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Grave mais stable
Gideon Lévy


Haaretz, 12 janvier 2006

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=669505
Version anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/669646.html

Le camp de réfugiés de Jénine prend congé d’Ariel Sharon : la mère en deuil, l’homme recherché, et le père d’un enfant hospitalisé, blessé à la tête par une balle de l’armée israélienne mettent en lumière des traits du personnage

Dans le camp de réfugiés de Jénine, nous avons rencontré, cette semaine, plusieurs personnes qui priaient pour qu’Ariel Sharon ne meure pas : quelques-unes d’entre elles lui souhaitaient une mort dans de plus grandes souffrances, d’autres espéraient qu’il se rétablisse et qu’il ait l’occasion de comparaître devant un tribunal sous l’accusation de crimes de guerre. Quelques-uns gardent à son sujet le souvenir de Sabra et Chatila, d’autres se sont rappelés, cette semaine, de Qibya et la plupart n’ont pas oublié « Rempart de Protection », la destruction semée dans le camp et les 52 Palestiniens tués lors de l’incursion. Mais plus que tout, cette semaine dans le camp de réfugiés de Jénine, nous avons rencontré des gens indifférents, sans haine ni colère, ni joyeux ni tristes, ne priant pas ni n’attendant rien – désespérés. Sharon vivant ou mort, celui qui est venu avant lui et celui qui viendra après lui, c’est du pareil au même pour les réfugiés de ce camp qui, en près de 60 ans, n’ont pas vu un jour de paix.

L’armée israélienne est une fois encore revenue dans le camp, cette semaine, à la poursuite de deux membres du Jihad Islamique recherchés, jour après jour, nuit après nuit. Les hommes armés sont entrés dans la clandestinité. Cela faisait longtemps que nous ne les avions pas vus parcourir les rues avec leurs fusils. Les enfants lançaient des pierres sur les jeeps, les ménagères s’occupaient des maigres préparatifs de la Fête du Sacrifice, la plus sacrée des fêtes musulmanes, qui tombait cette semaine.

Une quinzaine d’enfants et de jeunes gens ont été blessés ces derniers jours. Parmi eux, Ayd al-Amr, un enfant de 9 ans, touché d’une balle à la tête le lendemain de l’hospitalisation du Premier Ministre pour son hémorragie cérébrale. Ayd se remet maintenant de sa blessure à l’hôpital Rambam de Haïfa. Son père ne peut pas lui rendre visite. Seul son grand-père de 70 ans est à son chevet. Mais même le sort de cet enfant, Ayd, n’a pas occupé outre mesure les habitants du camp, habitués qu’ils sont à ce que des enfants soient blessés et tués. Un autre enfant, Tariq Zeidan, 10 ans, est à l’hôpital Rafidia de Naplouse, lui aussi avec une balle dans la tête, lui aussi fait partie du bilan de ces derniers jours. Le voisin d’Ayd et de Tariq, Mohamed Kassem, 12 ans, s’est remis de sa blessure à la jambe provoquée par un chien « tsahalien » de l’unité « Dard » qui l’avait, il y a environ un mois, traîné entre ses dents, ici, dans la cage d’escalier de sa maison, depuis le premier étage jusqu’aux soldats dans la rue – le chien l’avait pris par erreur pour l’homme recherché qu’il avait reçu l’ordre de pister. Mohamed, plutôt fluet, marche en boitant, dispense ses sourires charmants, pendant que sa mère lave leur pauvre maison à l’approche de la fête. Le poste de télévision est éteint. Personne ne regarde les émissions en direct de l’hôpital Hadassah.

Jeudi dernier, Ayd al-Amr est rentré tôt chez lui de l’école. C’était le dernier jour d’examens avant les congés de la fête. A midi, les jeeps ont fait leur réapparition. Les enfants leur ont lancé des pierres et un soldat a tiré une balle en caoutchouc, d’une courte distance, à la tête d’Ayd. Le père a emmené son enfant inconscient à l’hôpital situé à la limite du camp. De là, il a été transféré à l’hôpital « HaEmek » d’Afoula puis de là à l’hôpital Rambam de Haïfa. Le directeur adjoint de Rambam, le docteur Zvi Ben Ishai, a fait savoir cette semaine que l’enfant était arrivé inconscient à l’hôpital et sous assistance respiratoire, avec une blessure à la tête due à une balle en caoutchouc qui a causé une fracture du crâne, mais son état s’est amélioré et, au milieu de la semaine, on envisageait de lui faire quitter son lit.

Son père, Mouayad, était assis chez lui, dans le camp, tête basse, soucieux, le cœur évidemment beaucoup plus occupé de son fils blessé que de la maladie de Sharon. Avec un passé dans les prisons israéliennes, il n’a pas même pris la peine d’adresser une demande d’autorisation à entrer en Israël pour être avec son enfant à Rambam, sachant qu’il n’y a aucun espoir que sa demande soit acceptée. Son frère, Ziyad al-Amr, était commandant dans les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa jusqu’à ce qu’il ait été tué. Mouayad al-Amr, père du jeune Ayd blessé : « Sharon  ne m’intéresse pas. Sharon ou Mofaz, c’est tout pareil. C’est Barak, du Parti Travailliste, qui a commencé avec les assassinats d’enfants ».

