Haaretz, 11 mai 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=714407
Version
anglaise : Not
without my daughter
http://www.haaretz.com/hasen/spages/715026.html
Tous deux étaient des prisonniers libérés. Un détenu
les a présentés l’un à l’autre, ils se sont mariés et il
leur est né une fille. Maintenant, Ataf Alian, la Jeanne d’Arc
palestinienne, est à nouveau en prison, sans jugement. Avec le bébé.
Nous
nous sommes rencontrés pour la première fois à Bethlehem, à
l’hiver 1998. Ataf Alian venait alors d’être libérée d’une
détention administrative, peu de mois après avoir achevé un terme
de dix ans d’emprisonnement pour avoir préparé une voiture piégée
et pour une agression contre une gardienne de prison. Elle était
alors une héroïne locale : les 40 jours de sa grève de la
faim en prison pour protester contre sa détention sans jugement,
avaient alors mis le feu dans les Territoires. La Jeanne d’Arc
palestinienne, comme on la surnommait alors, visage voilé,
charismatique, avait déroulé son histoire, sa jeunesse communiste
puis, adulte, son activité dans le Jihad Islamique, son frère
battu à mort par des soldats en ’76 et son oncle touché par des
tirs et mourant dans les bras de son père à elle, en ’48, dans
leur village perdu de Houlda.
Dans un hébreu coulant à flot mais plutôt
estropié, sa voix aiguë passant à travers le voile, elle avait
alors parlé de son homme, le prisonnier de Jaffa, Hafez Koundous,
jugé coupable de tentative de meurtre contre un Arabe de Jaffa qui
avait vendu une terre du Waqf à des Juifs. Elle et lui se sont
rencontrés deux fois dans leur vie : une fois à leur cérémonie
de mariage qui avait eu lieu derrière les barreaux, et une fois
lorsque Koundous avait été convoqué de sa prison à Beer Sheva
pour amener sa bien-aimée à cesser sa grève de la faim.
Entre-temps, ils se criaient de l’un à l’autre, entre les
barreaux, quand ils étaient voisins de prison. Il lui a laissé en
souvenir son blouson de cuir.
Après
cela, nous nous sommes encore rencontrés à quelques occasions, une
fois dans le jardin d’enfants bien tenu qu’elle avait créé
dans la cour de sa maison à Bethlehem, le Jardin
du Jihad, et une fois à une exposition d’œuvres de
prisonniers qu’elle avait organisée dans sa ville. « Avec
l’aide de Dieu » et « grâce
à Dieu » sont fréquents dans sa bouche. En éclatant de
rire, elle m’avait promis d’enlever son voile si je l’emmenais
un jour visiter Tel Aviv. Elle portait un jeans et des bottes sous
une élégante robe violette, mariée à la révolution et à son
mari condamné à 27 ans de prison.
Les
années ont passé. Cette semaine, nous nous sommes rendus dans le
bureau de son nouveau mari, Walid Hodali, un prisonnier libéré lui
aussi, après 12 années passées dans une prison israélienne.
C’est un autre prisonnier qui les a fait se connaître à travers
des lettres qu’il envoyait à tous les deux depuis la prison et voilà
comment la roue tourne. Walid et Ataf se sont mariés il y a
deux ans environ et il y a un an et demi, alors qu’Ataf avait déjà
41 ans, ils ont eu une petite fille, Ayesha. Maintenant, Ataf est à
nouveau en prison : encore une détention administrative sans
jugement, qui a déjà été prolongée une deuxième fois. Et cette
fois, après une nouvelle grève de la faim de 16 jours, on lui a
amené aussi sa fille en bas âge.
D’un
précédent mariage, Walid Hodali a trois enfants en Jordanie,
qu’il est empêché de rencontrer, en plus d’Ataf et Ayesha
emprisonnées en Israël et qu’il n’est pas non plus autorisé
à voir. Il ne lui reste que la photo qui sert d’économiseur d’écran
à son ordinateur : Ayesha, un an et huit mois regardant
virtuellement vers son papa. Feuilleton à l’eau de rose
palestinien. La vie.
L’un à l’autre, nous nous en sommes fait la
promesse :
Walid
Hodali dit que la veille de leur mariage, ils se sont engagés
l’un envers l’autre à ne plus militer dans aucune organisation,
ni Jihad ni islamique, afin de ne plus mettre leur liberté en
danger. Le matin, il travaille dans la société de distribution
d’eau de Ramallah et l’après-midi, dans les bureaux de « Beit
al-Maqdes », une association à vocation littéraire liée
à l’Université de Bir Zeit. Du haut d’un moderne immeuble de
bureaux du centre de Ramallah, dans des murs peints d’une couleur
verdâtre, entre les bureaux d’une société d’informatique et
d’une société de courtage, l’association publie des dizaines
de livres pour enfants et pour adultes. On s’y affaire à traduire
le livre d’Idith Zertal et Akiva Eldar, « Les
seigneurs du pays ». Les murs sont couverts des livres et
des périodiques déjà publiés, tous d’une remarquable facture.
