Palestine - Solidarité

   



La mort dans le Parc français
Gideon Lévy


Haaretz, 24 novembre 2005

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=648650

Version anglaise : www.haaretzdaily.com/hasen/pages/ShArtVty.jhtml?sw=gideon&itemNo=649792

Quatre adolescents sont sortis. L’un d’eux a été tué et deux ont été blessés. Ils disent qu’ils étaient partis faire une promenade ; l’armée de défense d’Israël déclare que c’était une cellule terroriste sur le point de placer une bombe et que les soldats ont par conséquent ouvert le feu sur eux. Il est alors étrange que jusqu’à ce jour, il n’y ait pas même eu la moindre tentative pour les arrêter.

Yoram Tahar a très joliment décrit cela en écrivant : « Deux amis sont partis en balade, bayam bam boum, l’un a reçu un coup au genou, bayam bam boum, pas exactement au genou mais plus ou moins, bayam bam boum ». Il était une heure de l’après-midi et les quatre jeunes garçons, tous élèves dans l’enseignement secondaire, sont partis pour une balade dans les hauteurs du mont Ebal qui domine Naplouse. Ils ont grimpé parmi les rochers en se dirigeant vers le « Parc français », petit bosquet planté à proximité du sommet, seul endroit vert visible depuis Naplouse et qui sert de lieu de pique-nique pour la ville. Nul ne peut expliquer pourquoi l’endroit est appelé le « Parc français », de même que ce que faisaient là les jeunes garçons n’est pas parfaitement clair. Ils disent que c’était leur promenade de l’après-midi ; action terroriste, décrète l’armée de défense d’Israël.

Aux dires des jeunes gens, ils étaient armés d’une bouteille d’eau format familial, rien de plus, mais l’armée de défense d’Israël prétend que les quatre formaient une cellule terroriste sur le point de poser une bombe. ‘Bayam bam boum’, juste avant le Parc français, on a ouvert le feu sur eux : Mohamed Abou Salha, 15 ans, a été touché d’une balle à la tête et est mort, apparemment sur le coup ; Ala Shishtri, 15 ans, a reçu une balle dans le ventre et il est alité chez lui ; Ramzi Saka, 17 ans, a été touché à la jambe ; et Ahmed Al-Fahouri, 17 ans, a réussi à échapper aux soldats qui leur tiraient dessus et il en est sorti indemne. ‘Pas exactement au genou.’

Le compte-rendu donné par les journaux le lendemain était typique, routinier, quasi soporifique : « Une troupe de soldats du bataillon d’infanterie Harouv, placée en embuscade, a repéré un groupe de jeunes gens qui tentaient de poser une charge explosive sur un chemin emprunté par des véhicules militaires. Les soldats ont ouvert le feu et ont déterminé avoir touché trois Palestiniens. L’un d’eux a été évacué par une ambulance palestinienne et est mort de ses blessures. Les autres se sont échappés. » On peut supposer que les lecteurs n’ont pas dû être nombreux à s’arrêter à cette nouvelle laconique, telle qu’elle a été publiée dans « Haaretz » au nom des forces militaires. Pour ceux qui l’ont lue, on peut se demander s’ils ont prêté attention au fait que dans la même information, il était dit que quelques heures avant l’embuscade, un commandant de compagnie de parachutistes avait été légèrement blessé au cours d’une opération d’arrestations dans le camp de Balata, tout proche. Dans la ville de Naplouse, habituée aux souffrances et à la lutte, on fait le lien justement : là, on dit qu’il n’y avait ni cellule terroriste ni charge explosive, simplement la gâchette facile chez des soldats irrités, peut-être une vengeance suite à la charge qui avait blessé le commandant de compagnie le matin même, et peut-être comme mesure de précaution de la part des soldats. L’armée de défense d’Israël a une autre version.

Les élèves du secondaire, Mohamed, Ala, Ramzi et Ahmed formaient-ils une dangereuse cellule terroriste ? Mohamed méritait-il la mort ? Et s’ils s’apprêtaient réellement à poser une charge explosive, comment se fait-il qu’aucun d’eux n’ait ensuite été arrêté ? Depuis cet événement, les rescapés sont chez eux, dans leurs maisons où nous les avons rencontrés sans problème. Ala était étendu par terre, blessé et perdant son sang, sur les pentes du mont Eba, quand les soldats ont approché après avoir lui avoir tiré dessus et ils ne l’ont ni évacué vers un hôpital ni arrêté. Que s’est-il passé ‘exactement’, que s’est-il passé ‘plus ou moins’ ?

