[la presse palestinienne (et arabe) publie d¹abondantes traductions
d¹articles tirés de la presse israélienne (mais la réciproque n¹est
pas vraie). Pourquoi? Rubinstein, fin connaisseur de la société
palestinienne, tente de répondre à cette question. Ses réponses ne plairont pas
à tout le monde, et il sera vite accusé de cette arrogance ou de cette
condescendance qu'on cite si facilement lorsqu¹un Israélien parle du monde arabe.
Au-delà des adjectifs, des faits peu connus et des analyses que nous
soumettons à votre réflexion]
http://www.haaretz.com/hasen/spages/711994.html
Ha¹aretz, 2 mai 2006
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
Depuis des années, j¹achète mes journaux en arabe à Jérusalem
Est, au kiosque d¹Abou Salem, situé dans la Vieille Ville. Abou Salem est
là tous les jours, de bonne heure, depuis 60 ans. La muraille qui surplombe
son kiosque est criblée de balles tirées par les soldats de la Légion
Arabe en 1951 venus mater la foule qui s¹était rassemblée pour fêter l¹assassinat
du roi Abdallah de Jordanie par un jeune homme originaire de Jérusalem.
Abou Salem vend principalement des journaux palestiniens publiés à
Jérusalem, Ramallah et Gaza. En ce moment, cela veut dire : Al-Qods,
le journal le plus populaire, fondé par Mahmoud Abou Zalaf, natif de
Jaffa, l¹un des tout premiers journalistes palestiniens, disparu il y a un
an ; le quotidien Al-Ayyam, propriété de la famille Al-Masri, et dont le rédacteur
en chef, Akram Haniyeh, est considéré comme le conseiller le plus
influent de Mahmoud Abbas ; le quotidien Al-Hayyat al-Jedida, dont les
employés touchent leur salaire directement de l¹Autorité palestinienne : et
l¹hebdomadaire de Gaza Al-Risala, considéré comme l¹organe le
plus important du Hamas.
Les journaux constituent une source inestimable d¹informations et d¹analyses
sur les événements qui affectent les Palestiniens, avec une grande
variété de reportages sur la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ils
contiennent toutes les sections habituelles (économie, sports, culture), ainsi que des
annonces payantes concernant le diplôme universitaire obtenu par un enfant
ou un remerciement à un médecin pour avoir soigné un membre de la
famille. Chaque jour, il y a de nombreuses photos et caricatures, et des dizaines d¹avis
de décès, avec en général la photo de la personne décédée. Abou
Zalaf était connu pour avoir dit : "s¹il n¹y a pas d¹avis de décès
dans Al-Qods, c¹est comme si la personne n¹est pas morte"
Mais il existe dans les journaux palestiniens une section qui
parfois s¹étale sur trois pages ou plus, et qui n¹a probablement aucun équivalent
dans le monde. Elle consiste en des traductions de la presse en hébreu.
Chaque jour, sous le titre "de la presse israélienne",
paraissent une dizaine d¹articles, tirés pour la plupart des quotidiens nationaux
(Ha¹aretz, Yediot Aharonot et Ma¹ariv), mais aussi d¹hebdomadaires
locaux, en particulier Kol Ha¹ir et Yeroushalayim, tous les deux publiés
dans et pour la capitale.
Pas de droits d¹auteur
Depuis quelques années, un nombre considérable d¹articles ont été
traduits de l¹hébreu pour la presse palestinienne. D¹après une liste que
j¹ai établie avec l¹aide du rédacteur en chef d¹un journal palestinien, chaque
journal palestinien publie quotidiennement environ 10 articles ou éditoriaux
traduits des journaux en hébreu. Les journaux palestiniens considèrent
qu¹ils ne sont pas tenus par les restrictions liées aux droits d¹auteur,
parce que les articles paraissent un jour ou deux après que l¹original
est paru en hébreu.
Souvent, je me suis extasié devant ce phénomène. Par exemple, l¹un
de mes articles paraissait lundi dans Ha¹aretz, et le mardi, je le
trouvais en excellente position dans les trois quotidiens palestiniens. Les
traductions sont relativement fidèles. Parfois, les secrétaires de rédaction
arabes modifient légèrement le titre, mais en général, les changements
sont peu importants et ne trahissent pas l¹intention d¹origine. Pour moi,
l¹important, c¹est que les clients d¹Abou Salem lisent régulièrement
mes articles dans Ha¹aretz et m¹envoient leurs corrections et leurs
commentaires.
