Haaretz, 18 janvier 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=671796
Non,
il n’y a pas lieu de conclure que tous les soldats aux barrages se
comportent toujours comme ceux qui se trouvaient dernièrement au
barrage de Hawara, au sud de Naplouse : d’autres soldats ne
parlent pas forcément avec une telle grossièreté aux centaines de
personnes qui attendent, dans le froid et la pluie, de pouvoir
passer d’un côté à l’autre d’un barrage que l’armée israélienne
a placé sur leurs terres à eux, au cœur de la Cisjordanie. A
l’homme qui, pour essayer de faire comprendre que la fermeture du
barrage porte atteinte à des gens malades, dit que « des
gens meurent ici », ils ne répondent pas « va mourir avec eux et prends tes sacs ». Ils ne les repoussent
pas physiquement avec leurs fusils comme dans le témoignage de
militantes de Machsom Watch repris dans un rapport publié ici. Ils
ne donnent évidemment pas le nom de « Mohamed »
au chien errant qui terrorise les gens qui attendent derrière les
portes métalliques pivotantes bloquées. Et peut-être qu’ils le
pensent, mais ils ne déclarent pas dans les haut-parleurs, au
moment de fermer le barrage quatre heures avant l’heure de
fermeture annoncée : « Souvenez-vous :
ce pays appartient tout entier au peuple juif et à personne
d’autre ».
Même
les militantes de Machsom Watch, elles qui vont depuis cinq ans de
barrage en barrage en observatrices et qui ont fait l’expérience
de tous les degrés de grossièreté et de brutalité dont se
montrent capables les soldats, ont éprouvé le besoin de diffuser
un rapport détaillé sur le comportement de ces soldats au cours
d’une après-midi d’observation. Ce rapport, elles l’ont également
envoyé au commandant de la zone centrale, Yaïr Noah, qui, devant
la gravité des allégations, a donné instruction pour que soit désigné
un officier chargé d’enquêter sur l’incident.
Mais
un comportement grossier, indifférent ou courtois chez les soldats
n’est de toute façon jamais qu’un sous-produit d’une réalité
de base : cela fait cinq ans que l'armée israélienne limite
au maximum la liberté de déplacement des Palestiniens sur leurs
territoires, en Cisjordanie occupée. Cela se fait par une
combinaison de dizaines de barrages, par des routes fermées aux
Palestiniens, par des centaines de routes barrées et des portes
verrouillées qui ont divisé la Cisjordanie en enclaves – les
« cellules territoriales »
du jargon militaire. Dans de nombreux cas, l’entrée dans ces
« cellules territoriales »
est interdite à qui n’y réside pas. L’armée israélienne
prend soin de garantir qu’il n’y ait qu’une ou deux entrées
pour chacune de ces « cellules territoriale » – cela dépend de sa taille, cela dépend
des « alertes à la sécurité »,
cela dépend du nombre de colonies et d’avant-postes qu’il y a
dans la région. A chaque entrée est placé un barrage d’un genre
ou d’un autre, où des soldats sont libres de retenir les gens
pour un temps illimité. Aucun moyen politique sécuritaire israélien
n’égale en gravité et en répercussions ce changement géopolitique
et économique qu’a enfanté Israël en Cisjordanie avec la création
de ces cellules territoriales et leur fixation en fait accompli,
sous le couvert du désintérêt du public israélien et du monde.
Chaque
cellule territoriale est entourée, comme une île dans l’océan,
du « territoire C » – c’est-à-dire cette catégorie
ratifiée par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat dans les accords de
Taba en 1995 : ce territoire dont Israël conserve le contrôle
civil et militaire plein et entier. Du côté palestinien, on avait
alors compris cela naïvement comme une simple étape et que le
territoire C tout entier (en dehors du territoire bâti dans les
colonies) deviendrait en mai 1999 au plus tard un territoire A (sous
contrôle palestinien plein et entier). En septembre 2000, le
territoire C représentait 60% du territoire de la Cisjordanie. Aux
yeux de nombreux Israéliens, ce territoire n’est pas un
territoire occupé mais tout au plus un territoire « sujet à controverse », objet d’une négociation où le plus
fort l’emporte.
Il
se peut bien que, lorsqu’ils placent des barrages au cœur de la
Cisjordanie occupée et qu’ils empêchent la population occupée
de subvenir à ses besoins, d’étudier, de rendre visite à des
proches, de se faire soigner, beaucoup parmi les commandants de
l’armée israélienne soient convaincus que tout ça est bel et
bien « pour la sécurité » :
sécurité de l’arrière, sécurité des avant-postes, sécurité
des colonies illégales et sécurité de l’armée d’occupation.
Il est possible qu’ils croient vraiment que lorsqu’ils empêchent
800 000 êtres humains de se rendre au sud d’une ligne
Naplouse-Tulkarem, pendant plus d’un mois, dans le cadre de
« l’isolement »,
et qu’ils leur ferment des routes principales depuis août 2005,
ils prennent des mesures qui sont légitimes pour un maître. Peut-être
le commandant du régiment de Naplouse, qui a donné l’ordre de
fermer le barrage de Hawara à 18 heures au lieu de 23 heures,
est-il persuadé que la sécurité l’exige. Tout comme les soldats
qui appellent le chien errant « Mohamed » sont
convaincus de leur patriotisme et de leur sentiment sioniste.
Mais
« l’isolement »,
la fermeture des routes aux Palestiniens et la création
d’enclaves étranglées s’intègrent parfaitement au programme
politique israélien d’imposer aux Palestiniens une solution
politique dans laquelle leur Etat sera composé de « cellules
territoriales » ayant entre elles des liens de
communication d’un genre ou d’un autre et entourées d’un océan
de blocs de colonies, d’une continuité territoriale juive et de
routes pour Juifs uniquement. Les gens se souviendront toujours des
titres de journaux annonçant les « 92%
de la Cisjordanie » que Sharon ou Barak envisageaient
soi-disant de « donner »
aux Palestiniens. Les gens se lasseront toujours de l’énumération
détaillée, assommante, des méthodes par lesquelles Israël, sous
tels ou tels prétextes sécuritaires, brise effectivement et avec
esprit de suite le peuple palestinien en communautés éclatées sur
son propre territoire. La voix du soldat dans les haut-parleurs
disant que « le pays
appartient tout entier au peuple juif uniquement » est un
écho fidèle de la politique qu’il réalise concrètement.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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