Même par temps couvert, Naplouse se voit du haut du mont Ebal. La respiration difficile, nous avons grimpé jusque dans les hauteurs du Mont, vers l’endroit où, sur ordre de l’armée de défense d’Israël, des tas de pierres barrent la route, vers cet endroit où la jeunesse de Naplouse, la ville la plus emprisonnée des Territoires, vient prendre un peu l’air des sommets. Des dizaines de bouteilles de bière, vides, amoncelées sur le côté du chemin, témoignent de l’activité nocturne qu’il y a ici. Des taches de sang pas encore complètement délavées témoignent, elles, de ce qui s’est passé le mardi 8 novembre.

A quatre heures de l’après-midi, le bruit a couru dans la ville que des soldats avaient tiré sur un groupe d’adolescents qui rôdaient ici. Mohamed Ayash qui fait office de coordinateur pour une poignée de volontaires internationaux qui résident en ville est parti immédiatement avec ses « internationaux », une douzaine de jeunes gens venus du monde entier, pour ratisser le terrain. Mohamed Ayash, de Balata, est un beau jeune homme plein d’énergie, parlant un anglais courant, parfaitement rompu aux opérations de secours dans sa ville meurtrie, ensanglantée. Dans la rue Zablah, la dernière rue à flanc de montagne, il a appris qu’il manquait quelqu'un, Mohamed Abou Salha, un garçon de 15 ans, que son père avait envoyé occuper son poste à la surveillance d’un bâtiment en cours de construction à flanc de montagne. Trois autres adolescents avaient réussi à échapper aux tirs, apprenait-il, mais deux d’entre eux étaient blessés. Un n’était pas revenu.

Le soir commençait à tomber, la lumière du jour faisant place au crépuscule. Ayash et ses amis de l’équipe de secours ont cherché le garçon manquant, éclairant le chemin avec leurs téléphones portables. Après avoir cherché pendant une quarantaine de minutes, ils ont trouvé Abou Salha, étendu sur un rocher, la tête retombée vers la pente escarpée, du sang sur le visage et la poitrine. Il semble que le garçon était déjà mort quand ils sont arrivés à lui, son corps était froid. Des deux côtés de sa tête, les blessures ouvertes par la balle.

Ayash a porté le corps du garçon dans la pente, appelant à l’aide. Avec lui se trouvait l’oncle du garçon, Amjad Abou Salha, qui avait pris part aux recherches. Les parents, désespérés, attendaient près de leur maison, elle aussi à flanc de montagne. C’est d’abord l’oncle Amjad qui a porté le corps de son neveu mais il a trébuché et c’est Ayash qui a finalement amené le corps jusqu’à l’ambulance qui attendait en bas, en présence des parents épouvantés. Le docteur Sami Abou Zarour, de l’hôpital Rafidia, en ville, a constaté la mort. « Un jeune garçon en T-shirt blanc et jeans bleu, montre digitale au poignet, chaussettes blanches », a écrit le médecin dans son constat, « Nous avons trouvé du sang sur la tête et le visage, des restes de vomissures dans la bouche, un point d’impact du côté droit de la tête d’un diamètre d’un demi centimètre et, du côté gauche, une blessure à la sortie de la balle, d’un diamètre de trois centimètres et de huit centimètres de profondeur. A la radiographie, éclats d’os et hémorragie à l’intérieur du crâne ». Le docteur Abou Zarour a dit à Ayash et ses amis qu’au vu de la petite blessure au point d’impact et de la blessure relativement grande à la sortie, il lui semblait qu’on avait dû tirer sur le jeune garçon d’une courte distance, mais il s’est abstenu de l’écrire dans son constat de décès.

