Mais l’équipe de l’unité mobile de réanimation, dirigée par le docteur Aviv Tuttnauer, avec l’auxiliaire médical Ihab Elian, n’a pas accepté d’attendre, elle a décidé de s’en remettre à son propre jugement et, après quelques minutes, elle est entrée dans le camp avec son matériel à bord d’une voiture privée appartenant à un habitant, en violation des procédures, sans escorte et sans l’ambulance.

Ils n’ont pas travaillé « conformément au livre », le livre de l’occupation qui peut être d’une grande cruauté, mais bien conformément à un autre « livre », le serment d’Hippocrate. Au bout du compte, le malade, Omar Abou Kamel, 42 ans et père de sept enfants, est mort, mais l’équipe du Magen David Adom peut au moins dire qu’elle aura fait pour lui ce qu’elle aura pu. Aurait-il été possible de le sauver s’il y avait eu une ambulance de réanimation dans ce camp qui compte 40.000 habitants, dans un Etat où presque chaque kibboutz, chaque colonie a son ambulance ? Nul ne peut répondre avec certitude à cette question.

Le langage corporel brutal du garde-frontière Ran Katzav dit tout de l’attitude à laquelle se heurtent les dizaines de milliers d’habitants du camp de réfugiés de Shouafat et des quartiers environnants, détenteurs pour la majorité d’entre eux de cartes d’identité israéliennes, à chaque fois qu’ils s’en vont de chez eux ou reviennent. Le barrage de Shouafat : une ville avec, en son cœur, un barrage étroitement serré et cruel. Le jeune garde-frontière Katzav tourne les gens en bourrique : « En arrière ! En avant ! ».

Il y a deux semaines, vendredi, le technicien des téléphones Omar Abou Kamel n’était pas de service chez Bezeq et il est resté chez lui. Prière du matin à la mosquée, du bon temps avec les enfants, moment de farniente avec les amis, assis à l’entrée du magasin local de matériel électrique. Sept enfants, la plus petite a 11 mois, l’aîné 17 ans, des enfants soignés dans une maison plutôt soignée en bordure du camp dont l’aspect est semblable à celui d’un camp de réfugiés à Gaza, à dix minutes du quartier de Rahavia [à Jérusalem].

En début de soirée, il est rentré chez lui, il a pris le repas du soir, parlé au téléphone à sa mère qui vit à Bethlehem, la ville où il est né, puis il est allé se reposer. Un quart d’heure plus tard, sa fille Arij est entrée dans la pièce et a compris qu’il y avait quelque chose d’anormal chez son père. Il était aux alentours de six heures et demie. Elle a appelé sa mère, Nasrin, et elles ont versé de l’eau sur le visage d’Omar qui était déjà inconscient. Plusieurs proches ont été rameutés qui se sont empressés de porter Omar, toujours inconscient, jusqu’à leur voiture et de prendre le chemin du dispensaire de la Caisse générale de Maladie situé au cœur du camp, à quelques centaines de mètres de la maison. Pourquoi n’avoir pas immédiatement appelé le Magen David Adom ? Ils disent avoir préféré le faire examiner d’abord par un médecin et que celui-ci explique au Magen David Adom la gravité de la situation. Comme ça l’ambulance partirait plus vite, croyaient-ils.

A sept heures et quart, ils arrivaient au dispensaire, le médecin a téléphoné au Magen David Adom à 19h20 et expliqué en anglais la gravité de l’état du malade. 19h21 : l’ambulance du Magen David Adom prenait la route. Le directeur du Magen David Adom pour la région de Jérusalem, Ronen Bashari, le confirme sur base du cahier de rapports qu’il tient à la main : la première ambulance est arrivée au barrage à 19h25 et à 19h33, y arrivait également l’unité mobile de réanimation.

