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On ne pose plus de questions
Gideon
Lévy
Haaretz, 18
juin 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=728072
Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/pages/ShArt.jhtml?itemNo=727935
Nous
avons cessé de poser des questions. La presse, dont c’est la
fonction, n’en pose quasiment plus ; le Parlement ne pose
pas de questions ; le conseiller juridique du gouvernement ne
pose pas de questions ; la Cour suprême ne pose pas de
questions ; les enseignants, les médecins, les étudiants,
les intellectuels ne posent pour ainsi dire pas de questions ;
les chefs de l’armée israélienne et des services de sécurité
ne posent évidemment plus de questions. Il n’est pas de signe
plus clair de la maladie d’une société que le fait qu’elle a
renoncé à poser des questions.
Même
une semaine sanglante comme la semaine dernière au cours de
laquelle 14 civils innocents ont été tués, c’est à peine si
des questions ont été soulevées, et bien sûr pas les vraies
questions. On a demandé d’une voix faible pourquoi il fallait
lancer des missiles sur une voiture roulant au cœur de Gaza et
pourquoi il fallait lancer un deuxième missile alors qu’il était
clair que des civils innocents se seraient rassemblés autour du véhicule.
Mais personne n’a demandé la différence qu’il y avait entre
un tir de missiles au cœur d’une ville et l’attaque
terroriste d’un attentat-suicide au cœur d’une autre ville.
On a demandé qui avait tué les membres de la famille Ghalia sur
la plage et ce qu’Israël devait faire face aux tirs de
roquettes Qassam, mais seules quelques voix isolées ont demandé
ce qu’Israël ne devait pas faire, sous aucune condition, et ce
qui se passerait si, Dieu nous préserve, les missiles Grad présents
dans la voiture explosaient au milieu d’une rue bondée. Il
n’est bien entendu venu à l’idée de personne de demander au
commandant de la force aérienne ou au chef d’état-major
s’ils ne devaient pas assumer la responsabilité de ces inutiles
massacres de civils.
Et
on n’a pas demandé ce qui est arrivé au débat qui s’est
malgré tout déroulé ici pendant un moment, à propos de la
politique même des assassinats, sur sa légalité et sa moralité,
pas même sur son bon sens ou son utilité. Quelqu'un a-t-il pris
en compte les effusions de sang entraînées par la réaction à
cette politique ? On a demandé qui avait commencé le cycle
sanglant d’aujourd’hui et on a répondu en chœur : les
Palestiniens. Ils ont tiré les premiers. Mais personne ne s’est
aventuré à demander : pourquoi tirent-ils ? Sont-ils nés
pour tuer, pour lancer des roquettes Qassam ? Cela leur
procure-t-il du plaisir ? Qu’est-ce qui les motive en réalité ?
Le cycle des violences a-t-il vraiment commencé cette fois avec
les roquettes Qassam, à moins que ce ne soit avec les conditions
de vie inhumaines, avec le boycott imposé par Israël à l’Autorité
Palestinienne et cet intolérable siège ? Nous les avons
emprisonnés dans Gaza, nous les avons privés de l’aide économique
internationale. Ils tirent pour essayer de se libérer de notre
joug pesant, il n’est pas de combat plus juste. Nous ne
demandons même pas pourquoi. On a seulement le courage de clamer
que « ce sont eux qui
ont commencé ».
Et
pourquoi Israël a-t-il repoussé pendant de longs mois la main de
Mahmoud Abbas ? Voyez : même ici, on convient qu’il
aspire au moins à la paix. Et pourquoi n’avons-nous pas écouté
les nouvelles voix qui se sont fait entendre au sein du Hamas ?
Que se serait-il passé si le chef du gouvernement avait invité
son homologue, Ismail Haniyeh, à le rencontrer le lendemain de
son élection survenue au terme d’un processus démocratique ?
Le danger qui eût alors plané sur Israël était-il plus grand
que la menace des roquettes Qassam et des attentats en préparation ?
La mort que nous avons semée a également ruiné la lettre des
prisonniers qui était censée encourager Israël. Avec sa
campagne d’assassinats et de bombardements massifs, Israël a
rendu plus ardue pour Abbas la tâche d’organiser le référendum
dont les résultats étaient susceptibles de donner un coup de
pouce à la paix. Quelqu'un a-t-il demandé récemment pourquoi le
« passage sécurisé »
n’avait pas été ouvert comme nous nous y étions engagés et
pourquoi des prisonniers n’ont pas été libérés, à commencer
par Marwan Barghouti ?
En
dépit de l’arrogance et de l’autosatisfaction qu’il
manifeste, le Premier Ministre, Ehoud Olmert, revient les mains
vides d’une infructueuse série de visites dans diverses
capitales, et il n’y a plus qu’en Israël qu’on trouve des
gens pour croire que son plan de « convergence »
fera avancer la paix ou la fin de l’occupation. On ne se demande
pas pourquoi nous devons aller dans une direction à laquelle le
monde entier, de Washington à Ramallah, s’oppose. On dit au
peuple et au monde qu’Israël accordera un an aux négociations
politiques et nul n’exige de savoir pourquoi diable cette
tentative n’a pas déjà débuté.
Israël
attend, muet et indifférent. Tout signe annonciateur de bonnes
nouvelles en provenance du camp palestinien se heurte immédiatement
à une nouvelle action militaire destructrice. Nous poussons le
Hamas, ce qui s’appelle vraiment pousser, à retourner au cycle
du terrorisme, comme l’a aussi reconnu un officier supérieur de
l’armée israélienne qui a évidemment souhaité garder
l’anonymat. Il y a à Gaza un Premier Ministre qui s’est dit
prêt à parvenir à un accord avec Israël dans les frontières
de 67, déclaration de grande portée de son point de vue, et Israël
menace d’attenter à sa vie. Il y a à Ramallah le dirigeant
palestinien le plus modéré qui soit, et Israël fait plus ou
moins comme s’il n’existait pas. Le monde arabe a pris, il y a
quatre ans, une décision courageuse dans le sens d’une
normalisation avec Israël, dans le cadre du plan saoudien, mais
rien de cela n’a eu droit fût-ce à une discussion ou à une réponse
sérieuse.
Sans
questions, Israël s’effondre moralement. Des réfugiés
africains pourrissent en prison, une compagnie d’aviation
voulait ne transporter que des Juifs, et dans notre arrière-cour,
tout un peuple gémit sous la botte israélienne qui se fait,
d’année en année, plus cruelle et plus brutale. Et par-dessus
tout cela, plane, dans toute son intensité, cette question :
voulons-nous réellement la paix ? Voulons-nous réellement
vivre dans un Etat juste et estimé ? Ou bien la triste vérité
est-elle que l’insatiable appétit de territoires et l’envie
de pouvoir nous ont aveuglés et assourdis au point que nous ne
sommes plus même en mesure de poser de questions ?
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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