Haaretz, 8 février 2006
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=680333
Version
anglaise :
www.haaretz.com/hasen/spages/680113.html
Dans le camp de réfugiés de Jénine, la jeune femme qui est entrée
dans l’épicerie du coin n’a pas caché son hostilité en
apprenant que l’hôte était israélienne. On pouvait avoir
l’impression qu’il lui était même difficile de s’asseoir en
compagnie de cette hôte que l’épicière régalait de friandises
et de plaisanteries tout en donnant son avis sur les différentes
listes participant aux élections. Presque sans préambule, la jeune
femme demanda : « Et que pensez-vous des opérations de sacrifice ? » (istash’had
– sacrifice de sa vie). Il était clair que la réponse ne l’intéressait
pas mais qu’elle voulait seulement expliquer abondamment pourquoi,
selon elle, c’était la réplique adéquate : « Quoi ?
Une fillette palestinienne qui se fait tuer, c’est dans l’ordre
des choses ? Et nous bombarder dans les maisons aussi ? ».
Ce qui, plus que tout, l’a rendue furieuse, ç’a été la réponse
que la vengeance ne faisait pas une lutte de libération. L’épicière
a fait taire la jeune femme avec fermeté : « On ne parle pas comme ça avec les hôtes », a-t-elle dit.
Lorsque la jeune femme est partie, l’hôtesse a expliqué :
son frère, un membre du Fatah, a perpétré un attentat par coups
de feu (une « opération »)
en Israël, et a été tué. Son deuxième frère a été tué lors
de l’invasion du camp de réfugiés par l’armée israélienne,
en avril 2002.
Dans
des discussions semblables, de Rafah à Jénine, les termes en usage
sont « réplique »
ou « réponse ».
Parfois, par exemple quand il est question des tirs de Qassams, la
phrase « nous aussi nous
avons le droit de nous défendre » est avancée comme
explication. Les plus francs, c’est-à-dire ceux qui ne se
leurrent pas ni ne leurrent les autres sur la possibilité même
d’une « défense »,
ceux-là disent : « nous
aussi, nous avons le droit de vous terrifier, comme vous nous
terrifiez, toujours, par vos bombardements aériens ou vos tirs
d’artillerie et vos bangs supersoniques. Que vos civils se sentent
eux aussi menacés ». Il n’est pas nécessaire que le
mot « vengeance »
apparaisse explicitement dans les conversations : il est à
l’arrière-plan et il est clair que les gens comprennent
parfaitement cette impulsion première, originelle. Celui qui se
venge – par un attentat-suicide, avec un Qassam ou un coup de
couteau – les représente, parce qu’il a trouvé une voie
d’expression au sentiment de colère et à l’impuissance de
tous, chacun pris individuellement et collectivement. On peut
supposer qu’un désir de vengeance a entraîné Ahmed Kfina à
assassiner, dimanche passé, la victime la plus facile rencontrée
en chemin : Kinneret Ben Shalom Hajbi, âgée de 58 ans, de
Petah Tikvah. Nul besoin des « évaluations »
des spécialistes du renseignement ou des orientalistes en tous
genres, pour comprendre qu’il n’a pas agi sur ordre.
Tenter
d’expliquer aux Israéliens que ces actes de vengeance sont dérisoires
en comparaison avec la puissance de l’offensive que mène Israël
contre chaque individu et contre toute la population palestinienne,
est voué à l’échec. Israël attaque quotidiennement, par des méthodes
multiples et variées, chaque Palestinien. C’est l’accumulation
qui est mortelle, même si l’assassinat de fillettes de neuf ans
ou le lâcher d’un chien militaire sur une vieille dame ne sont
pas des actes quotidiens. Cette accumulation sabote l’aspiration
à mener une vie normale. L’emprisonnement dans des enclaves, en
Cisjordanie, si bien
que des actes naturels, tout simples, tout bêtes comme étudier,
travailler, rendre visite à de la famille, sont impossibles ;
les incessantes expropriations de terres pour construire des routes
et des clôtures de sécurité pour les colonies ; les arbres
que l’armée arrache, ajoutant l’offense à l’anéantissement
jour après jour d’une source de revenus ; les terres
agricoles et les vastes pâturages dont l’armée interdit l’accès
sous des prétextes de sécurité ; les incursions dans les
maisons au milieu de la nuit et qui, la plupart du temps, ne
parviennent pas à la connaissance du public israélien ;
l’attente aux barrages pendant de longues heures ; les
enfants terrorisés ; les fusils pointés.
Le
désir personnel de vengeance, comme aussi la compréhension
manifestée par les gens à l’égard du vengeur, se renforcent à
mesure que s’éclaire l’absence d’un plan palestinien unifié
contre l’occupation, à mesure que s’éclaire l’échec des
organisations palestiniennes et des dirigeants à libérer leur
peuple de la domination israélienne. Contrairement aux
organisations politiques, le vengeur n’est pas obligé de prendre
en compte l’influence de son acte sur l’échec de l’aspiration
palestinienne à l’indépendance. Il a « résolu » pour lui-même une détresse personnelle. Il n’y a
dès lors pas à attendre de l’auteur d’une vengeance
personnelle qu’il se préoccupe de savoir que sa vengeance
n’apprendra rien aux Israéliens sur les motifs qu’ils lui
fournissent de se venger. Au contraire, sa vengeance ne fera que
renforcer chez eux le sentiment d’être victimes et leur penchant
naturel à ne rien savoir.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
|