Haaretz,
24 août 2005
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« En
tant que Juif, et à vous qui êtes Juive, je voudrais vous demander
», a dit cet homme jeune, il y a quelques jours. Ces
temps-ci, une entrée en matière comme celle-là invite à une
conversation du genre de celles où nous nous noyons depuis quelques
semaines. Une conversation dans laquelle la définition de « juif »
a été adoptée pour désigner une sorte d’entité unique en son
genre, distincte des autres espèces humaines, supérieure. Une fois
elle s’incarne dans l’enfant juif du ghetto de Varsovie tenant
les mains levées, une autre fois dans la jeune fille portant un
t-shirt orange où sont imprimés les mots « nous
n’oublierons pas, nous ne pardonnerons pas » et une
autre fois encore dans le soldat qui refuse d’évacuer un Juif.
Entité unique en son genre, faite d’un lien de sang, de sacré et
de Terre.
« En
tant que Juif, et à vous qui êtes Juive », avait
dit cet homme qui s’est avéré être un touriste sud-américain
qui a de la famille en Israël et qui comprend l’hébreu. C’était
au point de passage d’Erez, entre les clôtures de fil de fer
barbelé et les portes verrouillées, les portes à tourniquet, les
tours de guet menaçantes, les soldats scrutant derrière des caméras
spéciales les rares personnes à vouloir passer, et puis ces
haut-parleurs criards dans lesquels ils assènent leurs ordres en hébreu
à des femmes qui ont attendu cinq heures dans la chaleur pour
pouvoir aller rendre visite à leurs fils détenus dans la prison de
Beer Sheva.
« Est-il
possible », dit-il en poursuivant sa question, « que
les Israéliens qui sont tellement aimables et bons – vous savez,
j’ai de la famille ici – ne sachent pas quelle injustice ils ont
causée ici ? » Le choc des visions de destruction
qu’Israël laisse dans le Gaza palestinien et dont il avait été
le témoin ces derniers jours se reflétait dans son regard.
« Je suis juif et mon père est un survivant du génocide,
et j’ai grandi sur de tout autres valeurs du judaïsme. Justice
sociale, égalité, souci du prochain. »
Si naïve
fût-elle, cette question était comme une bouffée d’air frais.
Voilà un Juif qui donnait son opinion sur le sort d’un million
trois cent mille êtres humains, pendant que le monde entier semble
se focaliser sur chacun des 8 000 Juifs qui déménagent. Voilà un
Juif ébranlé par ce qui est devenu une froide comptabilité :
1 719 Palestiniens ont été tués dans la Bande de Gaza depuis la
fin septembre 2000 jusqu’à aujourd’hui, selon diverses évaluations :
quelque deux tiers d’entre eux n’étaient pas armés et n’ont
pas été tués dans un combat ni dans une tentative d’attaquer
une position militaire ou une colonie. D’après les chiffres du
Centre Palestinien pour les Droits de l’Homme, 379 des tués étaient
des enfants de moins de 18 ans, 236 avaient moins de 16 ans, 96 étaient
femmes. 102 avaient été la cible d’un attentat ciblé mais
l’armée israélienne a tué, par la même occasion, 96 personnes
qu’elle tient elle-même pour innocentes. 9 000 habitants de Gaza
ont été blessés, 2704 maisons d’une vingtaine de milliers de
personnes ont été détruites par les bulldozers de l’armée israélienne
et les tirs d’hélicoptères, 2 187 maisons ont été détruites
partiellement. 31 650 dounams de terres agricoles ont été dévastées.
Les réponses
israéliennes à ces chiffres sont connues d’avance : ils
l’ont cherché ou : qu’est-ce qu’ils espèrent quand ils
tirent des roquettes Qassam sur des enfants et sur de paisibles
maisons ou quand ils essaient de s’infiltrer et d’assassiner des
civils dans leurs maisons : que l’armée israélienne ne les
défendra pas ?
Une
ligne directe est tendue entre ces questions – expression du
soutien du public à la politique offensive d’Israël – et la
participation à la douleur des personnes évacuées ou
l’admiration pour ce « somptueux chapitre » de la
colonisation sioniste. Ligne directe d’une croyance fondamentale
dans les privilèges des Juifs sur cette terre. On peut
effectivement s’associer à ceux qui vouent de l’admiration pour
les colons en général et pour les colons de la Bande de Gaza en
particulier.
Quel
talent ne faut-il pas pour vivre pendant 38 ans dans un parc
florissant et de somptueuses villas, à 20 mètres de camps de réfugiés
bondés, asphyxiés ! Quel talent aussi, pour faire tourner les
systèmes d’arrosage sur les pelouses quand, en face, des dizaines
de milliers d’autres personnes dépendent de la distribution
d’eau potable par camions-citernes ! De savoir que vous méritez
que votre gouvernement vous construise de somptueuses routes et néglige
jusqu’à la destruction (avant Oslo, avant 1994) les
infrastructures chez les Palestiniens. Quelle habileté ne faut-il
pas pour sortir de votre serre bien entretenue et passer, l’esprit
tranquille, par les dattiers chargés de fruits et vieux de 60 ans,
qui sont transplantés pour vous, les routes qui sont barrées pour
vous, les maisons détruites pour vous, les enfants bombardés
depuis des hélicoptères et des chars et qui sont enterrés près
de vous, pour la paix de vos enfants et la paix de vos privilèges.
Pour environ un demi pourcent de la population de la Bande de Gaza,
un demi pourcent juif, ont été complètement bouleversées, détruites,
les vies des 99,5% restants. Voilà de quoi susciter l’admiration.
Et ce qui étonne, c’est de voir comment la majorité des autres
Israéliens, qui ne sont pas allés eux-mêmes coloniser la patrie,
ont supporté cette réalité et n’ont pas exigé de leur
gouvernement d’y mettre fin. Avant les Qassams.
Une
grosse chèvre bien nourrie a été ramenée, cette semaine, de la
Bande de Gaza. On comprend le sentiment de soulagement de la majorité
des 99,5%, bien qu’il soit très loin de ce qui transparaît des
comptes-rendus tellement superficiels des journalistes qui se
concentrent sur les festivités du Hamas et de l’Autorité
Palestinienne. Comme le disait cette semaine, dans le camp de réfugiés
de Khan Younes, quelqu'un qui travaillait auparavant dans une des
colonies : « Les colonies divisaient la Bande de Gaza
en trois ou quatre prisons. Maintenant, nous vivrons dans une seule
grande prison. Plus confortable, mais toujours une prison ».
[Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys]
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