Walid
Hodali est l’auteur de sept livres déjà, principalement sur la
vie en prison. Actuellement, son projet littéraire, ce sont de
courts récits qu’il écrit au nom d’Ayesha, sa fille. Le
premier : comment c’est quand maman est arrêtée ; le
second : le regard sur maman à travers la paroi de verre, lors
de la visite en prison ; et la dernière : sur maman dont
on prolonge une fois de plus la détention. Toujours à travers le
regard observateur de la petite fille. « Je
voudrais savoir : c’est quoi ça pour une maison, sans maman ? »,
écrit-il au nom de sa fille. Il explique que ce ne sont pas des
histoires politiques.
Ramallah
est bruyant et animé comme il ne l’a plus été depuis longtemps.
Tel Aviv – Mouqata'a en une heure, sans être contrôlé à aucun
barrage. Des images de mannequins sur d’énormes panneaux
publicitaires, des embarras de circulation, des problèmes de
stationnement, des restaurants où il est impératif de réserver sa
table. Sur la tombe d’Arafat, dans la cour de la Mouqata'a, on
construit un mausolée, l’entrée est libre pour tout le monde,
sans qu’il y ait de contrôle. En attendant la fin des travaux du
mausolée, il y a un échafaudage au-dessus de la tombe qui n’est
qu’un sol en béton. Il faut demander aux ouvriers qui travaillent
sur l’échafaudage où se trouve la tombe pour situer l’endroit
où repose le père fondateur.
Les
années 1990-2002, Walid Hodali les a passées dans une prison israélienne,
pour atteintes à la sécurité pendant la première Intifada. 46
ans, originaire du camp de Jilazoun, il a étudié les mathématiques
à Ramallah. En prison, il a élargi ses connaissances par l’étude
de la littérature arabe. C’est là aussi qu’il a écrit ses
livres. Son fils est mort de maladie, à l’âge de 14 ans, alors
que lui-même était en prison et il n’a pas été autorisé à
sortir pour aller à l’enterrement. Trois autres enfants à lui
vivent avec leur mère en Jordanie et ils ne sont pas autorisés à
venir dans les Territoires. Il n’est pas autorisé à sortir pour
se rendre en Jordanie sauf s’il s’engage à ne pas revenir. Il
ne lui reste que le téléphone et l’Internet. Cela fait six ans
qu’il n’a pas vu ses grands enfants, depuis leur seule et unique
visite à la prison d’Ashkelon. Autrefois, il était Fatah, puis
il s’est rapproché du mouvement islamique, mais il dit
n’appartenir à aucune organisation : le matin, l’eau et
l’après-midi, la littérature. « On
peut agir pour son peuple même sans mettre sa vie en danger. Ataf
et moi, nous nous sommes promis de ne pas reprendre d’activités
pouvant nous reconduire en prison. Pourquoi ? Parce que je hais
la prison, une haine puissante. »
La
renommée d’Ataf s’est diffusée en Cisjordanie et est arrivée
aussi jusqu’à Walid. Chez cet homme doux et discret, un sourire
embarrassé apparaît sur ses lèvres, quand il s’entend
interroger sur les circonstances de son rendez-vous arrangé avec
Ataf qu’il ne connaissait pas. Ce n’est pas tout à fait vrai :
Ataf l’avait vu à la télévision et il l’avait vue, voilée,
à la télévision. Un prisonnier et ami commun, Nidal Zaloum,
convaincu qu’ils se convenaient bien, les a pressés de se marier.
Le marieur emprisonné envoyait des lettres à elle et à lui ;
tout le reste est déjà presque de l’histoire. Walid a téléphoné
quelques fois à Ataf, trois ou quatre brèves conversations et le
voilà amoureux. Puis Ataf a encore une fois été emprisonnée
pendant un an et l’amour a été contraint d’attendre. A sa libération,
il y a deux ans et demi par là, il lui a téléphoné pour la féliciter.
Puis il a rassemblé son courage et s’est rendu chez elle, pour
lui demander sa main. Deux ans plus tôt, Ataf s’était séparée
de Hafez Koundous. Walid soutient qu’ils n’étaient que fiancés
et pas mariés.
La famille d’Ataf consent au mariage
Deux
jours plus tard, ils se mariaient et emménageaient chez lui à
Ramallah. Ataf a ouvert un cybercafé au centre de la ville, réservé
aux femmes. Elle porte encore le voile. Walid est contre. Pour lui,
il suffit à une femme musulmane de se couvrir les cheveux et le
cou, mais il respecte la décision de son épouse. En ’78, Ataf
m’avait dit : « J’aime
beaucoup le voile depuis l’âge de 18 ans, mais je ne pouvais pas
le porter. A l’époque, porter des vêtements religieux à
Bethlehem, c’était quelque chose de bizarre. On était loin de la
religion, ici. Les gens demandaient ‘pourquoi t’habilles-tu
comme ça ?’ et je ne voulais pas me battre pour ces choses
avant l’heure. Je ne pouvais pas porter le voile mais il était
dans mon cœur, et quand j’ai senti que le moment était venu de
le porter, je l’ai mis. C’était en prison, vers ’89-’90, et
depuis lors, je suis avec ça ».
