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Ha'aretz
Bienvenus ceux qui reviennent en enfer
Gideon
Lévy
Haaretz, 24
août 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=754027
Tristesse
de Rafah : des habitants qui ont fui en son temps l’axe
Philadelphie bombardé pour le village de Shouka, fuient
maintenant Shouka pour retourner à leurs vieilles ruines de
Philadelphia, par peur des tirs de l’armée israélienne. Qui a
dit que nous n’avions pas gagné ?
De la lessive
flotte dans le vent, quelques vêtements râpés suspendus à une
corde dans le vent qui remonte de la mer. Les maisons sont criblées
de milliers d’impacts de balles, leurs piliers de soutien
menacent de s’effondrer, les murs sont ouverts et les fenêtres
brisées. Des maisons penchent sur le côté, flanquées de cratères
d’obus, des quartiers de ruines. Et sur tout ça flotte la
lessive. La vie dans les ruines : difficile de croire
qu’ici vivent encore des gens et qu’ils mettent pendre ici
leur lessive. Même à Sarajevo, les gens n’habitaient pas dans
des ruines comme celles-ci.
C’est vers
ces ruines qu’ont fui, ces dernières semaines, plusieurs
habitants du village de Shouka, situé près de l’aéroport
international Yasser Arafat de Dahaniya dans le sud de la Bande de
Gaza et qui est lui aussi en ruines. Qui a entendu parler de
Shouka et qui se soucie de ses habitants ? Triste sort que le
leur : une partie des habitants de Shouka a fui il y a
environ six ans leurs maisons bombardées dans la périphérie de
Rafah, face à l’axe de Philadelphie, et ils fuient maintenant
pour revenir dans leurs ruines de Philadelphie. Comme des
sauterelles terrifiées, ces malheureux habitants fuient le feu de
nos forces, de quartier en quartier : quittant l’axe
Philadelphie, avant la « fin de l’occupation » à
Gaza, et retournant maintenant dans les ruines de Philadelphie après
que l’armée israélienne ait envahi Shouka et l’ait bombardé,
à la suite de l’enlèvement de Gilad Shalit.
Qui
a dit que l’armée israélienne n’avait pas gagné ? Qui
a dit que soumission n’avait pas été obtenue ? Voyez ces
drapeaux blancs flottant sur une partie des maisons abandonnées
à Shouka. Shouka est maintenant une zone fantôme, abandonnée de
tous ses habitants. Des gravats des bombardements ont été déposés
sur la route déserte et dans les maisons, fermées, il n’y a
pas âme qui vive. Personne n’ose approcher de Shouka, l’armée
israélienne étant peut-être encore dans les environs.
Nous
ne savions pas tout cela en parcourant en voiture la rue
principale de Shouka, cette semaine. Il régnait dans l’air un
silence terrible. Nous avancions lentement dans la direction de
l’aéroport. Le beau terminal est toujours debout, comme un
mirage au cœur des destructions, de même que le panneau annonçant
en deux langues « Aéroport
international de Gaza ». Les pistes d’atterrissage ont
été bombardées dès les premiers jours de la seconde Intifada
et la route d’accès est semée des nouvelles ruines de ces
derniers jours. A l’entrée de leur aéroport Ben Gourion à
eux, il n’y a maintenant pas âme qui vive. Pas de gardien, pas
de vigile. Dans notre naïveté, nous avions pensé descendre de
voiture et entrer à pied dans le terminal, pour voir ce qui
restait du rêve de liberté, mais le calme était trop menaçant.
Ce
n’est qu’en retournant à Rafah qu’il nous est apparu que
plus personne n’approchait de là maintenant. Les champs de
Shouka sont dévastés, ce qu’il reste des vergers et des vignes
meurt de soif, une partie des arbres a été arrachée et le
village est abandonné. Les familles qui ont fui d’ici pour les
ruines de Philadelphie peuvent, pour 100 dollars par mois, se
serrer à l’intérieur d’un appartement démoli et vide, en général
sans eau ni électricité, et trouver refuge jusqu’à ce que
passe la colère israélienne à Shouka. Les réfugiés de Shouka
comptent que 17 habitants du village ont été tués depuis le
mois d’août et que pour certains d’entre eux, il avait été,
pendant des heures, impossible de les évacuer.
