Haaretz, 20 avril 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=707452
Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/707608.html
L’extraordinaire
histoire du maire du petit village d’Akaba, rendu invalide dans sa
jeunesse par l’armée israélienne, et qui consacre sa vie au développement
de son village. Les voisins répondent par le bruit des tirs et des
explosions.
Les
classes de l’école sont dans la cour de sa maison, le jardin
d’enfants et le dispensaire du village y sont accolés, et en face
se trouve la nouvelle mosquée avec son curieux minaret, double et
rebelle. Tout ici manifeste un soin comme vous n’en verrez pas
ailleurs en Territoires occupés. Dans la cour de la maison,
parfaitement tenue elle aussi, une maison privée qui fait aussi
office d’école et de maison du conseil, le chef du conseil du
village est assis dans son fauteuil roulant, attendant ses hôtes.
Le paysage est superbe. Au seuil de la vallée du Jourdain, au
sud-est de Jénine et au nord-est de Naplouse, s’étendent des
champs verdoyants qu’une jeep de l’armée israélienne traverse,
en ravageant les sillons labourés, pour rejoindre le camp d’entraînement
situé au bout de la vallée. Champ de tir. Dans les bâtiments en béton
construits en face du village, l’armée israélienne s’entraîne
au Combat en Terrain Bâti, ‘CTB’. Quand ce ne sont pas les
jeeps passant dans les champs de blé, ce sont les ‘CTBistes’
faisant un bruit du tonnerre et leurs explosions terrifiantes qui
remontent du camp d’entraînement. Plus d’un habitant a été
blessé ici au cours des ans par les balles perdues de l’armée
israélienne.
Il
y a quelques années, un des combats du chef du conseil a été
couronné de succès : sur ordre de la cour suprême, a été
retiré des limites du village un autre camp d’entraînement de
l’armée israélienne qui, lui aussi, troublait la vie paisible
qui se mène ici. Le maire invalide remue ciel et terre, envoie des
courriels et donne des coups de téléphone aux quatre coins du
monde, appelle le monde à l’aide pour sauver son village. Résultats
sur le terrain : le gouvernement allemand a offert un puits, le
gouvernement japonais a offert un dispensaire, les Belges ont offert
un jardin d’enfants, les Britanniques ont installé des poteaux électriques,
les Canadiens ont placé une barrière pour le jardin d’enfants et
les Américains ont construit une route. Sur tout cela pèse la
menace d’ordres de destruction émanant de l’administration
civile. Mais Sami Sadek n’est pas homme à se laisser démonter.
A
l’âge de 16 ans, il a été atteint par trois balles de l’armée
israélienne qui s’entraînait dans les champs du village, et il
est depuis lors cloué à son fauteuil roulant. Invalide de l’armée
israélienne, il ne s’est jamais marié et n’a pas fondé de
famille. L’entreprise de sa vie, c’est ce petit village, depuis
qu’il y a neuf ans, il a quitté son poste de directeur
administratif de l’hôpital de Jéricho et qu’il est devenu le
chef du conseil du village. Un petit village avec peu d’habitants :
il reste seulement 300 âmes à Akaba, après que 400 habitants en
sont partis, Israël n’autorisant ici aucune nouvelle
construction.
L’aspect
étrange du village reflète son histoire : un espace public
pimpant et soigné, à côté de cahutes et de tentes dans
lesquelles vivent la plupart des villageois, paysans propriétaires
des terres alentours, qui ne sont pas autorisés par Israël à se
construire de maisons. L’attachement à la terre prend ici un sens
particulier : il n’y a pas beaucoup de jardins d’enfants en
Israël ni de salles de classe aussi soignés que ceux que Sami
Sadek, le maçon invalide, a établis ici, à Akaba. La belle terre
d’Israël.