Le
29 septembre 2005, Ayesha est née. Son père dit que sa vie est
divisée entre ce qu’il y avait avant le 29 septembre et ce qui
vient après. Chacun son mois de septembre. Ataf emmenait chaque
jour Ayesha à son travail au cybercafé. De temps en temps,
celle-ci tirait sur son voile et le lui enlevait un instant. Lui qui
écrit, elle qui gère un cybercafé, la naissance d’Ayesha :
la vie leur souriait un instant. Un court instant.
La
nuit du 21 décembre 2005, à deux heures, des soldats ont encerclé
la maison. Walid pensait que la porte allait sortir de ses gonds
sous les coups des soldats. Il était convaincu qu’ils venaient le
chercher, lui. Il explique que tous ceux qui ont passé de longues
années en prison en font des cauchemars. Aussi bien lui qu’Ataf
en sont terrorisés. Des dizaines de soldates et de soldats sont
entrés dans la maison. En voyant des soldates, il a compris qu’on
venait la chercher elle, pas lui. « Nous
blaguions souvent sur le fait que s’ils venaient m’arrêter,
nous dirions aux soldats que je n’étais lié à rien et qu’ils
l’emmènent elle. Mais quand c’est vraiment arrivé, j’ai
imploré qu’ils m’arrêtent moi, cent fois moi, mais pas elle ».
Ayesha
était sortie de son sommeil. Sa maman lui a donné un dernier
baiser et a éclaté en pleurs. Ataf s’obstinait à l’emmener,
disant que la loi l’y autorisait mais les soldates et les soldats
ont refusé. C’est ainsi que la toute petite fille a été arrachée
à sa mère.
Le
lendemain, les voisines sont venues et ont proposé à Walid de
prendre Ayesha pour s’en occuper. Mais Walid tenait à élever
seul leur fille. Les deux mois qui ont suivi, Ayesha est restée
collée à son père, dans la vie et dans la littérature. En
prison, Ataf, revendiquant qu’on lui amène sa fille, s’est lancée
dans une grève de la faim. Après 16 jours, les autorités de la
prison de Neveh Tirtza ont cédé et l’avocate d’Ataf est venue
chercher Ayesha pour la mener à la prison. Walid dit qu’il aurait
préféré qu’Ayesha reste avec lui, « mais
je ne pouvais pas lui dire non. Après 16 jours de grève de la
faim, moi je serais allé lui dire non ? »
Ataf
se retrouve avec Ayesha la plupart du temps dans leur cellule.
Moments de qualité. Dans la cellule voisine, est détenue une autre
mère palestinienne avec sa petite fille en bas âge. La semaine
passée, une autre détenue palestinienne a eu un bébé : elle
a accouché à l’hôpital, menottée. Walid a essayé d’envoyer
des cassettes à sa fille mais les autorités de la prison l’en
ont empêché. Seule l’avocate est autorisée à rendre visite à
Ataf. Elle a été condamnée à six mois de détention
administrative, qui ont été ramenés à quatre mois en comparution
puis qui ont été prolongés d’encore six mois, lesquels ont eux
aussi été ramenés à quatre. Le tout sans jugement, sans acte
d’accusation, sans que personne sache au juste la nature des
accusations portées contre elle.
Pourquoi
l’ont-ils arrêtée ?
Walid
Hodali : « Ils ont
sûrement un rapport des Renseignements, inspiré par un collabo qui
reçoit de l’argent pour donner des informations sur les gens. Je
suis sûr qu’elle ne m’a rien caché et qu’elle ne militait
dans aucune organisation interdite, mais avec son passé, c’est
facile d’accuser faussement Ataf. »
Ayesha
sourit aussi depuis l’étagère de livres qui se trouve dans le
bureau de Walid. Il y a quelques semaines, quand, pour juger de la
prolongation de sa détention administrative, ils ont emmené Ataf
à la prison d’Ofer, à trois kilomètres de l’endroit où nous
sommes maintenant assis, il est devenu comme fou : « A
trois kilomètres d’ici ! Et je n’ai pu voir ni mon enfant
ni ma femme ». De conversations par téléphone, il
n’est bien entendu pas question. « Je ne peux pas comprendre comment mon enfant se retrouve maintenant en
prison. Comment elle rêve sans jardin, et comment elle se réveille
aux cris de ‘L’appel ! L’appel !’ et se retrouve
en isolement. Je ne peux pas comprendre comment elle va faire face
à cela. » Ataf et Ayesha sont censées être libérées
dans trois mois et une semaine, si on ne prolonge pas de nouveau
leur détention. Et Walid compte les jours.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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