Les gardes-frontières refusent d’ouvrir le passage à l’ambulance sans escorte. L’escorte, et c’est une nouvelle disposition, doit être fournie par l’armée israélienne, et pas par la police des frontières. Au barrage, attendent déjà des proches de la famille qui sont exaspérés. Eux, ça ne les intéresse pas de savoir qui est responsable de l’escorte, l’armée ou la police des frontières, et si les consignes du siège du camp ont été modifiées. Leur proche est entre la vie et la mort. Ils tentent de convaincre les policiers de laisser entrer l’ambulance mais se heurtent à un refus. Ils proposent de faire le trajet avec l’ambulance sous leur responsabilité et de l’escorter avec leurs voitures, mais en vain. L’officier Igor : « Impossible de laisser entrer une ambulance sans escorte ». Les minutes qui passent sont une éternité.

Après un quart d’heure, selon les proches, ou après sept minutes, au témoignage du directeur Ronen Bashari et son équipe de l’ambulance, les membres du Magen David Adom ont décidé de laisser l’ambulance au barrage, d’emporter le matériel de réanimation essentiel et d’aller en voiture privée jusqu’au dispensaire. Tout médecin israélien aurait-il agi de cette manière ? On en doute. C’est contraire aux procédures mais les gardes-frontières n’interdisent pas l’entrée. De leur point de vue, il n’y a pas de consigne interdisant à des Israéliens d’entrer dans le camp qui se trouve sur le territoire de l’Etat d’Israël ; la consigne ne vise que les ambulances. « Etat du malade à l’arrivée sur les lieux : critique », est-il consigné dans le rapport du Magen David Adom.

L’équipe du Magen David Adom entreprend, dans le dispensaire, les premières tentatives de réanimation, y compris par chocs électriques. Le conducteur de l’ambulance, Ribhi Ibrahim, 22 années au Magen David Adom, était resté au barrage pour garder l’ambulance. Les esprits s’échauffaient là-bas et des pierres sont lancées contre le barrage par des habitants qui voient l’ambulance retenue une heure durant et qui ne savent apparemment pas que l’équipe dirigée par le docteur Tuttnauer s’active depuis un bon moment à tenter de sauver le malade.

Les essais de réanimation se sont poursuivis durant 45 minutes. L’ambulance du Magen David Adom n’arrive pas. L’escorte de l’armée israélienne n’arrive pas. A 19h50, quelqu'un téléphone à la « Clinique de la Paix » qui se trouve dans le quartier de Shouafat, proche du camp, qui relève de la Caisse nationale de Maladie et qui dispose d’une ambulance. C’est cette ambulance qui est appelée. Arrivée à destination, d’après le rapport de la Clinique de la Paix : 20h.

A partir de là, que s’est-il passé ? Les proches et les amis qui se sont réunis cette semaine dans le bureau du comité du camp, et qui tous parlent très bien l’hébreu, affirment que le transfert de leur proche à l’hôpital a été retardé au barrage durant de longues minutes. On n’en a pas la preuve. L’auxiliaire médical Elian, un habitant de Tsefafa et qui travaille depuis neuf ans au Magen David Adom, dit que l’ambulance a franchi le barrage en quelques minutes.

Le docteur Tuttnauer qui fait une spécialisation en anesthésie à l’hôpital Hadassah Ein Kerem et habite Mevasseret Tzion, se dit parfaitement convaincu qu’il n’y a pas eu de retardement. Voici la description des événements telle que l’a donnée cette semaine ce médecin qui a courageusement décidé de franchir le barrage sans attendre l’escorte de l’armée israélienne : « Nous avons quitté le poste à toute vitesse et nous sommes arrivés sans encombre au barrage. Nous n’avons pas trouvé au barrage l’escorte exigée mais notre sentiment de l’urgence nous a fait décider, après quelques minutes, de monter à bord d’un véhicule privé qui nous était proposé. Une fois sur place, nous avons commencé à travailler. L’équipe de garde du Magen David Adom de l’est de la ville est également arrivée sur les lieux. Nous avons eu l’impression de ne pas pouvoir faire face, sur place, à la situation et nous avons décidé l’évacuation.