Le successeur de Ziyad al-Amr au poste de commandant des Brigades, son cousin Zakariya Zubeidi, se cachait, lui aussi, cette semaine à cause de la présence des soldats dans le camp. Depuis sa cachette, Zakariya Zubeidi nous a fait un portrait du personnage d’Ariel Sharon tel que se le figure un commandant des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa à Jénine :

« Depuis le jour où il est entré dans l’armée d’occupation jusqu’au jour où il est entré à l’hôpital, il n’a pas fait une seule bonne chose pour le peuple palestinien. Sharon est un criminel pour le peuple palestinien. Depuis le jour où il est entré dans l’armée d’occupation jusqu’au jour où il est entré à l’hôpital, il n’a pas été, même une minute, un homme de paix. Le souvenir  de Sharon qu’a le peuple palestinien commence à Sabra et Chatila et s’achève au camp de Jénine. Nous disons parfois qu’Yitzhak Rabin, c’était la même chose, que lui aussi a passé l’essentiel de sa vie dans l’armée d’occupation, mais au moins, il a fait quelque chose à la fin. Pas Sharon, même pas à la fin. C’est la différence entre lui et Rabin.

« Mais moi, Zakariya Zubeidi, comme être humain et comme commandant, je dis que c’est un bon chef pour l’occupation. Pas un bon chef pour le peuple israélien, pas un bon chef pour le peuple juif, mais un bon chef pour l’occupation. Un leader fort pour l’occupation. Et nous, le peuple palestinien, nous ne serons pas affligé par la mort de cet homme. Nous aurions voulu qu’il comparaisse devant un tribunal et qu’il soit jugé pour le sang du peuple palestinien qu’il a versé, mais sa situation s’achève comme ça pour lui.

« Le désengagement n’était dirigé ni vers le peuple palestinien, ni vers la paix. Il voulait seulement se débarrasser d’un million et demi de Palestiniens, et il s’est débarrassé d’eux. Aucune pensée de paix, tout ce qu’il voulait c’était se débarrasser d’un million et demi de Palestiniens. Comme militaire, c’était un bon chef. Un commandant. Au moment de la guerre à Jénine (« Muraille de Protection »), quand il a senti que son armée israélienne à lui et ses soldats à lui avaient perdu la guerre, il est venu à Jénine et a conduit la guerre d’ici » (Sharon a effectivement visité les abords de Jénine le 10 avril 2002 et y a rencontré les forces armées). « Il était avec son armée israélienne comme un bon commandant, un bon commandant d’occupation.

« Jusqu’à l’hôpital, et jusqu’à ce qu’il ait sa première attaque, jamais il n’a changé. Quand il est sorti de l’hôpital, entre la première et la deuxième fois, il a donné ordre de boucler le territoire de Gaza et de bombarder. Même depuis l’hôpital, il donnait des ordres pour semer la mort dans le peuple palestinien. Je dis aux gens qui veulent contacter le gouvernement ou l’hôpital pour s’inquiéter de son état : cet homme-là a beaucoup tué. Les gens de l’Autorité Palestinienne qui disent se préoccuper de lui, ne se préoccupent pas de lui mais de la politique américaine. Ce sont des traîtres. Tous ceux qui regrettent Sharon et se soucient de Sharon – Abou Mazen ou tous les autres – trahissent le sang qui a été versé depuis 40 ans. Un homme pareil, il est interdit de le regretter. Nous disons : un des plus grands leaders d’occupation, un des plus grands terroristes au monde, s’en est allé.

« J’espère que quand Sharon mourra, les gens de gauche et de paix, en Israël, se lèveront et auront le pouvoir. Des élections chez nous ? Elles n’auront pas lieu, à cause de la situation sécuritaire dans laquelle nous vivons actuellement dans le camp. Quinze enfants ont été blessés et un est sur le point de mourir. Si la situation ne s’améliore pas sur le plan de la sécurité, il n’y aura pas d’élections. Aujourd’hui, nous avons demandé aux Européens (les observateurs internationaux pour les élections) de partir d’ici. Qu’ils aillent dire à leurs gouvernements que des élections ne peuvent se dérouler que dans un endroit en paix, sans armée israélienne ni occupation. »

Un homme recherché de moins dans le camp : il y a quelques jours est mort Jihad Zubeidi, 37 ans, père de cinq enfants. Compagnon de route et garde du corps fidèle de Zakariya Zubeidi, il était considéré comme le meilleur parmi ceux qui protègent les hommes recherchés. On dit de lui qu’il ne fermait pas l’œil la nuit, qu’il était le premier à lancer l’alerte à l’arrivée des soldats et le premier à leur tirer dessus quand ils approchaient. Il a développé une maladie pulmonaire, peut-être à cause de ses conditions de vie au cours des dernières années de clandestinité, et il est mort, peut-être à cause des mauvaises conditions de traitement dans l’hôpital situé à côté du camp. Sa photo est maintenant affichée dans les rues du camp à côté des nombreuses affiches électorales à commencer par celles du candidat Yasser Arafat, défunt mais présent sur énormément de photos à Jénine.