Je suis loin de constituer une exception. Pratiquement tous les
auteurs des trois grands journaux israéliens sont traduits en arabe, tous les
jours. Les éditoriaux de Ze¹ev Schiff, par exemple, sont traduits immédiatement
après leur parution et se voient accorder une place importante. Parfois,
l¹éditorial de Schiff paraît en première page, et à l¹occasion,
il fait le grand titre du journal.
Avant d¹essayer de comprendre la raison de cette abondance de
traductions de l¹hébreu, il faut tout d¹abord noter que les publications
palestiniennes ne sont pas les seules dans ce cas. Début mars, je me trouvais à
Londres, important centre pour les médias en arabe. En page 9 de Al-Qods
al-Arabi, j¹y ai trouvé des traductions d¹éditoriaux de Yaron London
(Yediot Aharonot), de Yoav Frumer, Eran Lerman et Guy Bechor (Ma¹ariv), et
d¹Avraham Tal, Aluf Benn et des professeurs Ephraïm Yaar et Tamar Hermann (Ha¹aretz).
De nombreuses traductions de la presse en hébreu paraissent aussi régulièrement dans les journaux jordaniens, et, dans une moindre
mesure, au Liban, en Egypte et dans le Golfe.
Pourquoi les Arabes en général, et les Palestiniens en
particulier, traduisent-ils autant d¹articles tirés de la presse israélienne ?
Cela peut étonner, en particulier quand on sait que la réciproque n¹est pas
vraie. Il n¹existe absolument aucune traduction de journaux arabes dans la
presse en
hébreu. Il y a quelques années, j¹ai participé à un projet qui
consistait à traduire des éditoriaux de journaux arabes en hébreu. Avec un
journaliste de Jérusalem Est, nous traduisions chaque semaine un certain nombre
d¹éditoriaux de journaux palestiniens que nous jugions importants,
et nous les proposions aux rédacteurs en chef israéliens. Aucun n¹en a
jamais voulu.
Selon eux, les articles étaient maladroits, ennuyeux, et surtout,
ils constituaient de la propagande grossière et superficielle.
"Nous ne souhaitons pas offrir un support aux commentaires de l¹ennemi",
disaient-ils. Cela se passait dans les années 80, quand il était
interdit à la radio et à la télévision d¹Etat d¹interviewer des partisans
de l¹OLP. A l¹époque, il était aussi illégal pour des Israéliens de
rencontrer des membres de l¹OLP.
Qu¹est-ce qui se cache derrière cette différence d¹approche ?
Comment se fait-il que même aujourd¹hui, les journaux israéliens refusent de
publier des journalistes arabes, alors que les Arabes publient largement les
Israéliens ? Après tout, nous ne sommes qu¹une île minuscule
dans un océan d¹Arabes. N¹est-il pas important que nous sachions ce qui s¹y
passe ? Notre sort ne dépend-il pas en partie de ce qui se passe dans le monde
arabe ?
Les temps ont changé
L¹histoire des traductions de l¹hébreu vers l¹arabe dans la
presse arabe et palestinienne a connu de nombreux changements au cours des années.
Au début, à la suite de la guerre de 1967, il y avait très peu de
traductions de la presse israélienne. Les premières traductions ont surtout concerné
les Israéliens d¹extrême droite. Al-Fajr, de Jérusalem Est, la première
publication à soutenir l¹OLP, a publié des éditoriaux du rabbin
Meir Kahana qui appelait à l¹expulsion de tous les Arabes d¹Israël, en les
accompagnant de photomontages montrant le Temple à la place du Dôme du Rocher,
sur le Mont du Temple.
