|
Ce
que voient vos yeux
Gideon
Lévy
Haaretz, 5
juillet 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=734792
Couverture du Qassam dans le bulletin
d’informations de 20 h, sur Canal 2 et Canal 10
Un
petit objet métallique a atterri hier soir dans la cour de l’école
ORT à Ashkelon. Un curieux objet aux allures d’Alien venu de
l’espace. Les flancs peints en vert et rouge, la tête écrasée,
seuls les ailerons arrières cadraient avec quelque chose des
descriptions terribles des reporters. Un photographe se penche
pour le photographier, se couche sur le dos pour agrandir le
champ. Une équipe de policiers, l’un d’eux tenant à la main
une lampe de poche – comme celles qui sont censées éclairer
une cage d’escalier plongée dans l’obscurité par une coupure
de courant – éclairait l’objet avec solennité, comme s’ils
avaient découvert un fabuleux trésor. Deux ou trois carreaux de
pavement avaient été déplacés, un petit cratère s'ouvrait à
l’endroit de la chute. Rien n’a réussi à rattraper le fossé
séparant l’aspect de cet objet étrange et les couronnes
qu’on lui a mises sur la tête. Le premier Qassam au cœur
d’Ashkelon. C’est la davidka ([i])
palestinienne qui a fait ça. Acte diabolique. Le jour même où
les blindés sont partis dans un bruit de chaînes à Beit Hanoun.
Pour
le malheur de ce Qassam-Shmassam, les reporters militaires étaient
dans les environs juste au moment où il est tombé. Tout
d’abord, on nous a rapporté sur un ton dramatique que Yanoun
Magal « était en
route pour Ashkelon », puis aussi Alon Ben David. Magal
a rapporté : bimoteur. Ben david : un moteur. Magal :
9,5 km ; Roni Daniel : 9,4 km ; Ben David :
« Selon les données dont nous disposons, ce missile a franchi le cap des
15 km ». Allez savoir. Mais l’essentiel :
« C’est d’une
importance stratégique », a déclaré Ben David,
« Je pense que la
retenue ne sera plus de mise… Je pense qu’il faut fournir une
réponse à un changement stratégique ». Quelle réponse ?
Quoi, une réponse ? L’essentiel c’est que c’est la fin
de la « retenue ».
Pourquoi
un Qassam qui n’a touché personne et n’a occasionné aucun
dommage constitue-t-il un « changement
stratégique » ? Pourquoi la peur des habitants
d’Ashkelon est-elle plus grave que celle des habitants de la
ville voisine de Sdérot ? Personne n’a donné de réponse
à cela. Une poignée d’habitants en colère a aussi rempli son
rôle comme il faut, en criant « mort aux Arabes ». Le
maire de la ville, Roni Mehatzri, un peu troublé par le nouveau rôle
qui lui est tombé dessus du ciel de Gaza, comme tonnerre par une
claire journée, est le seul à n’avoir pas perdu la tête. On
ne peut pas en dire autant d’Eli Moyal [maire
de Sderot - NdT] : « La
vie à Ashkelon poursuivra son cours normal » –
c’est à ne pas croire ! – « La
Défense sait mieux ce qu’il y a à faire que n’importe quel
maire ». Eli Moyal et Alon Ben-David n’ont qu’à
sauter.
Ce que vos yeux ne voient pas
Bulletins
d’information. Toutes les chaînes.
Et
que n’avez-vous pas vu hier soir, ni aucun autre soir ? Ce
qui se passe dans la Bande de Gaza. Près d’un million de
personnes sont privées d’électricité depuis une semaine déjà,
une vie vraiment sous grande menace. Quelques heures d’arrêt
des ascenseurs chez nous ont suffi à amener l’instauration
d’une commission d’enquête, mais on ne nous raconte rien sur
la vie (et la mort) dans Gaza obscur et incendié, privé d’électricité.
Aux courageux Shlomi Eldar [Canal
10] et Sliman A-Shafi [Canal
2 - NdT], l’armée israélienne n’a pas donné
l’autorisation d’entrer. Néanmoins, dans les agences, il y a
abondance d’informations, mais qui veut montrer et qui veut
voir ?
Voici
dès lors le témoignage recueilli par téléphone auprès de M*,
un chauffeur de taxi, mon camarade et ami de Beit Lahiya, pour
ceux qui ne peuvent pas voir ça à la télévision :
« C’est plein de
journalistes du monde entier, ici. Tous les hôtels sont pleins.
Tu entends les générateurs ? Celui qui a de l’argent se
procure un générateur. Parfois il n’y a pas non plus d’eau.
Je suis assis face à l’obscurité. Le bordel complet. La
batterie du téléphone cellulaire est en bout de course. Ma femme
veut faire la lessive : il n’y a pas d’électricité.
Elle veut faire du pain : il n’y a pas d’électricité.
Il n’y a pas non plus de gaz. Pour le diesel, c’est bientôt
aussi la fin. Encore un jour et mon taxi sera à l’arrêt. On
peut le dire : c’est vraiment la guerre. Des hélicoptères
dans le ciel, des forces spéciales qui contrôlent des immeubles
et l’aéroport rempli de chars. Des détonations en permanence,
les enfants effrayés, surtout la nuit. La route de la côte est
foutue parce qu’ils ont fait sauter le pont. Hier j’ai acheté
une petite lampe à gaz pour les enfants. Pour qu’ils n’aient
pas peur la nuit. Que te dirais-je ? Il fait chaud. Il n’y
a pas d’air à respirer ».
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
[i]
Pièce d’artillerie artisanale, plutôt improvisée et
inefficace, utilisée côté israélien pendant la guerre de
1948. (NdT)
|