Des traits du personnage de Sharon étaient évoqués aussi, cette semaine, dans la famille Abou Khattab, toujours dans le camp. Le père de famille, Abdel Nasser Abou Khattab avait 38 ans quand il a été tué sous les tirs des soldats pendant « Muraille de Protection ». Les membres de la famille racontent qu’il avait été frappé d’une maladie mentale quelques années plus tôt, après s’être empêtré dans des dettes avec son magasin de matériaux de construction dès lors que plus personne ne construisait plus rien dans le camp. Abou Khattab a sombré dans la dépression, il restait assis, abattu, dans un coin de sa chambre, il se taisait et fumait, il se taisait et fumait, peut-être cinq paquets par jour.

Lorsque l’armée israélienne a envahi le camp et que son cousin a été blessé, chez lui, par les tirs, la famille a décidé d’évacuer la maison et de se sauver. Tous les membres de la famille, dont sa mère, son épouse et ses trois enfants, sont partis. Seul Abdel Nasser, qui avait reçu le nom du président égyptien vénéré ici, n’a pas été d’accord d’évacuer. C’est ainsi qu’il est demeuré seul à la maison, se consumant en cigarettes : un jour plus tard, il était tué par les balles de soldats entrés chez lui. C’est son jeune fils qui a découvert son cadavre le lendemain de sa mort, rejeté dans un coin de cette pièce où nous sommes maintenant assis.

Karima, la mère d’Abdel Nasser, ne s’émeut pas de la maladie de Sharon. En réalité, elle ne s’émeut plus de rien. A 65 ans, elle a déjà tout vu, son fils tué, son petit-fils Mahmoud blessé alors qu’il avait 12 ans. Cela s’est passé il y a un an environ, la veille de la fête précédente. Mahmoud portait un fusil en plastique et des soldats ont tiré sur lui, trois balles, dans le ventre, à la main et dans la jambe. Mahmoud s’est rétabli depuis lors. Il joue maintenant à l’ordinateur dans le club Internet du camp. Karima : « Tout vient de Dieu. Nous mourrons tous finalement, même Sharon. S’il meurt, quelqu'un d’autre viendra : pourquoi s’exciter ? Il nous a massacrés et nous, nous demanderons à Dieu que les chefs d’Etats arabes meurent eux aussi. Eux non plus n’ont pas pensé aux gens qui vivent ici. Qu’on se réjouisse ou pas, vous voyez combien la vie est dure pour le peuple palestinien. Tout est entre les mains de Dieu. »

Dehors, la pluie bat plus fort, lavant les rues du camp qui, depuis que « Muraille de Protection » y avait semé la destruction, ont été remarquablement réparées grâce aux dons d’un prince des Emirats du Golfe lui aussi décédé depuis. Karima poursuit : « Vous croyez que celui qui viendra après Sharon sera meilleur ? Sharon, Mofaz, tous du pareil au même. Nous mourrons tous et après nous, il ne restera que Dieu et le bien que nous aurons fait. Mais Sharon ne laissera rien de bon derrière lui. Le mal qu’il a fait, nous ne l’oublierons pas. » Que diriez-vous à Sharon si vous en aviez la possibilité ? « Il ne se relèvera plus. Mais même avant, est-ce que j’aurais pu parler à Sharon ? Au soldat, je ne peux pas parler. »

Sayad Abou Khattab, jeune garçon de 15 ans, se souvient de son père tué et laissé là. « Que Sharon aille au diable. Maintenant qu’il a tué mon père, comment est-ce que je pourrais l’aimer ? » L’impact des balles est encore visible dans les volets. Le frère du défunt, Ali, dit que Sharon est un criminel de guerre. Sa mère s’alarme et tente d’adoucir : « Tout ça, c’est dit comme ça ». Ali : « Mon frère était mentalement malade. Il ne pouvait faire de mal à personne. Alors pourquoi l’ont-ils tué ? Dans la Torah comme dans le Coran, il est écrit de ne pas tuer des vieillards, des malades, et de ne pas arracher des arbres. Les soldats ne viennent pas comme ça. Sharon leur dit de venir. Ils n’ont pas fait ça sans l’ordre de Sharon. Mais bien que Sharon ait fait ce qu’il a fait, Peres et Barak ne sont pas meilleurs. Et celui qui viendra après Sharon ne sera pas meilleur non plus. » Ehoud Olmert ? « Qui c’est ? Celui avec les lunettes ? »

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)


 Source : Michel Ghys


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