Haaretz, 21 avril 2006
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Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/707941.html
Il n’a jamais été simple d’être Gazaoui.
Actuellement, c’est cauchemardesque.
Gaza.
Où
atterrira le prochain coup ? La question est là. Pas de
savoir s’il atterrira, mais quand, comment, sur qui et de quelle
nature.
Louis,
cinq ans, pense que la solution, c’est de dormir chaque nuit
dans le lit des parents, que c’est ce qui le protègera des
obus. Mais même comme ça, il est difficile de s’endormir. Au
jardin d’enfants, dans la cour qui est devant la maison, les
enfants parlent tout le temps des boums. Boums venant de la mer,
boums venant de l’intérieur des terres. De jour comme de nuit.
Parfois trois à la minute. Parfois trois en une heure. Boum !
L’air tremble, une bande d’oiseaux s’envole de frayeur, un
silence inquiet règne un instant. Y a-t-il des blessés ?
Qui ? Combien ? Où ? Si les parents parviennent à
cacher à leurs enfants les photos des autres enfants, ceux qui
ont été tués ou blessés par les obus, les enfants plus grands
du quartier comblent les lacunes par leurs descriptions de ce
qu’ils ont vu à la télévision ou lu à la une des journaux.
Dans
un quartier agricole, à la frontière, dans le nord de la Bande
de Gaza, au nord de Beit Lahiyeh, les peurs se matérialisent dans
les innombrables éclats d’obus qui ont déjà touché les toits
en asbeste. Les parents ont envoyé les enfants chez des proches
qui habitent à Gaza. Qu’ils aillent de là à l’école, loin
des obus. « Chez nous,
dans notre quartier, personne n’a encore été tué »,
relève Zyad avec cynisme. Mais les obus ont prélevé leur part :
deux ânes, plusieurs moutons, quelques poules.
Dans
le nord de la Bande de Gaza, des milliers de familles
d’agriculteurs attendent de pouvoir retourner travailler leurs
terres que les bulldozers de l’armée israélienne ont tenues et
ravagées ces cinq dernières années. Tout de suite après que
l’armée a évacué la Bande de Gaza, des organes
gouvernementaux et non gouvernementaux se sont mobilisés pour la
réhabilitation de cette terre dévastée. Ils ont ratissé,
labouré, distribué des semences et des plants. Mais les gens
n’osent pas se rendre sur leur terre.
Zyad
a passé beaucoup d’années en prison, son frère également. Un
autre de ses frères était recherché et a été tué au cours
d’un attentat qui le visait. Zyad dit avoir quelques fois empêché
des groupes armés de tirer des roquettes depuis leur secteur, ses
antécédents familiaux lui permettant de se planter devant eux et
de leur dire : « il
y en a marre des destructions et des morts, et les roquettes
fabrication maison que vous lancez ne sont d’aucun bénéfice
dans le combat contre l’occupation ».
Dans
les endroits où habitent de grandes et puissantes familles –
comme à Beit Hanoun – les gens ont plus d’une fois réussi à
chasser les lanceurs de roquettes. Ceux-ci vont alors en terrains
ouverts ou dans des secteurs où les familles sont tenues pour
moins puissantes, comme à Beit Lahiyeh. « Qu’ils tirent des roquettes depuis chez eux, depuis (le camp de réfugiés
de) Cheikh Radouane », ont dit des voix pleines de colère,
il y a deux semaines, lors d’un rassemblement d’étudiantes à
Gaza. Mais les gens ne laissent pas libre cours en public à leur
colère contre les lanceurs de roquettes. « De
toute façon, avec ou sans roquettes, les Israéliens tirent des
obus », telle est à Gaza la conclusion sans équivoque.
« Il
y a une loi en Israël qui dit que tout soldat doit tirer un obus
toutes les heures », dit Bader. Il habite dans un des
nouveaux quartiers d’habitation du nord de la Bande de Gaza où
résident essentiellement des policiers palestiniens. Trois obus
ont déjà atterri dans le quartier ; par miracle, personne
n’a été tué : une fois, un obus est tombé sur un
parapet métallique, une autre fois dans une cour et une fois, il
n’a pas explosé. Ils sont tellement proches d’Erez, de la
frontière, qu’ils entendent les obus au moment où ils sont tirés,
quand ils sifflent pendant leur vol et quand ils atterrissent et
explosent. Le matin de mercredi était étrange, dit-il : à
neuf heure du matin, on avait encore entendu aucun obus.
L’épouse
de Bader a accouché il y a deux semaines et elle se trouve chez
ses parents, à Gaza. Mais elle est censée revenir aujourd’hui.
« Où irons-nous ? Nous sommes comme tous les Gazaouis. Si ce n’est
pas un obus tiré de la terre ferme ou de la mer, c’est un
missile lancé d’un hélicoptère ou d’un drone qui atterrira
sur nous ou autour de nous. Moi, comme policier, j’ai ordre
d’empêcher les tirs. Mais moi aussi, je suis devenu une cible
pour les obus. Avec ou sans roquettes, vous nous bombardez. Tout
le monde circule comme des somnambules, manquant de sommeil, à
cause de la peur, à cause des détonations. On reste assis chez
soi et on attend de voir qui mourra avant l’autre ».