« A ce moment-là, une ambulance de la ‘Clinique de la Paix’ attendait déjà – nous sommes plein de gratitude pour celui qui a pris l’initiative de l’appeler – et nous sommes descendus avec le malade. La rue était animée mais pas hostile. Nous sommes partis rapidement. Le problème était de nous frayer un chemin dans le trafic. Il y avait un petit rassemblement sur le marché mais les habitants l’ont immédiatement dispersé et au barrage également, il y avait une file de voitures : nous avons fait fonctionner la sirène et après avoir été retardés une ou deux minutes, nous avons franchi le barrage. Entre sept et onze minutes en tout, entre le moment où nous avons quitté le dispensaire et celui où nous sommes arrivés à l’hôpital Hadassah Mont Scopus où nous avons dû constater le décès. »

Près du barrage, les esprits s’échauffaient. Dans un camp densément peuplé comme celui-là, des bouts de rumeurs à propos d’obstacles mis à l’arrivée de soins médicaux auprès d’un malade en situation critique peuvent mettre le feu aux poudres. Des renforts de la police des frontières ont été appelés sur place et les habitants se sont révoltés de voir comment maintenant des forces arrivaient en quelques minutes alors que la jeep d’escorte de l’armée israélienne mettait une bonne heure à venir. Ils disent qu’il y a eu aussi des coups de feu tirés en l’air. Un cousin du défunt, Joudat Mahmoud, dit avoir eu une fracture à la main à cause des coups donnés par un garde-frontière. Une force de la police des frontières a même été envoyée au service des urgences de l’hôpital Hadassah, de crainte qu’il n’y ait là aussi des troubles – ce qui ne s’est pas produit.

« Dès le moment où ils ont été avertis par des proches venus au barrage, qu’il y avait un malade dans le village, les gardes-frontières ont apporté leur aide dans la mesure de leurs possibilités et ont même recommandé aux proches d’appeler le Magen David Adom », explique Moshe Assaël, porte-parole de la police des frontières. « Lorsque l’ambulance est arrivée, des équipes de l’armée israélienne l’ont escortée à l’intérieur du village afin d’évacuer le malade vers l’hôpital. Les membres de la famille ont, sans aucun motif, manifesté leur colère à l’égard des gardes-frontières au barrage et ont même tenté de s’emparer de l’arme de l’un d’entre eux. Le commandant de la police des frontières s’associe à la douleur de la famille à l’occasion de la perte de leur proche. »

Les gardes-frontières « ont apporté leur aide dans la mesure de leurs possibilités » ? « Lorsque l’ambulance est arrivée, des équipes de l’armée israélienne l’ont escortée à l’intérieur du village » ? Vraiment ? La réponse du porte-parole de l’armée israélienne paraît elle aussi coupée de la réalité de ce vendredi soir : « A la suite d’une série d’incidents au cours desquels des véhicules israéliens ont été assaillis dans le secteur du camp de réfugiés de Shouafat près de Ramallah, il a été décidé qu’une ambulance du Magen David Adom ne serait plus autorisée à pénétrer sur le territoire du camp sans une escorte de l’armée israélienne pour assurer sa sécurité. Ce même vendredi 12 mai, à la réception du rapport concernant le malade, deux véhicules militaires du secteur le plus proche ont été appelés sur place afin d’escorter l’ambulance.

« Pendant son trajet à l’intérieur du camp, l’ambulance et les véhicules militaires ont été attaqués par une foule excitée, d’une manière qui mettait réellement en danger les occupants des véhicules. En raison de l’intensité de la violence, du danger pour la vie des soldats et de l’équipe médicale, et de la volonté d’éviter une escalade susceptible de mettre en danger la vie de Palestiniens, les véhicules sont revenus en arrière sans avoir réussi à porter assistance au malade. »