Au sommet du
minaret étincelant,
deux tourelles pointent vers le haut, pareilles à deux doigts
faisant le signe de la victoire. La mosquée dresse ses 42 mètres
de hauteur face à la paisible vallée. Depuis son inauguration, au
terme d’une construction financée par des dons pour un montant de
quelque 350.000 shekels [~ 60.000 €], les soldats viennent régulièrement
pour photographier ce double prodige avec leur téléphone portable
troisième génération. Souvenir d’Akaba. « Ça
dérange les soldats, ces deux doigts. Le propriétaire du terrain
m’a dit : je veux que tu construises une mosquée qui n’ait
pas sa pareille dans tout le Moyen-Orient. Les soldats prennent des
photos et me demandent pourquoi j’ai fait ça comme ça. Ils
pensent que c’est à cause de la victoire, parce que l’armée
israélienne a dû quitter le poste avancé ». Quand Sami
Sadek a, pour la première fois, allumé les lumières du minaret,
lueur verdâtre qui porte au loin, deux jeeps Hummer
de l’armée israélienne ont immédiatement fait irruption.
« C’est la lumière
qui émane du village d’Akaba », a soufflé, poétiquement,
le chef du conseil à l’oreille des soldats.
L’armée
israélienne a déclaré la guerre au petit village qui dérange ses
manœuvres. Barrages, ordres de destruction, raids nocturnes,
confiscations de cartes d’identité, arrestations, expulsions.
Sami Sadek ne panique pas. Parlant l’hébreu, souriant,
accueillant, d’un optimisme incurable, il a aussitôt produit une
brochure toute en couleurs pour dire au monde, en deux langues, le
danger qui plane sur son village et les épreuves qu’endurent ses
habitants. En illustrations à la brochure : la photo des
ordres de destruction à l’encontre des bâtiments publics qu’il
a construit.
Dans
la cour bétonnée de sa maison – où il est assisté de sa mère
âgée et de sa sœur avec ses enfants ; et d’ailleurs tous
les enfants du village conduisent avec dextérité son fauteuil
roulant dans la pente des rues – il déroule son extraordinaire
histoire. « Je suis né
ici. J’ai été blessé ici », dit-il simplement. La
cinquantaine, c’est en 1971 que les balles lui ont paralysé la
moitié inférieure du corps et il est depuis lors dans un fauteuil
roulant. « Deux balles
ont été retirées à Afoula (à l’hôpital) et une est restée,
près du cœur », dit-il, détaillant son parcours médical.
Au fil des ans, des dizaines d’habitants ont été blessés dans
le village par des balles perdues de l’armée israélienne. Huit
ont été tués. En 2000, un « poste avancé » de l’armée, comme il dit, a été retiré
d’ici sur ordre de la cour suprême. Il reste un barrage
permanent, le barrage de Tayasir, au bout de la route qui descend
vers la vallée, et le camp d’entraînement en terrain bâti, qui
lui se trouve face au village.
Akaba
est coupé de la vallée du Jourdain. Ni entrée ni sortie, par
l’est. A l’ouest, la route de Jénine était ouverte cette
semaine, quand nous y sommes passés à la mi-journée, mais elle était
coupée, quelques heures plus tard, par un barrage placé à
l’impromptu à hauteur de Zababdeh et une interminable caravane de
camions et de voitures y était à l’arrêt, dans la direction de
l’est. La routine. A quelle fin a-t-on besoin de dresser un
barrage sur une route qui mène à l’est, sur un bout de terre où
il n’y a pas même de colonies, et alors qu’il y a encore un
barrage permanent à peine quelques kilomètres plus loin ?
Personne ne pose la question, personne ne répond.
Sami
Sadek est convaincu qu’Israël veut en arriver à expulser de
leurs terres tous les habitants du village. « Allez
à Tayasir. Là-bas vous disposerez de tous les services »,
lui a un jour dit le gouverneur militaire, en pointant le doigt vers
le village voisin. En octobre 2003, l’armée israélienne a démoli
plusieurs constructions dans le village dont un réservoir d’eau.
« Ils veulent sans arrêt
nous mettre sous pression pour nous faire quitter le village. Les
gens d’ici sont tranquilles, ils ne font pas de problèmes. Les
soldats, eux, en font. Il y a quelques années, une jeep est tombée
dans l’oued et les habitants ont aidé les soldats à la dégager.