Le
fléau des obus explosant dans le voisinage de sa maison adoucit,
pour Bader, le fléau économique. Il n’a pas reçu son salaire
de policier – tout comme les autres employés de l’Autorité
palestinienne (dans le secteur public et les services de sécurité).
Israël ne transfère pas à l’Autorité Palestinienne les
recettes qui lui reviennent et qui sont perçues comme taxes et
droits de douane sur les marchandises importées via les ports
israéliens. Les Etats-Unis et l’Europe ont supprimé leur aide
à l’Autorité Palestinienne. Il y a déjà un retard de trois
semaines dans le versement des salaires de quelque 140.000
familles de Cisjordanie et de Gaza qui dépendent de ces 1000 ou
2000 shekels par mois. « Ma
situation est bonne », dit Bader, « Le
salaire n’est pas arrivé à la banque mais je peux acheter à
crédit au magasin. Que vont faire les chômeurs ? A eux, on
ne vend même pas à crédit».
Le
père de Louis est maintenant chômeur. Comme ingénieur indépendant,
on lui avait promis un nouveau travail dans un des projets
d’infrastructures financés par le fonds d’aide américain
USAID. Mais actuellement, le fonds a annulé ses contributions aux
projets qui étaient censés être réalisés dans le cadre de
l’Autorité Palestinienne et ses ministères. Il connaît des
entrepreneurs qui ne répondent même pas aux appels d’offre
publiés dans la presse. « A quoi bon », explique l’un d’eux, « je ne peux m’engager à rien : ni sur les matières premières
dont on ne sait ni si ni quand elles entreront via les points de
passage qu’Israël ferme, ni sur le terme présumé des travaux,
ni sur le fait que je pourrai payer les ouvriers, ni non plus sur
le fait que celui qui commande les travaux pourra me payer ».
Le
supermarché dans le quartier des enseignants à Tel el-Hawa, à
Gaza, a été fermé pendant deux jours et ses employés ont été
renvoyés chez eux en congé forcé. Il n’y avait, mercredi après-midi,
pas le moindre client parmi les rayons à moitié vides du
supermarché el-Kishawi, dans le quartier de Rimal. Des parents
s’inquiètent : ils ne pourront pas payer les droits
d’inscription dans les universités, le mois prochain.
Les
rues aussi sont vides : le centre de Gaza n’est pas, comme
d’habitude, encombré de voitures. Le vide est particulièrement
sensible passé deux heures et demie, quand les élèves des écoles
et les employés sont rentrés chez eux. Les gens économisent.
Les marchés sont vides bien que les légumes soient très bon
marché : impossible de les mettre sur les marchés de
Cisjordanie, alors ils inondent Gaza et Rafah. La proposition a même
été avancée de les distribuer gratuitement par le biais de
diverses organisations non gouvernementales. Mais les rues sont
vides aussi du fait de la peur : peur de l’explosion d’un
missile ou d’un obus.
« Je
ne suis pas surpris qu’Israël bombarde comme ça »,
dit Hisham, un militant du Hamas. « C’est
dans sa nature, c’est ce qu’il a toujours fait. Ce qui me
surprend, ce sont ceux parmi nous qui font tout pour faire échouer
le gouvernement ». Dans les rues, les gens ne pointent
pas un doigt accusateur vers les lanceurs de roquettes
palestiniennes, « car
tout le monde est occupé par l’absence de salaires, par le
calcul de l’épargne, par la peur des obus qu’Israël tire
qu’il y ait ou non des roquettes, et par l’appréhension de
l’avenir », dit Marouane, qui est opposé aux tirs de
roquettes. Au Hamas, des voix se sont fait entendre pour accuser,
déclarer que derrière les tirs de roquettes il y a des
responsables du Fatah qui envoient les tireurs dans le but de
rendre les choses encore plus difficiles pour le nouveau
gouvernement et de créer un chaos sécuritaire et politique qui
l’entraîne à la démission. Les uns accusent, les autres démentent.
Un
acteur de terrain d’une organisation non gouvernementale, qui
n’est proche ni de ceux-ci ne ceux-là, juge l’accusation
contestable. « Le Fatah officiel est opposé aux roquettes. Les groupuscules qui
continuent à tirer sont précisément ceux qui sont proches des
groupes islamistes armés », lui disent ses propres
sources autorisées. Mais, confirme-t-il, des responsables du
Fatah sont derrière la campagne d’incitation à l’encontre du
gouvernement : plaintes parce qu’il ne paie pas les
salaires – comme si c’était la première fois qu’un
gouvernement palestinien était en retard de paiement de salaires ;
plaintes parce que ses ministres nomment des conseillers et des
hauts fonctionnaires connus pour être des gens du Hamas et cela
alors que la majorité des employés du secteur public ont été
nommés dans le passé du fait de leur proximité au Fatah ;
plaintes parce que les ministres du Hamas ne sont pas aussi
professionnels ni aussi qualifiés que promis.
