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Dans le verger, à l’heure d’arroser
Gideon Lévy 



Haaretz, 8 juin 2006

www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=724121

Version anglaise : Deadly sights and sounds
www.haaretz.com/hasen/spages/724626.html

 

Un paysan s’en va un matin avec trois de ses fils, sur une charrette tirée par un âne, pour aller arroser ses orangers. Un obus de l’armée israélienne le fauche, sous les yeux de ses enfants. Encore un tir en « terrain ouvert » à Gaza

D’abord on entend un boum sourd : le bruit du lancement. Ensuite on voit s’élever vers le ciel le champignon de poussière : vision de l’impact. Tout de suite après, on entend le sifflement de l’obus. Et enfin le bruit puissant de l’explosion à l’impact. Ainsi, l’un après l’autre, obus après obus, d’abord l’image puis le bruit, dimanche comme les autres jours de la semaine, au nord de la Bande de Gaza, cent obus pour chaque roquette Qassam – évaluation prudente.

Les obus tombent à environ un kilomètre de nous, à l’ouest de Beit Lahiya, une distance insuffisante pour vous laisser indifférent. Toutes les quelques minutes, un obus. Ils tombent entre les vergers et les maisons, en « terrains ouverts » où des gens –  par pure malice – circulent aussi. Tous les quelques jours, quelqu'un est tué là. Une fois c’est un homme de 67 ans, gardien de chameaux, une autre fois un homme de 49 ans, cultivateur de pastèques, et maintenant un paysan de 43 ans. Tous laissent derrière eux une famille endeuillée, des orphelins. Omar Abou Ouardah est lui aussi parti un matin avec ses enfants pour arroser les orangers de son petit verger. La salve est arrivée au moment d’arroser le troisième oranger.

La bourgade de Jebaliya est embourbée dans la pauvreté. Les rues asphaltées au temps d’Oslo ne détournent plus l’attention de la puanteur qui flotte dans l’air. Il n’y a plus la moindre différence entre l’aspect de la ville et celui du camp de réfugiés voisin. Les grandes vacances ont débuté et avec elles, les enfants ont rejoint le cycle de l’inactivité et de la vacuité.

Omar Abou Ouardah avait dix enfants : l’aîné, Saher, a 24 ans et le petit Ahmed a quatre mois. Il a travaillé toute sa vie en Israël, dans une entreprise de rénovation d’Ashkelon, et ce n’est que ces quatre dernières années qu’il s’est retrouvé emprisonné dans sa petite ville, avec sa famille forcée de se contenter du produit du verger d’un dounam, à une demi-heure de la maison à dos d’âne, à l’ouest de Beit Lahiya, à environ un kilomètre et demi de la clôture qui emprisonne la Bande de Gaza.

Tous les vendredis, Omar se rendait tôt matin au verger, avec l’un ou l’autre de ses fils, pour s’occuper de ses Valencias. Ç’a été le cas aussi, il y a deux semaines, vendredi 26 mai. A quatre heures et demie du matin, il a réveillé les fils. D’abord Mohamed, 16 ans, puis Saïd, 14 ans, et enfin Youssef, 12 ans. Youssef dit s’être levé immédiatement. Ils ont bu du thé et mangé des pitas avec des piments rouges et du zaatar, attelé l’âne à la petite charrette devant la maison, chargé les sarcloirs et l’huile de moteur pour la pompe à eau puis ils sont partis pour le travail de leur journée.

Une demi-heure jusqu’au verger, le père à l’avant, menant la charrette, et les trois fils étendus, somnolents à l’arrière. Peu après cinq heures du matin, ils sont arrivés à destination. Ils se sont d’abord occupés de la pompe à eau et quand celle-ci s’est mise en route et que l’eau a coulé dans le canal d’irrigation, ils ont commencé à passer d’un arbre à l’autre, à approfondir les rigoles d’irrigation. C’est un vieux verger, d’une quarantaine d’années ; il a été planté par le père d’Omar, le grand-père de Youssef.

Aux alentours de sept heures la salve a commencé. Quatre obus sont tombés, l’un après l’autre. Le père a été pris de panique. Les enfants aussi. Youssef raconte maintenant tout cela avec, sur les lèvres, un sourire crispé. Le père a dit qu’il fallait fuir ; Mohamed et Saïd ont plongé à terre en ayant peur de bouger. Youssef est monté sur la charrette avec son père et tous deux se sont empressés de s’éloigner, les deux autres fils restant derrière. La poussière soulevée par les obus couvrait tout.