Le
porte-parole de l’armée israélienne refuse d’aborder la
question du nombre de personnes tuées au cours de l’opération
de Shouka. « A la date du 3 août, les forces de l’armée israélienne ont opéré
aux abords de la ville de Rafah », a communiqué le
porte-parole, « et ont
attaqué des dizaines de terroristes repérés à proximité des
forces et armés de roquettes antichar et de fusils, et dont
certains s’affairaient à actionner des charges explosives
contre les forces. Soulignons que l’action de l’armée israélienne
vise exclusivement les organisations terroristes et leurs
infrastructures. Les forces de l’armée israélienne ont pour
instructions claires de ne pas ouvrir le feu vers des terroristes
lorsqu’il existe un risque de toucher des personnes non impliquées,
mais seulement dans la mesure où il y a danger immédiat pour les
forces. L’armée israélienne continuera son action contre les
infrastructures terroristes tant que le soldat enlevé sera retenu
et tant que durera l’activité terroriste au départ de Gaza. »
Que
dirons-nous à ces infortunés qui avaient fui naguère
Philadelphia pour Shouka et qui maintenant fuient en faisant le
chemin inverse ? Que dirons-nous à leurs enfants terrifiés,
qui ont déjà tout vu dans leur très courte vie ? La
destruction de la première maison puis la destruction de la
seconde maison, et les cadavres qui traînent et les blessés
qu’on ne peut évacuer, le tout dans une vie d’une scandaleuse
pauvreté. Qu’est-il possible de dire au grand-père de Sherif
Abou-Libda qui se blottit dans une cage d’escalier à moitié détruite
et semée d’ordures à Rafah, allumant cigarette sur cigarette,
la voix desséchée, après avoir fui d’ici pour aller là-bas
et être revenu de là-bas ici, laissant derrière lui son
petit-fils Sherif qu’il chérissait et qui est mort entre les
maisons du village qui lui servait de ville de refuge ?
Les
réfugiés de Shouka sont assis sur le sable. On amène quelques
chaises en plastique dans l’espace qui s’étend entre les décombres
du quartier de Salah a-Din, à Rafah, entre le camp de réfugiés
de Yavneh et le camp de réfugiés Brésil. Les frères Moussa et
Hafez Armilat sont venus ici en fuyant Shouka. « Shouka »
veut dire épine en arabe.
Le
visage des deux frères est brûlé par le soleil et labouré de
rides : Moussa a 60 ans, Hafez 70 et tous deux font plus que
leur âge. Leur troisième frère, Seliman, a été tué à Shouka.
La nuit du 3 août, un avion israélien a tiré un missile sur lui
et il a été tué. Seliman avait 50 ans. Cela s’est passé à côté
de la maison familiale, dans le village. La famille a fui, mais le
corps est resté là, dans le sable, aux dires des deux frères,
jusqu’au lendemain matin, quand il a été possible de l’évacuer
et de l’inhumer. Depuis lors, ils ne sont pas retournés à
Shouka, ils ont peur. Ils ont laissé derrière eux 15 dounams
plantés d’amandiers et de citronniers que personne n’arrose.
De toute façon, une partie a été arrachée par l’armée israélienne.
Hafez
ne desserre pas les dents. Pour Moussa aussi, parler est
difficile. Trois jours que l’enfer a duré à Shouka, d’après
Moussa, jusqu’à ce que les tirs diminuent. Tous deux ont vu
leur frère tomber mort. Un fils des voisins, Anas Abou Awad, a
lui aussi été tué. Un enfant de 14 ans. Et aussi Sherif
Abou-Libda.
En
face de la station d’essence sur laquelle se dresse encore
l’enseigne israélienne de la compagnie Sonol [de
raffinage et de distribution de dérivés du pétrole - NdT],
nous grimpons les escaliers à la rencontre du grand-père de
Sherif, Mahmoud Abou-Libda. Dans le dépôt de ferraille situé à
l’entrée, un type est étendu, endormi, au milieu des tas de déchets.
Abou-Libda vient au devant de nous dans la sombre cage
d’escalier où il passe maintenant ses journées, depuis qu’il
a fui Shouka. Un grand-père de 60 ans, endeuillé.
Sur
sa carte d’identité, le nom de Sherif était Adnan, mais tout
le monde l’appelait Sherif. Il était à un mois de ses 17 ans,
dit le grand-père, fier de raconter que son petit-fils était un
élève brillant qui avait obtenu des invitations à poursuivre
ses études au Yémen et en Allemagne. Peut-être a-t-il lancé un
Qassam ? Le grand-père dément. Peut-être l’adolescent était-il
un « militant du Hamas »,
comme le prétendent des sources militaires ? Le père du
jeune homme, Bassam, a lui été arrêté dans l’opération de
l’armée israélienne. Personne n’a la moindre idée de
l’endroit où il se trouve.
La
version de la famille est que le 3 de ce mois, dans la soirée,
Sherif était sorti avec Moustafa, son oncle âgé de 19 ans, pour
arroser le lopin familial d’arbres fruitiers. Selon leurs dires,
il n’y a d’eau à Shouka que pendant quelques heures,
essentiellement le soir et la nuit. C’est pourquoi Sherif et
Moustafa étaient sorti un peu après dix heures du soir, quand
l’eau était revenue, pour aller arroser le lopin de terre
familial. Un missile de la force aérienne les a atteint, tuant
Sherif et blessant Moustafa. Moustafa a perdu une jambe et son
autre jambe a été gravement touchée. A l’hôpital de Shifa,
à Gaza, on voulait l’amputer, alors la famille a envoyé
Moustafa en Egypte, où il se trouve actuellement, pour tenter de
sauver sa jambe. La photo de sa jambe déchirée s’affiche
maintenant à l’écran du téléphone portable.
