Haaretz, 2
octobre 2005
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Yitzhak Rabin,
c’est maintenant aussi une localité. Il y a trois semaines, on a
posé la pierre d’angle de Tsour Yitzhak, une nouvelle localité
sur la ligne de couture qui portera le nom du feu premier
ministre. Une autre localité de Basse Galilée, Givat Rabin, est à
l’état de projet depuis 2001. Après tant d’écoles, de rues et
de routes, après un hôpital et des places publiques, un spectacle
musical et une centrale électrique, un centre du traumatisme et des
monuments, voici maintenant une localité et bientôt peut-être
aussi une ville.
Le
mois prochain, qui verra le dixième anniversaire de l’assassinat
de Rabin, le pays sera submergé de festivals du souvenir et le
« Centre Rabin pour l’Etude d’Israël », avec son bâtiment
mégalomane, sera inauguré en grande pompe et en présence des
grands de ce monde. Sa construction a coûté trente millions de
dollars, le budget alloué par le gouvernement a certes été amputé
récemment mais s’élève encore à sept millions de shekels par
an. Même l’enfant jordanien Yitzhak Rabin s’est vu dernièrement
accorder par le Ministre de l’Intérieur le statut de résident
temporaire, par la seule grâce de son nom.
Et
comme si ce n’était pas assez, l’association sans but lucratif
pour la perpétuation de la mémoire de Rabin a introduit, il y a un
an environ, une requête auprès de la Cour Suprême pour que
celle-ci impose au gouvernement et à la Compagnie de la Trans-Israélienne
de donner son nom à l’autoroute. Si bien que nous aurons peut-être
une voie rapide qui portera le nom de Rabin et qui reliera les
localités portant le nom de Rabin et où se multiplient par
dizaines les écoles et les rues portant son nom.
Il
n’y a aucun doute : un chef de gouvernement qui a été
assassiné en cours de mandat, qui a signé le premier accord avec
les Palestiniens, qui a été un chef d’état-major couronné de
gloire, mérite de rester à tout jamais dans les mémoires. Mais au
terme d’une décennie d’œuvres de commémoration, il est permis
de poser la question : n’avons-nous pas exagéré ?
Cette commémoration massive n’a-t-elle pas créé une dépréciation
? Et surtout, le Rabin vivant ressemblait-il vraiment à la figure
mythologique construite autour de sa mémoire ?
Ce
n’est pas par hasard qu’Israël aime tant perpétuer le souvenir
de Rabin. Le Rabin vivant a incarné pour Israël le meilleur de ses
désirs secrets. C’est l’homme qui a démontré qu’il était
possible de manger le gâteau et de le garder entier. Faisant
la guerre et faisant la paix ; donnant l’ordre de briser les
os des Palestiniens et s’asseyant avec eux à la table des négociations ;
construisant des colonies et stigmatisant les colons de façon
mordante ; signant un accord avec l’OLP et ne faisant pas évacuer
la moindre maison dans une colonie ; discutant avec Arafat et
exprimant de la répugnance physique à son égard ; prêt à
se rendre à Gush Etzion avec un visa mais ne faisant rien pour
faire avancer l’affaire ; choqué par le massacre perpétré
par Baruch Goldstein et craignant d’évacuer les colons d’Hébron.
Peut-être
que vraiment cette nuit où il s’est abstenu d’évacuer les
colons d’Hébron, un trait important du personnage s’est-il
manifesté, un trait qu’on n’évoque pas lorsqu’on parle de
« l’héritage de Rabin » (formule vague que nul ne
peut définir au juste) : cette nuit-là, Rabin s’est révélé
être un homme politique mou. S’il avait évacué les colons d’Hébron,
alors qu’une excellente occasion s’en offrait, il aurait empêché
le développement du monstre qui s’est développé dans la ville
et qui a déjà réussi depuis lors à expulser de chez eux des
dizaines de milliers d’habitants terrifiés.
Même
dans les accords d’Oslo, qui sont l’essentiel de la gloire de
Rabin homme de paix, il n’a pas osé ce qu’a fait dix ans plus
tard un « homme de paix » beaucoup plus petit, Ariel
Sharon. Rabin n’a pas osé mettre à l’ordre du jour l’évacuation
des colonies, pas même de la Bande de Gaza, alors qu’il était
convaincu qu’il fallait au moins en évacuer une partie. L’échec
d’Oslo est par conséquent à rapporter, entre autres, à un
manque de courage du côté de Rabin. Même si les Palestiniens
eux-mêmes ont craint, pour une raison qui n’est pas claire, de réclamer
avec trop de fermeté l’évacuation des colonies, on aurait pu
attendre d’un homme politique comme Rabin qu’il comprenne
l’intérêt que recelait une telle démarche pour Israël. Il lui
revenait de prendre l’initiative d’une évacuation pour
consolider l’accord.
La
décision de reconnaître l’OLP et de signer un accord avec lui était
bien un acte courageux. Mais à côté de cette appréciation, il ne
faut pas oublier les longues années de refus qui ont précédé, où
Rabin n’a pas accepté de reconnaître l’organisation qui représentait
les Palestiniens et où Israël a gaspillé un temps précieux. Si
Rabin et son entourage avaient reconnu l’OLP à temps, peut-être
aurait-il été possible d’empêcher l’effusion de sang de la
première Intifada et tout le cours ultérieur de l’histoire
aurait pu avoir un autre visage.
Mais
la première Intifada a bel et bien éclaté et la manière violente
et brutale avec laquelle le Ministre de la défense, Yitzhak Rabin,
l’a gérée ne peut être effacée de son « héritage »
ni du portrait qu’on fait de lui. On ne peut pas se souvenir
uniquement de l’homme politique qui a signé un accord de paix
avec le roi Hussein, un accord qui ne coûtait rien à Israël et
offrait par ailleurs l’occasion de photos avec un roi aux manières
européennes et d’un grand charme personnel.
Rabin
croyait aux accords intérimaires. Il pensait que le gouffre nous séparant
des Palestiniens pouvait se franchir par étapes. Il voulait la paix
mais, comme la majorité des Israéliens, il n’était pas
d’accord d’en payer le prix. Le dirigeant qui est présenté
aujourd’hui comme un homme courageux et aspirant à la paix,
n’avait pas assez de courage pour mettre la main au feu et essayer
d’amener une solution globale.
C’est
tout cela qu’il faut transmettre aux élèves lors des multiples
assemblées de commémoration qui nous attendent. Il faut leur dire
la vérité complète sur ce premier ministre devenu, après sa
mort, objet d’affection et de vénération : il a certes été
assassiné « sur l’autel de la paix » mais il a trop
peu fait pour la paix et trop tard.
[Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys]
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