Ils en étaient encore à essayer de fuir quand le cinquième obus est tombé. Des éclats d’obus ont atteint la charrette et les deux qui y étaient assis. Omar a été projeté sur le siège avec un éclat logé à la taille. Youssef a été atteint d’un éclat dans le dos. Le jeune garçon de 12 ans a rapidement recouvré ses esprits. Alors que son père était plié en deux par la douleur, Youssef a attrapé la bride et pressé l’âne de galoper, pour se sauver de l’enfer et rejoindre la route principale. Son père était au fond de la charrette, perdant son sang et implorant Dieu. Youssef n’était que légèrement blessé.

Arrivé sur la route, Youssef est descendu de la charrette et s’est dépêché d’arrêter une voiture qui passait. Le conducteur et lui ont placé le père blessé dans la voiture puis ils ont roulé jusqu’au premier poste d’ambulances où le père a été transféré dans une ambulance. Youssef est resté pour garder l’âne pendant que son père était emmené à l’hôpital Al-Aouda, situé non loin de là. Un hôpital ? Plutôt un dispensaire. Pendant ce temps, Youssef est rentré à la maison avec la charrette et l’âne, et ce n’est qu’alors que ses proches se sont aperçus qu’il était blessé au dos et qu’ils l’ont conduit à l’hôpital Kamal Adouan, sorte de dispensaire lui aussi.

Quelques heures plus tard, après avoir été examiné et pansé, Youssef a pu quitter l’hôpital et c’est à ce moment-là qu’on lui a dit que son père était en salle d’opération. Il apparaissait que l’état du père ne cessait de se dégrader. A son cousin Khaled venu s’occuper de lui, Omar a encore eu le temps de dire que son ventre lui brûlait. A la radiographie, les médecins ont vu que les organes internes étaient déchiquetés. Il est encore resté conscient jusqu’à huit heures et demie puis son état s’est aggravé. Les médecins du dispensaire demeuraient impuissants. Ils l’ont transféré en salle d’opération mais n’ont réussi à rien faire. Ils ont pensé essayer de l’évacuer en Israël mais le temps était trop court pour toutes les procédures.

Vers quatre heures de l’après-midi, lorsque Youssef est rentré de la prière de l’après-midi, on lui a annoncé que son père était mort. Mohamed et Saïd étaient entre temps revenus à pied du verger.

Le porte-parole de l’armée israélienne : « Au moment dont il est question, l’armée israélienne a bien effectué des tirs d’artillerie précis en direction d’une cible inhabitée située à environ un demi kilomètre au nord de la zone habitée de Beit Lahiya, une cible à partir de laquelle les organisations terroristes lancent des roquettes en direction de localités israéliennes. Si effectivement Omar Abou Ouarda a été touché en conséquence de ces tirs, l’armée israélienne s’en désole mais la responsabilité en revient entièrement aux organisations terroristes. L’armée israélienne s’est à maintes reprises adressée à la population palestinienne, au moyen de proclamations diffusées en dizaines de milliers d’exemplaires et indiquant que l’armée israélienne effectuerait des tirs en direction des zones de lancement des roquettes. Une mise en garde a par ailleurs été communiquée par avance à divers médias pour qu’il n’y ait pas de déplacement dans la zone en question ».

Il n’y a pas sur les murs de photos commémoratives du défunt, ni de signes de deuil dans la maison. La mère de famille est malade et alitée. L’affiche que le Hamas a publiée à la mémoire du défunt, ils l’ont cachée, ne voulant être mêlés à rien. A part ça, ils n’ont qu’une photo de passeport du défunt, seul souvenir photographique de 43 années de vie. La fille aînée s’occupe de ses petits frères et sœurs. Sorti de l’enfer du verger, Youssef, jeune morveux qui a vu son père tué sous ses yeux, raconte tout ça froidement, parfois même avec ce sourire vide qu’il peut avoir. La maison est d’une terrible pauvreté. Quelqu'un a téléphoné à l’entrepreneur d’Ashkelon pour lui dire que son ouvrier avait été tué par un obus. Maintenant ils se rappellent qu’Omar restait parfois dormir dans le salon de son employeur. « Il l’aimait comme ses enfants », disent-ils fièrement. Youssef dit qu’il ne retournera plus au verger. Que veut-il être quand il sera grand ? « Etre médecin. Soigner les blessés », dit-il, et tous les adultes dans la pièce éclatent d’un rire amer.

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)


 Source : Michel Ghys


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