Cela était présenté comme une tentative de montrer à l¹opinion
arabe le " vrai visage " d¹Israël et du sionisme. Les quelques articles
traduits de journaux israéliens à cette époque, étaient ceux qui montraient
Israël sous un jour très négatif. Les journaux palestiniens publiaient des
articles sur les discriminations en Israël à l¹égard des Juifs orientaux, sur
les mouvements protestataires comme les Panthères Noires, sur les
scandales liés à la corruption, sur la violence, et sur des Israéliens qui
choisissaient d¹émigrer. Un Palestinien qui lisait ces informations pouvait
avoir l¹impression qu¹Israël était en train de s¹écrouler, que c¹était
une société raciste dans un Etat pourri dont le sort était déjà scellé.
Mais les temps ont changé. A partir des années 80, la presse arabe
a commencé à traduire un grand nombre d¹articles d¹opinion écrits
par des Israéliens de gauche qui décrivaient les souffrances des
Palestiniens et les injustices de l¹occupation. Cette période est révolue, elle
aussi, et aujourd¹hui, tout est traduit : éditoriaux de journalistes de
gauche comme de députés de droite comme Uzi Landau et Natan Sharansky. La
plupart des articles traduits traitent de sujets politiques liés au conflit
israélo-palestinien.
Quand j¹ai posé la question sur la raison de ce flot de
traductions de l¹hébreu, j¹ai obtenu la même réponse de quasiment tout le
monde, que ce soient des rédacteurs en chefs arabes, des journalistes en Israël,
ou des clients d¹Abou Salem : il y a une demande pour cela, les lecteurs
arabes s¹intéressent aux auteurs israéliens. Mais cette réponse ne
suffit pas. La vraie question, c¹est : pourquoi cela les intéresse-t-il ?
L¹une des réponses convenues est qu¹Israël est un pays
relativement fort. Les Palestiniens et les Arabes sont faibles et souhaitent être
informés sur le plus fort. Cela est vrai, mais insuffisant, là encore.
Une bonne réponse est venue de la société Al-Masdar, située dans
le quartier de Shuafat, à Jérusalem Est, qui traduit en arabe les articles de
la presse israélienne. D¹après les responsables des traductions, celles-ci
sont souvent un moyen de contourner l¹autocensure qui existe chez les
Palestiniens, et peut-être aussi dans les pays arabes. En d¹autres
termes, les rédacteurs en chef arabes hésitent à publier des critiques
violentes à l¹encontre de leurs leaders. La solution ? Trouver un article israélien
qui, disons, relate une affaire de corruption au sein de l¹Autorité
palestinienne, puis la publier. Un journaliste de Jérusalem Est m¹a
dit que pendant l¹Intifada, plus l¹Autorité palestinienne s¹affaiblissait,
plus on trouvait d¹articles traduits de l¹hébreu.
Quel est le secret ?
Il se peut que derrière le grand nombre de traductions de l¹hébreu,
en particulier ces dernières années, il y ait des causes plus
complexes, sociales et culturelles. Le monde arabe et musulman, comme les
autres cultures, possède une conscience de son histoire. Il sait que,
pendant plusieurs centaines d¹années, les Arabes et les musulmans étaient
supérieurs à tous égards à l¹Europe chrétienne. Aujourd¹hui, quasiment
tout Arabe du Moyen-Orient se demande : que nous est-il arrivé ? Comment se
fait-il que nous ayons pris un tel retard ?
La situation dans laquelle se trouvent les Arabes est d¹autant plus
douloureuse à l¹ère de la mondialisation. Le monde est plus
petit, les informations et les idées parviennent instantanément à chaque
coin du monde.
Lors de la dernière conférence d¹Hertzliya, le président de l¹institut
Weizmann des sciences, Haïm Harari, a donné des exemples du fossé
qui se creuse avec le Tiers Monde, et entre Israël et les pays arabes : le
PIB d¹Israël atteint presque le double de celui de l¹Arabie saoudite.
Ses ressources en pétrole n¹ont pas aidé l¹Arabie saoudite à
participer à la course dans des domaines bien plus importants : le savoir et la
technologie.
Les scientifiques israéliens publient davantage dans les revues scientifiques que leurs collègues des 22 pays arabes réunis. Ce ne
sont là que quelques exemples. En tout état de cause, la traduction d¹articles
de la presse israélienne reflète une réelle curiosité arabe. Quelle
est la formule ? Quel est le secret du petit Etat d¹Israël qui en 1948, et bien
plus encore
en 1967, a réussi à vaincre et à humilier les Arabes ?