Au lieu de dire merci, les soldats ont dit : partez d’ici, et
quelques jours plus tard, ils nous ont donné un document pour la
destruction du dispensaire ».
Sami
Sadek ne s’est pas laissé effaroucher par l’ordre de
destruction du dispensaire et s’est empressé, comme à son
habitude, de s’adresser au monde entier. Il a écrit aux députés
Yossi Sarid et Issam Makhoul, téléphoné au consul de
Grande-Bretagne dont le gouvernement avait aidé à l’édification
du dispensaire : « Le
Ministre britannique des Affaires étrangères a téléphoné en
Israël et a dit qu’il était interdit de démolir le dispensaire ».
Le dispensaire a été sauvé. Jusqu’à présent.
Dans
la cour de sa maison, Sami Sadek a un téléphone sans fil ; la
table dans le jardin, c’est son bureau, vide de tout document :
c’est le Bureau du Chef du Conseil. Au fond de la cour, il y a une
ruche dont le chef du conseil tire un peu de miel. Ses habitants
cultivent sur leurs propres terres – enregistrées, dit-il, au
Tabou – du blé, des amandes, des olives, des oignons et du
basilic : les plantations non irriguées d’Akaba. Une partie
des habitants gardent aussi des moutons et des chèvres. « Une
fois ils disent ‘zone de tir’, une autre fois ‘zone
agricole’, et ils ne nous laissent rien construire ».
Les
habitants ont peur de se bâtir des maisons, mais Sami Sadek ne
cesse de construire des bâtiments publics avec des contributions
internationales, et dans l’espoir que le monde des donateurs empêchera
leur destruction. La mondialisation version Akaba : « Nous
avons un jardin d’enfants avec une centaine d’enfants. Ils
veulent le démolir, mais des gens nous ont aidé, d’Amérique :
ils sont allés dire au Congrès qu’ils nous avaient construit un
jardin d’enfants et que les soldats voulaient le détruire ».
Il
y a quelques mois, des soldats ont arrêté Mohamed Dabek, un jeune
pasteur du village, âgé de 16 ans, et ils lui ont confisqué son bétail.
Sami Sadek s’est adressé à l’Association [israélienne] pour
les Droits du Citoyen et le jeune garçon a été libéré. A cause
du barrage établi sur la route, cela fait six ans que Sami Sadek ne
s’est plus rendu à Jéricho, la ville où il a travaillé pendant
30 ans. Ce sont des médecins venant de Jénine et de Toubas qui
constituent le personnel du dispensaire. Le médecin du village, le
docteur Navham Wahadan, est mort il y a peu.
80
enfants fréquentent l’école, garçons et filles ensemble, de la
classe de première à la huitième. Plusieurs classes se tiennent
dans la cour de sa maison du fait que l’administration civile
n’a pas accepté la création d’une école pour les enfants du
village. Les enfants en âge du lycée vont à l’école à Toubas.
Récemment, Sami Sadek a demandé à l’Autorité palestinienne un
autobus pour le transport des élèves, le minibus du village n’étant
pas assez grand pour transporter tout le monde. Sa demande n’a pas
encore été agréée et il y a maintenant en Palestine un
gouvernement à la fois nouveau et pauvre, et les chances de voir un
autobus à Akaba se sont fortement réduites.
Un vent agréable
remonte de la vallée,
une pergola en bois offre son ombre au chef du conseil. Il s’est
rendu à Naplouse la semaine passée et a été retenu trois heures
et demie au barrage. « Je
dis au soldat : je suis invalide. Je ne peux pas rester assis
pendant trois heures dans la voiture. Le soldat m’a répondu :
"ça ne m’intéresse pas". C’est comme ça qu’on
parle à un invalide. » La route qui a été asphaltée
dernièrement au milieu du village, grâce à la contribution de
l’organisation américaine d’assistance, USAID, l’armée israélienne
n’a pas autorisé son achèvement jusqu’à l’extérieur du
village. Un chemin de gravier en piètre état conduit donc au
village pour se métamorphoser tout à coup en une route neuve.