La réponse du porte-parole de l’armée israélienne est des plus étrange. « Près de Ramallah » ? Ce camp fait inséparablement partie de Jérusalem unifiée. Le porte-parole tente d’offrir une présentation mensongère, comme si l’ambulance avait roulé à l’intérieur du camp, comme si elle avait été attaquée par une « foule excitée » d’une manière qui « mettait réellement en danger les occupants des véhicules ». Faux du début à la fin. L’ambulance du Magen David Adom n’a à aucun moment franchi le barrage. Quant au « danger pour la vie des soldats et de l’équipe médicale » dû à « l’intensité de la violence », le médecin du Magen David Adom, le docteur Tuttnauer, qui est entré dans le camp, a témoigné de ce que « la rue était animée mais pas hostile ». Le conducteur de l’ambulance, resté au barrage près de son véhicule, a témoigné de ce que des jets de pierres avaient eu lieu à cet endroit-là mais qu’ils ne visaient pas l’ambulance et ne l’avaient à aucun moment mis en danger.

Le porte-parole de l’armée israélienne a délibérément choisi d’ignorer le retard d’une heure avant l’arrivée de l’escorte au barrage, retard qui était la véritable et unique raison de l’empêchement mis à l’entrée de l’ambulance dans le camp. Ronen Bashari, le directeur du Magen David Adom, dit que cet incident « fait remonter à la surface de nombreux problèmes auxquels il faudra maintenant apporter une solution ». Et d’ailleurs, la réaction du porte-parole de l’armée israélienne a été de déclarer que « l’armée israélienne mène une enquête à propos de cet incident et examine des moyens et des alternatives qui permettront à l’avenir de faire parvenir l’assistance médicale aux habitants palestiniens tout en réduisant les risques pour tous les intervenants ». L’enquêteur de l’Association des Médecins pour les Droits de l’Homme, Ibrahim Habib, mène lui aussi son enquête sur cette affaire. Peu avant le bouclage de cette édition, le porte-parole de l’armée israélienne a ajouté que le commandant du commandement central, le major-général Yaïr Naveh, avait désigné un officier du grade de colonel pour examiner l’incident.

A l’hôpital, le docteur Aviv Tuttnauer, que les habitants appellent « docteur Aviv » et pour qui ils éprouvent une énorme gratitude, a abordé un des proches du défunt et lui a dit : « Nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais Dieu aimait Omar et il l’a emmené avec lui ». Dans le camp de Shouafat, on a décidé de lui envoyer, à lui et à toute l’équipe, une lettre de remerciements. « Ils ont été les seuls à se comporter avec nous comme avec des êtres humains », dit un membre du comité du camp, Khadar Dabas.

Samedi, ils ont enterré leur proche près de la mosquée Al-Aqsa et la police des frontières a même autorisé 70 proches de la famille à venir de Bethlehem et à assister aux funérailles. Cela aussi est mentionné avec une émotion pleine de gratitude dans le camp où rien d’humain ne va de soi. Zvi Vittenberg, directeur chez Bezeq pour le secteur Jérusalem et sud, et Moti Cohen, président du comité des travailleurs dans le district, ont envoyé des lettres de condoléances sur un papier à lettre au bas duquel est écrit : « Bezeq, quel que soit l’avenir que vous choisirez ».

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)


 Source : Michel Ghys


Avertissement
Palestine - Solidarité a pour vocation la diffusion d'informations relatives aux événements du Proche Orient.
L' auteur du site travaille à la plus grande objectivité et au respect des opinions de chacun, soucieux de corriger les erreurs qui lui seraient signalées.
Les opinions exprimées dans les articles n'engagent que la responsabilité de leur auteur et/ou de leur traducteur. En aucun cas Palestine - Solidarité ne saurait être tenue responsable des propos tenus dans les analyses, témoignages et messages postés par des tierces personnes.
D'autre part, beaucoup d'informations émanant de sources externes, ou faisant lien vers des sites dont elle n'a pas la gestion, Palestine - Solidarité n'assume aucunement la responsabilité quant à l'information contenue dans ces sites.

Retour  -  Sommaire Lévy  -  Ressources  -  Analyses  -  Communiques  -  Accueil