De nombreuses publications arabes et palestiniennes traitent de la
question de savoir pourquoi le monde arabe, qui autrefois était à la pointe
de la civilisation humaine, se trouve aujourd¹hui tant à la traîne.
Certains chercheurs arabes recherchent les éléments de démocratie qui
pourraient tirer de monde arabe de son retard. Suffit-il d¹avoir des élections
libres, ou faut-il aussi disposer d¹un niveau décent d¹éducation, des
droits égaux pour les femmes, d¹un état de droit, d¹un système juridique
efficace, de la liberté d¹expression et de protection des droits civiques ? Ils étudient
l¹islam et ses effets sur la société et se demandent si la
religion est obstacle au progrès.
Mais les Arabes ont aussi d¹autres réponses. Ils accusent les Chrétiens,
l¹Occident colonialiste, l¹impérialisme, l¹agressivité et l¹exploitation
de l¹Occident, à commencer par les Etats-Unis, qui encore aujourd¹hui
détruisent et affaiblissent le monde arabe afin de le contrôler.
Cet état d¹esprit a permis aux théories du complot de se développer, théories
fort répandues dans le monde arabe, y compris la diffusion des
"Protocoles des Sages de Sion" (1). D¹après ceux qui croient à ces théories,
les Israéliens réussissent parce qu¹ils disposent d¹un réseau international
secret.
Le chercheur israélien Ilai Alon, qui partage son temps entre l¹université
de Tel-Aviv et celle de Chicago, et le spécialiste des médias
Yoram Afek, se sont joints à deux chercheurs palestiniens, Assad Bussoul de l¹université
de Chicago et Zuheir Fahum de Nazareth, pour constituer un lexique de
concepts émotionnellement chargés dans le conflit israélo-palestinien. Les
deux chercheurs israéliens ont eu la surprise de découvrir à quel
point les Palestiniens acceptent les récits historiques
("narratives") selon lesquels le conflit est un complot chrétien européen pour faire en sorte
que ses ennemis (les juifs et les musulmans) s¹entretuent. Même meurs collègues
chercheurs ont écrit que "l¹Europe et l¹Amérique observent
sans intervenir et versent de l¹huile sur le feu en fournissant aux parties des
armes de destruction".
Ceux qui ne traduisent pas
En même temps que le flot de traductions de l¹hébreu, causé par
la curiosité à l¹égard d¹Israël et par des tentatives de trouver des réponses
au retard arabe, on peut trouver également ceux qui ne traduisent absolument
rien de l¹hébreu. Dans le contexte palestinien, cela revient à parler des
publications du Hamas. Dans l¹hebdomadaire de Gaza du Hamas,
Al-Risala, et le mensuel londonien Filastin al-Muslimah, on ne trouve aucune
traduction de la presse israélienne. Ils contiennent, bien entendu, d¹abondantes
références à l¹ennemi israélien, mais ils ne traduisent pas les
articles sous la forme dans laquelle ils ont été publiés, et ne citent
jamais le nom des auteurs. Ainsi, par exemple, des publications du Hamas ont fait
paraître il y a quelque temps des informations très détaillées sur des règlements
de comptes entre familles mafieuses et sur des accidents de la route en
Israël. Ces informations étaient présentées comme étant caractéristiques
d¹une société israélienne malade et de sa dépravation".
Cette approche est symptomatique de la conception du monde du Hamas,
qui n¹essaie en rien d¹apprendre des réussites israéliennes, et
encore moins de les imiter. "Nous ne voulons pas être une mauvaise imitation
de vous", me dit un client d¹Abou Salem. Il me montre des photos des officiers
palestiniens emmenés hors de leur prison de Jéricho, les mains en
l¹air et en sous-vêtements, et il me dit : "Regarde ce qui arrive aux héros
de l¹Autorité palestinienne qui veulent ressembler aux Israéliens."
(1) sur les "Protocoles des Sages de Sion" à la TV égyptienne,
voir notre article : http://www.lapaixmaintenant.org/article248
et la réponse d¹un intellectuel palestinien :
http://www.lapaixmaintenant.org/article261
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