La
rue est partagée en deux : il y a ceux qui se plaignent en
disant que le mouvement Hamas aurait dû tenir compte de la réaction
israélienne et mondiale, et prendre des décisions adaptées à
ses possibilités politiques : ne pas former un gouvernement
ou alors accepter les conditions d’Abou Mazen, rédiger un
programme qui ne permettait pas le boycott du peuple palestinien,
et ceci afin d’empêcher un nouveau coup politique et économique.
Chaque jour on apprend qu’un autre état annule son soutien, un
soutien qui était devenu, ces cinq dernières années, l’oxygène
de tout un peuple. Le dernier en date est le Japon. Les banques
israéliennes ne transfèrent pas d’argent vers les banques
palestiniennes, la Banque Arabe n’est pas disposée à prêter
de l’argent au gouvernement. Même si l’Iran et le Qatar offre
leur contribution à l’Autorité Palestinienne, comment
l’argent lui parviendra-t-il ? Il devrait transiter par la
Banque Centrale israélienne et celle-ci refusera évidemment. Et
puis il y a des gens, comme Zyad qui ne soutient pas le Hamas, qui
sont convaincus que les pressions ne feront que renforcer
l’appui de la population à son gouvernement.
Mais
tous redoutent qu’en plus du coup porté à la sécurité et du
coup économique, un troisième coup ne leur tombe dessus :
quand la tension entre le Hamas et le Fatah atteindra un certain
point et qu’alors ce sera l’explosion. Il y a une dizaine de
jours, des gens du Fatah ont barré le chemin du premier ministre,
Ismail Haniyeh. Il n’en a pas fait une histoire. Mardi passé,
il se racontait à Gaza que des membres de « Az a-Din
al-Qassam » avaient ouvert le feu sur celui qu’ils
tiennent pour responsable d’avoir barré le chemin à « leur »
premier ministre : l’officier de la sécurité préventive
à Jabaliyeh. Plus les gens du Fatah et leurs hommes armés se
plaignent de l’échec du tout nouveau gouvernement, plus les
membres armés du Hamas se sentent obligés de défendre
l’honneur de celui-ci.
Les
doubles messages circulent, semant la confusion : le Fatah
officiel est opposé à l’escalade militaire, Abou Mazen
condamne en termes vigoureux l’attentat de Tel Aviv. Mais les
« Martyrs d’al-Aqsa » qu’Abou Mazen et ses
services de sécurité n’ont pas réussi et ne réussissent pas
à freiner, ont stigmatisé sa condamnation. Le Hamas continue
d’adhérer officiellement au principe que c’est le droit du
peuple palestinien de « se
défendre ». Lors d’une vidéoconférence avec les
fonctionnaires du Ministère palestinien des Affaires étrangères,
le Ministre des Affaires étrangères, Mahmoud A-Zahar, a dit que
le programme du gouvernement restait attaché au droit à la résistance
armée. Un des fonctionnaires de Ramallah lui a demandé si cela
voulait dire qu’il devait maintenant partir avec une ceinture
d’explosifs. D’un autre côté, le Ministre de l’Intérieur,
Saïd a-Seyam, a réuni secrètement les moukhtars des grandes
familles respectées de Gaza. Des sources, tant au Fatah qu’au
Hamas, rapportent qu’il leur aurait proposé de signer une pétition
appelant à l’arrêt des tirs de roquettes. « Signez
vous-même », lui auraient dit les moukhtars, « c’est
vous le Ministre ». Mais au Hamas, on craint de rendre
publique une position qui se démarque de la lutte armée, de peur
qu’au Fatah, on n’en tire profit pour la propagande contre le
Hamas.
De
toute façon, au Hamas, on s’occupe aussi de parer aux fausses
rumeurs qui se répandent dans les rues : par exemple, que
les salaires ont été payés mais seulement à ceux qui sont
identifiés avec le Hamas ; ou que le chef du gouvernement,
Ismail Haniyeh, a participé à un plantureux festin tout de suite
après le discours sur « l’huile
et l’hysope » qu’il a donné il y a une semaine, et
dans lequel il avait dit que le peuple palestinien pouvait
survivre grâce à ces deux produits, l’huile et l’hysope, et
ne pas se soumettre.
Zyad
est d’accord avec Ismail Haniyeh : « Je
suis né dans une tente de réfugiés, j’ai étudié à la lumière
d’une lampe à huile, nous mangions de l’huile et de
l’hysope, nous recevions des vêtements de l’UNRWA. Mes
enfants aussi peuvent vivre comme ça ». « Quelle
huile ? », dit Sami avec un rire chargé
d’amertume, « et
quelle hysope ? Vingt shekels le litre d’huile, sept
shekels pour un demi kilo d’hysope. Les gens ont cessé de
parler d’huile et d’hysope, ils mangent du ‘duka’ (un
substitut à l’hysope, à base d’épice de sumac) ».
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)