Mahmoud,
le grand-père, a passé la plus grande partie de sa vie dans le
« Block O »,
encore un de ces scandaleux camps de réfugiés de Rafah. Il y a
trois ans, il a fui le Block O, qui était sur la ligne de feu,
pour aller à Shouka, pensant y trouver un peu de sécurité et de
quiétude. Au début du mois, les chars l’ont rejoint là aussi
et un avion de la force aérienne israélienne a tué son
petit-fils. La grand-mère Fahamiya regarde maintenant la photo de
son petit-fils et ses yeux se voilent de larmes. Soussan, la mère
en deuil, monte les escaliers dans sa robe noire puis s’empresse
de s’éclipser.
Deux
silhouettes affligées se tiennent sur la terrasse de la maison démolie,
face à ce qui était, jusqu’il y a à peu près un an,
l’avant-poste de Tarmit. Les frères Moussa et Youssef Kishta.
Moussa est instituteur, père de sept enfants ; Youssef est
au chômage et n’a pas d’enfants. L’épouse de Youssef a été
blessée par un missile israélien en 2000 : elle a perdu une
main et un œil. Pendant trois ans, le couple a séjourné en
Arabie Saoudite pour les besoins du traitement de l’épouse. Le
frère de Moussa et Youssef, Najib, a été tué ici en décembre
2000 par l’armée israélienne, alors qu’il revenait de la prière
à la mosquée voisine. Najib avait 50 ans et laissait derrière
lui dix enfants. Après qu’il ait été tué, ses frères se
sont empressés de fuir cet enfer de la ligne de feu de l’axe
Philadelphie. Leur maison fait partie de la première rangée de
maisons avant le mur de fer au-delà duquel s’étend le Rafah égyptien.
Pendant des années, jusqu’à l’évacuation, il était
impossible d’approcher d’ici.
Une
voiture palestinienne du service d’ordre, blanche, traverse
maintenant l’axe. Deux charretiers mènent leurs chevaux à la
saillie parmi les décombres. L’étalon grimpe sur la jument,
glisse et tombe à la renverse. Les charretiers le remettent
debout pour une nouvelle tentative. La cage d’escalier qui mène
à hauteur du troisième étage de la maison des Kishta est
accrochée au-dessus du vide. L’appartement de Moussa combine
destructions et tentatives touchantes de lui donner un air
d’humanité. L’appartement n’a pas de fenêtres, seulement
des plastiques. Les trous d’obus sont couverts par des panneaux
de contreplaqué. Quelques coussins roses éparpillés sur le sol
tentent de créer un cadre agréable. A l’étage d’en dessous,
habitent Youssef et son épouse. Les autres appartements sont
vides. Appartements ? Des murs percés de trous, des sols
dont le carrelage a été arraché et où ne reste que du sable.
Cela fait six ans qu’ils avaient abandonné les maisons. Un an a
passé depuis l’évacuation israélienne, et personne à l’Autorité
Palestinienne ni dans le monde ne songe à les aider à retaper
leurs maisons.
Tout
de suite après l’évacuation israélienne, Moussa et Youssef
sont revenus ici, quand ils ont cessé de pouvoir payer le loyer
de l’appartement qu’ils louaient, en remplacement, à Rafah.
Depuis, ils sont ici, dans une ruine d’appartement. Nous montons
sur le toit de l’immeuble pour avoir une meilleure vue. Un
drapeau égyptien flotte en face : il suffirait de tendre la
main pour le toucher. La famille Kishta est partagée entre les
deux parties de Rafah mais le passage entre les deux parties de la
ville scindée est difficile aujourd’hui encore, après le départ
d’Israël. Lorsque nous avons ensuite visité le passage de
Rafah, unique issue de secours de Gaza, il était fermé et des
dizaines de familles désespérées étaient étendues sur leurs
valises, dans un champ, sous un soleil brûlant, dans l’attente
que peut-être le passage s’ouvrirait le lendemain. Personne ne
sait au juste quand il est ouvert et quand il est fermé. A Khan
Younes, pendant ce temps, des dizaines d’enfants-charretiers, se
disputent l’accès au tuyau d’eau potable pour remplir leurs
charrettes. L’eau du robinet n’est pas potable à Khan Younes.
Et à Rafah, cela fait déjà quatre jours qu’il n’y a pas
d’eau dans les robinets.
Un
vent agréable souffle de la mer. Une tente de l’armée de l’Autorité
Palestinienne est plantée dans le sable, face au mur de fer de
Philadelphie, comme la tente des réservistes dans « Givat
Halfon » [film
humoristique israélien des années 70 - NdT]. A côté de la
tente, s’ouvre un énorme cratère, conséquence de la recherche
d’un tunnel à cet endroit. La voix des enfants du Rafah égyptien
porte jusqu’ici. Le propriétaire de la maison démolie dans la
seconde rangée de maisons, Ashraf Kishta, a été tué lui aussi
par un char israélien en 2000, laissant deux orphelins. Mahmoud,
le fils âgé de huit ans de Moussa Kishta, est assis, collé à
l’ordinateur, jouant à la guerre, avec l’axe Philadelphie en
face de lui et, dans son dos, le mur criblé de trous de sa
chambre d’enfant.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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