Ha'aretz
Ce
n’était pas l’intention de Nasrallah
Amira
Hass
Haaretz, 16
août 2006
www.haaretz.co.il/hasite/spages/751180.html
Version
anglaise : Nasrallah didn't mean to
www.haaretz.com/hasen/spages/750978.html
Les
Katiouchas du Hezbollah ont tué, le mois dernier, 18 Arabes israéliens
sur les 41 civils israéliens tués. Il est clair qu’il n’était
pas dans l’intention de Hassan Nasrallah de les tuer. Mais pour
quelqu'un qui sait que dans le nord du pays vivent beaucoup d’Arabes,
et pour quelqu'un qui sait que ses lanceurs de roquettes imprécises
ne peuvent pas choisir la cible qu’ils atteindront, cette
absence d’intention n’a aucun sens.
Les
Israéliens sont mieux placés que quiconque pour comprendre
l’affirmation de Nasrallah que « ce
n’était pas son intention », pour s’identifier à
cette prééminence qu’il accorde à « l’absence
d’intention » face au résultat meurtrier et
s’identifier avec la séparation qu’il opère entre le
raisonnement à l’œuvre dans la machine de guerre qu’il a bâtie
et sa volonté subjective. « Ce
n’était pas délibéré de notre part » est une
formule sur le dos de laquelle des générations d’Israéliens
ont réussi et réussissent encore à traverser la réalité de
leur domination sur un autre peuple, depuis des années. A
commencer par : « Nous n’avons pas voulu l’occupation ».
« Nous
n’avons pas voulu tuer de civils » est un mantra qui
s’entend régulièrement en Israël, quand on discute du nombre
de civils – dont de nombreux enfants – que l’armée israélienne
tue. A cela s’ajoute automatiquement l’argument que « eux » (le Hezbollah et les Palestiniens) exploitent
cyniquement les civils en s’installant parmi eux et même en
tirant au milieu d’eux. Cet argument, on l’entend dans la
bouche de citoyens qui savent parfaitement où tourner dans la rue
Ibn Gabirol à Tel Aviv pour se rendre au complexe militaire
implanté au cœur civil de leur ville. Cet argument, on
l’entend répété dans la bouche des parents de soldats armés
qui emmènent leur arme chez eux chaque week-end. On l’entend
aussi déclamé par des soldats dont les bases jouxtent des
colonies, des soldats qui ont bombardé des quartiers civils
palestiniens à partir de chars et de positions qui ont été
installés dans des colonies civiles.
« Ce
n’était pas délibéré de notre part » est cousin de
« je ne savais pas »,
et tous deux sont proches voisins du double standard. Ce qui nous
est permis est interdit aux autres. Ce qui nous est douloureux ne
fait pas mal aux autres, parce qu’ils sont « autres ».
Des soldats de l’armée israélienne ont tué 44 enfants à Gaza
depuis le 28 juin, quand a commencé l‘opération ratée de la
libération du soldat Gilad Shalit. 44 enfants sur 188 personnes
que l’armée israélienne a tuées – civils et hommes armés
dont une grande partie s’était lancée dans un combat perdu
d’avance face aux chars qui les envahissaient. Les trois
derniers tués, lundi, sont trois paysans de Beit Hanoun qu’un
obus de l’armée israélienne – à peu près aussi précis
qu’une Katioucha du Hezbollah – a fauchés à la place du
lanceur de roquette qui était visé.
La
voie qui mène à l’assassinat d’enfants par une machine
d’occupation militaire et civile est pavée de bien des absences
d’intention d’occasionner d’autres atteintes aux civils ;
celles-ci ne sont en fait pas immédiatement fatales, mais elles
ôtent jour après jour le goût de la vie à trois millions et
demi de personnes. Il s’agit d’atteintes qui, en temps normal,
ont droit, dans le meilleur des cas, à une mention de la taille
d’un timbre poste dans les journaux. Mais ce sont les pierres de
construction obligées d’un régime de dépossession dont le but
est de mettre en échec l’aspiration du peuple palestinien
à l’indépendance et à la souveraineté sur sa terre.
L’insensibilité et la cruauté exigées par leur mise en œuvre
sont devenues une seconde nature à des centaines de milliers
d’Israéliens. Sans qu’ils l’aient voulu.
Voici
quelques exemples typiques : c’est la carte d’identité
qu’un soldat a confisquée au milieu de la nuit et qui se perd
ensuite et dont le détenteur ne peut plus alors se déplacer sur
les routes pour se rendre à son travail et devra dépenser des
sommes folles, comme il dit, pour une nouvelle carte d’identité ;
ce sont les interminables attentes en plein soleil aux barrages et
devant les guichets de l’administration civile (encore des journées
de travail perdues) ; ce sont les ordres d’expropriation de
terres ; de nouveaux barrages aux entrées des villages ;
c’est l’interdiction pour ceux qui ont entre 16 et 35 ans de
sortir de Tulkarem et de Naplouse ; le tracé d’une
nouvelle route vers la colonie ; l’interdiction pour une
famille palestinienne de rentrer chez elle en Cisjordanie ;
c’est encore une maison que la clôture de séparation qui
progresse coupe du village et des terres ; c’est l’empêchement
mis aux visites des prisonniers. Il n’y a pas de fin à ces
atteintes-là. Un livre entier ne les contiendrait pas.
Quand
cela l’arrange, l’Israélien fait partie d’un collectif. Dès
lors, chaque attentat-suicide comme chaque Katioucha est dirigé
« contre le peuple juif » – ce qui bien évidemment autorise
toujours Israël à lancer des opérations punitives qualifiées
de guerre existentielle. Et quand cela l’arrange, l’Israélien
dénie toute participation à un collectif, au système
d’occupation auquel il collabore, et il feint d’ignorer les
implications inévitablement liées à la nature de ce système
qui impose un contrôle autoritaire sur la vie de trois millions
et demi de personnes qui ne l’ont pas choisi (l’Autorité
Palestinienne était, dès son origine, une fiction de
gouvernement, sans pouvoirs).
D’un
côté, l’Israélien « qui
ne l’a pas voulu » se coupe de la machine de
l’occupation et du colonialisme israélien, et il s’exempte de
la responsabilité des intentions délibérées de viser les
civils palestiniens, intentions pourtant à l’œuvre dans
l’existence même de cette machine. De l’autre côté, il
coupe les réactions palestiniennes de l’existence de cette
machine de l’occupation : eux, individuellement et
collectivement, « avaient
pour visée de toucher aux civils », et cela en vertu de
leur nature éternelle de musulmans, d’Arabes – ce qui ne dépend
pas de nous.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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