Il y a un éboulement de roches à l’endroit où se trouvait l’adolescent. Une flèche et des restes d’un marquage en lettres hébraïques peintes il y a longtemps, dans une couleur rouge, sur le rocher où il était étendu, perdant son sang, et les ruines d’une ancienne mosquée, la mosquée Imad A-Din, regardent de haut. Au sommet de la montagne chauve, un bosquet d’arbres dans lequel des soldats appartenant aux unités spéciales de l’armée de défense d’Israël trouvent généralement une cachette d’où dominer la ville. Il est parfois dangereux de circuler ici. A quelques minutes de marche, plus bas sur le versant, se trouve la maison de la famille Abou Salha.

Une petite maison de deux petites pièces. Un divan dans l’étroit couloir : ce qui servait de chambre d’enfant à Mohamed. Une pitoyable jardinière sur le bord de fenêtre pour la décoration. Le père, Hamdi, et la mère, Rana, sont pleins de retenue pour des parents qui ont perdu leur fils aîné, allant au devant de nous avec un sourire accueillant. Seul le coucou de l’horloge fait entendre une voix différente, une voix qui semble pleurer, toutes les heures. Des six enfants soignés qu’ils avaient jusqu’il y a peu, il ne reste que cinq. La grand-mère, Jihad, vénérable et pleine de retenue elle aussi, et Mahmoud, le petit frère, se joignent à la conversation.

Mohamed était en classe de 10e et rêvait d’être médecin. Ils disent qu’il voulait rendre son père heureux, lui qui a, toute sa vie, travaillé comme manœuvre et comme veilleur de nuit. En attendant, il économisait son argent de poche pour un téléphone portable pouvant prendre des images, de la deuxième ou troisième génération. Son travail à la maison en construction à flanc de montagne, le père l’avait obtenu il y a quelques mois : il passait ses nuits sur le chantier. Cette semaine, Hamdi a pris congé de son travail : il ne pouvait continuer à se rendre là, à l’endroit où son fils a été arraché à la vie.

De temps en temps, Hamdi téléphonait à la maison, pour demander à Mohamed de venir le remplacer sur le chantier jusqu’à ce que vienne l’obscurité. Il en fut ainsi aussi le dernier jour de la vie de Mohamed. Ce jour-là, il était rentré de l’école à une heure de l’après-midi. « Qu’as-tu préparé à manger ? J’ai faim », avait-il demandé à sa mère qui s’était excusée de n’avoir pas encore eu le temps de préparer le repas de midi parce qu’elle avait dû se rendre chez le médecin avec la sœur de Mohamed. Il s’est mis à faire ses devoirs, raconte la mère, belle femme portant foulard, jusqu’à ce qu’elle lui eût préparé du moujadra.

Aux alentours de trois heures, le père a téléphoné de la ville pour demander à son fils de se rendre sur le chantier de construction jusqu’à ce que lui-même arrive pour le remplacer. Contrairement à son habitude, Mohamed a quitté la maison sans demander l’autorisation de sa mère qui était occupée à faire la lessive, il s’est contenté de demander à son frère de l’avertir de son départ. Une petite heure plus tard, lorsque Rana a envoyé son petit garçon vers le chantier pour lui demander de ne pas rentrer trop tard, Mohamed a demandé de l’excuser auprès de sa mère pour son départ précipité. C’est ainsi que, dans le détail, sans larmes, la mère rapporte les dernières heures de son fils. « Il avait emporté une bouteille d’eau », ajoute la grand-mère, Jihad, sèchement. Vers quatre heures, quelqu'un a téléphoné à la maison et a dit qu’il y avait des coups de feu en haut et que Mohamed était en danger, risquant d’être arrêté, blessé ou pire.

Trois jeunes garçons sont partis se promener. Ahmed Al-Fahouri, 17 ans mais paraissant plus que son âge, raconte être sorti avec deux de ses amis, Ala Shishtri et Ramzi Saka, et avoir pris la direction du Parc français. En cours de route, ils ont rencontré Mohamed, assis à l’entrée du chantier de construction, et lui ont proposé de se joindre à eux. Mohamed a emporté une bouteille d’eau. Quand ils ont approché du Parc français, on a tout à coup ouvert le feu sur eux, raconte Fahouri. Lui, il habite au voisinage de la famille Abou Salha ; les deux autres adolescents étaient ses amis. Au bruit des coups de feu, les quatre garçons, pris de panique, ont fuit dans tous les sens. Deux d’entre eux, Ramzi et Ahmed, ont couru dans la pente en direction de la première rangée de maisons, trouvant à s’abriter parmi les rochers ; Ala et Mohamed ont fui vers l’est, en direction de la mosquée de Imad A-Din. Fahouri dit que les soldats ont tiré sur eux et lancé des grenades.