« J’ai
dit au gouverneur : nous voulons asphalter. Il m’a dit :
"Interdit. C’est une zone de tirs." J’ai demandé au
gouverneur : en quoi la route vous dérange-t-elle ? et le
dispensaire ? la mosquée ? le jardin d’enfants ?
En quoi dérangent-ils l’Etat d’Israël ? Un danger pour
l’Etat ? Pourquoi ne voulez-vous pas que les gens vivent en
paix ? Il m’a dit : "Moi, je suis tout petit. Il y
a le Ministre de la Défense". »
La
prochaine menace qui pèse sur Akaba, c’est celle de la clôture
de séparation de la Vallée. Si la clôture est érigée à
l’ouest du village, Akaba pourrait se retrouver totalement coupé
de tout ce qui l’entoure, comme une enclave-prison. Personne dans
le village ne sait où passera la clôture : pourquoi prendre
la peine de mettre les gens au courant du sort qui leur est réservé
ainsi qu’à leurs terres ? Mais entre-temps, les géomètres
sont déjà venus sur les terres du village, laissant leurs marques,
semant une nouvelle menace.
« Il
s’agit d’une ruine située sur une zone de tirs. Il y en a
beaucoup de semblables. » Le porte-parole de
l’administration civile, Adam Avidan, prend soin d’appeler le
village « Khirbat [ruine]
Akaba ». L’ancien village a-t-il été fondé après que ses
terres aient été déclarées zones de tirs ? Qui était là
avant qui, ceux qui s’entraînent au combat en terrain bâti ou
les paysans labourant leurs terres ? Quelle est la solution
pour les habitants du village dont toutes les demandes de permis de
bâtir sont rejetées ? Adam Avidan, porte-parole :
« Depuis 1997 et
jusqu’aujourd’hui, la construction qui se fait à Khirbat Akaba
ne s’accompagne d’aucun permis de bâtir ni des autorisations
exigées par la loi. Même quand la cour suprême a rejeté la requête
des villageois demandant l’approbation de la construction dans le
village, la construction illégale s’est poursuivie. L’unité
d’inspection de l’administration civile effectue des contrôles
et prend des mesures coercitives, y compris les injonctions à arrêter
les travaux et les ordres de destruction visant les bâtiments
construits en dehors de la loi. »
Les enfants
poussent dans les rues du village le fauteuil roulant
du chef du conseil qui nous présente ses réalisations. Mashallah,
est-il écrit sur un écriteau à côté du jardin d’enfants
qu’on appelle « le
jardin de la justice ». Sur les murs d’un blanc éclatant
sont dessinés des canards et des roses. Un minuscule terrain de
football, plus petit qu’un terrain de football en salle, mais très
soigné. Cela aussi, Sami Sadek l’a construit dans la cour de sa
maison. Sur un mur du tout petit dispensaire, on a pris la peine
d’écrire en hébreu mais avec une faute d’orthographe :
« Dispensaire médical
– Akaba ». Les Italiens ont aidé à transformer la dépense
de sa maison en deux salles de classe. Lorsque l’administration
civile a parlé, il y a environ un an et demi, d’expulser trois
familles du village, Sami Sadek a alerté le monde et il a reçu 409
courriels de soutien.
Sami
Sadek dit que les débuts du village remontent aux Romains.
Plusieurs des maisons de pierre du village, en ruines, semblent très
anciennes. « Notre
village est petit, mais il est beau, pas vrai ? »,
interroge-t-il sans cesse, en souriant timidement. Devant la cour
suprême, l’armée israélienne s’est engagée à ce que ses
soldats n’aillent pas sur les terres semées, nous raconte Sami
Sadek juste au moment où, alors que nous sommes sur le toit du
jardin d’enfants à regarder les champs verdoyants dans la vallée,
une autre jeep de l’armée de défense leur passe à travers, écrasant
les sillons labourés.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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