Haaretz, 28 décembre 2005
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=663321
Version
anglaise : It's
not all in the details
www.haaretz.com/hasen/spages/663138.html
Titrée : The
Humanitarian Lie sur www.counterpunch.com/hass12282005.html
Chaque
détail qui sera rapporté ici, chaque parcelle de réalité, est
susceptible d’être pris pour le tout, ce qui voilerait sa gravité.
Un détail : un matin, des centaines de personnes assiègent
trois étroites portes métalliques à tourniquet et les portes ne
tournent pas parce que quelqu'un d’invisible les a bloquées en
poussant sur un bouton et le nombre de personnes qui se pressent
derrière elles ne cesse de croître. Une heure déjà que ces gens
attendent et la colère à l’idée d’un nouveau retard au
travail ou à l’école s’ajoute aux couches précédentes de colère,
d’amertume et d’impuissance.
Mais
ce ne sont pas la cohue, l’attente et la colère qui définissent
les barrages, dans ce cas-ci le nouveau barrage de Qalandiya. Pas
non plus la cohue et la presse dans la suite des étapes du contrôle,
devant le passage aux rayons X et les pièces closes où sont assis
les soldats qui contrôlent les cartes d’identité, et les autres
portes à tourniquet. Pas même non plus les autres « détails » :
les caméras qui transforment soldats et commandants en voyeurs
invisibles, la voix criarde du haut-parleur diffusant des ordres en
hébreu, le terrifiant mur de béton au-dessus et tout autour et les
destructions laissées par les bulldozers et les urbanistes israéliens
à l’extérieur de cette cage qu’Israël appelle « terminal de frontière », là où était, et où n’est plus,
toute une série de quartiers d’habitation, de douces collines et
la route Jérusalem-Ramallah.
Les
11 « retenus » à la sortie du parcours de contrôle ne
sont pas eux non plus un exemple suffisant par lui-même : neuf
adolescents de 18 ans et moins, un adulte et un étudiant de 23 ans
qui ont commis avant-hier un crime grave : après avoir attendu
jusqu’à l’humiliation que les portiques métalliques se mettent
à tourner et pouvoir alors s’embarquer dans le parcours du contrôle
puis prendre le chemin des cours ou du travail, ils ont décidé de
passer au-dessus de la clôture – celui-ci dans l’espoir
d’arriver à temps pour un examen d’anglais, celui-là dans la
crainte qu’après un nouveau retard à l’imprimerie dans
laquelle il travaille, il ne soit congédié. Mais ils se sont fait
prendre. L’étudiant a eu les mains liées derrière le dos et on
l’a fait asseoir à côté du poste de garde, dans l’espace
militaire fermé. Les dix autres ont été placés hors de cet
espace, sur un terrain boueux qui ne cessait de s’alourdir de
chaque goutte de la pluie qui tombait. Les soldats leur ont dit de
s’asseoir. Mais ils ne pouvaient pas s’asseoir à cause de la
boue et ils se sont seulement agenouillés. Après une demi-heure
environ, les genoux pliés se sont faits de plus en plus douloureux,
les pantalons trempés se plaquaient aux cuisses et les mains
bleuissaient. Mais les soldats, fidèles à eux-mêmes : « Assis,
je t’ai dit, assis ! ».
Mais
l’histoire ce n’est pas le froid ni l’humidité ni la pluie.
Ce n’est pas non plus le soldat qui mange sa ration de combat et
regarde avec indifférence ceux qui sont retenus là, ni les coups
de téléphone de l’auteur de ces lignes jusqu’à ce que, deux
heures plus tard, ils soient autorisés – quelle compassion !
– à se mettre debout, ni leur libération – y compris de cet
homme chez qui les menottes ont imprimé de profondes marques rouges
dans ses mains gelées – ni le fait que celui du groupe qui
n’avait que 14 ans ait dû attendre encore 20 minutes une fois libéré,
avant qu’on ne retrouve le soldat qui lui avait pris son
certificat de naissance (il n’a pas encore de carte d’identité).
Parfaitement marginale serait la question de savoir si, sans la présence
de l’auteur de ces lignes, ils auraient été retenus plus ou
moins longtemps.
Secondaire
également est la décision d’ouvrir le matin, aux femmes et aux
hommes de plus de 60 ans, ce qu’on appelle la « porte
humanitaire » (destinée au passage des gens en fauteuil
roulant, des parents avec une poussette de bébé et des nettoyeurs
palestiniens employés par une société contractuelle). Autre détail
qui détourne sur lui l’attention de ce qui est important.
L’important,
c’est que l’armée et les citoyens israéliens qui ont tramé
tous les détails de la dépossession – et les barrages sont une
part inséparable de la dépossession – ont transformé la notion
d’ « humanitaire » en un mensonge révoltant.
Par
les barrages et les fermetures de routes, par les interdictions de
se déplacer et les limitations imposées au trafic, par le mur de béton
et les clôtures de fil de fer barbelé, par la confiscation des
terres (seulement pour la sécurité comme la Cour suprême, partie
intégrante du peuple, aime à le croire), en coupant des villages
de leurs terres ou d’une route d’accès, en construisant un mur
à l’intérieur même d’un quartier d’habitation et jusque
dans les cours des maisons, et en faisant de la Cisjordanie une
collection de « cellules
territoriales », selon le jargon militaire, parmi les
colonies en cours d’expansion, par tout cela, nous, Israéliens,
nous avons créé et continuons de créer une crise économique,
sociale, psychologique, une crise de l’emploi, une crise
environnementale de la dimension d’un tsunami continu. Et alors
nous proposons un petit portillon dans la cage, un officier chargé
de regarder le vieillard, des toilettes et une installation avec de
l’eau potable, et tout ça, on le qualifie d’ « humanitaire ».
Autrement dit, nous poussons un peuple entier dans des situations
impossibles, parfaitement inhumaines, afin de voler et sa terre et
son temps et son avenir et sa liberté de choisir. Surgit alors le
maître de la plantation, qui dispense quelques allègements puis
s’enorgueillit de sa commisération.
Mais
même la question importante – autrement dit, cette tromperie
humanitaire – n’est qu’un détail d’un ensemble dont aucun détail
ne tient en lui-même pour le tout ni ne le représente. Des
fragments de réalité sont tenus isolément pour supportables voire
compréhensibles (sécurité, sécurité !) ou bien ils fâchent
un moment puis s’effacent. Et au milieu des détails, la réalité
de la colonisation se renforce et, sans trêve, infatigablement,
invente d’autres méthodes pour tourmenter la personne isolée et
la communauté toute entière, crée d’autres manières de violer
le droit international, de piller des terres sous un masque de légalité
et incite à collaborer par assentiment, désintérêt ou paresse.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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