Ala Shishtri, l’adolescent blessé, est maintenant alité chez lui, en ville. Il se remet de ses blessures. Il est souriant. Une cicatrice lui barre le ventre sur toute sa longueur, un keffieh rouge couvre la blessure. Lui aussi raconte qu’on a tout à coup ouvert le feu sur eux, alors qu’ils approchaient du Parc français. Mohamed et lui ont fui vers l’est. Il a entendu les soldats les appeler dans un mégaphone, en hébreu qu’il ne comprend pas. D’après lui, les soldats qui les ont touchés, Mohamed et lui, leur tiraient dessus d’une distance d’une vingtaine de mètres. Il dit être tombé à cause de la balle qui l’avait atteint au ventre et avoir alors vu un soldat s’approcher de lui, vérifier qu’il ne portait pas d’arme puis s’éloigner sans un mot. Ensuite il est parvenu à se lever et à courir, malgré sa blessure, jusqu’à la première maison. Mohamed était resté en arrière, perdant son sang.

Des détails importants de la réponse du porte-parole de l’armée de défense d’Israël sont en contradiction totale avec les témoignages des adolescents. Il ne nous revient pas de décider lequel des deux côtés ne tient pas à dire la vérité ; nous remarquerons seulement qu’il est étrange que des tirs visant « la partie inférieure du corps » aient atteint Abou Salha à la tête. « Mardi 8 novembre », a dit le porte-parole, « un groupe d’observation de l’armée de défense d’Israël a repéré, sur le mont Ebal, quatre Palestiniens occupés, semble-t-il, à poser une charge explosive sur une route remontant la montagne, dans le but de toucher des véhicules militaires en mouvement sur cet axe. En s’appuyant sur une information provenant des services de renseignement, et parce que les quatre avaient été impliqués, la veille, dans une tentative semblable, les forces ont ouvert le feu selon la "procédure d’arrestation d’un suspect" dans le but de les arrêter. A cette occasion, le feu a été dirigé vers la partie inférieure de leur corps et il a été déterminé que trois d’entre eux avaient été touchés. Les quatre, dont le Palestinien apparemment non blessé, ont été vus fuyant vers la ville de Naplouse. Il n’a donc plus été possible de les arrêter ni de leur donner des soins médicaux ».

Dans la nuit de vendredi à samedi derniers, aux alentours de deux heures, les soldats ont frappé à la porte de la famille endeuillée. Le père, Hamdi, paraît davantage bouleversé en évoquant les événements de cette nuit-là qu’en racontant les événements du jour où il a perdu son fils. Les soldats ont frappé à la porte, les ont menacé de leurs armes, ont fouillé la maison sous les yeux terrorisés des enfants et n’ont pas pris la peine d’expliquer le but de leur venue. « C’est votre fils ? », ont-ils demandé à la vue de l’affiche à la mémoire de Mohamed, imprimée par le Hamas qui a adopté Mohamed après sa mort. Tout martyr a toujours une organisation d’adoption. Hamdi dit que son fils n’avait aucun lien avec le Hamas. Et maintenant, les drapeaux verts de l’organisation flottent au vent au-dessus de la maison de la famille Abou Salha.

Ensuite les soldats sont allés vers l’appartement qui se trouve au rez-de-chaussée de la maison et où habite le frère de Hamdi, Amjad, célibataire de 32 ans. C’est lui, l’oncle qui a trouvé le corps de Mohamed avec les volontaires de l’étranger. Les soldats ont arrêté Amjad au terme d’une fouille qui n’a apparemment rien donné. A la maison, on n’a aucune nouvelle de lui depuis. Pourquoi Amjad a-t-il été arrêté ? Le porte-parole de l’armée de défense d’Israël n’a pas répondu à la question.

Depuis son lit, Ala Shishtri jure que jamais plus il ne grimpera sur cette maudite montagne, ce mont Ebal, pour se balader, à son sommet, dans le « Parc français ». Jamais plus.

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)

 


 Source : Michel Ghys


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