Communiqué
Accusé de «quoi»
Clea
Mercredi 26 juin 2013
Désormais, Bahar Kimyongür doit rester à la disposition
de la Justice espagnole. Quarante-cinq
jours durant. Il s’agit là du délai
légal laissé à l’Espagne pour décider de
son sort.
Car Kimyongür,
rentré à Bruxelles, est toujours sous le
coup du mandat d’extradition
international lancé contre lui par
l’Etat turc (un mandat activé le 27 mai
dernier et qui a «justifié» son
arrestation en Andalousie où il passait
quelques jours de congé).
Appréhendé à Córdoba le 17 juin
puis transféré à Madrid, la
Audiencia Nacional avait remis
notre ami en liberté trois jours plus
tard –contre le versement d’une
importante caution de 10.000 euros– et
l’avait autorisé à retourner en
Belgique.
Libéré «sous caution» : cette
disposition signifie que le
remboursement de cette «garantie» est
expressément conditionné à la
comparution du «prévenu» devant
l’Audience Nationale lors de tous les
actes de procédure qui y justifieraient
sa présence. A défaut, Kimyongür ferait
l’objet d’un mandat de capture immédiat
lancé par le juge Javier Gomez Bermudez
–avec obligation pour les autorités
belges d’en assurer l’exécution…
Dans les jours prochains, ce qui va donc
se jouer c’est le cours que prendra
l’instruction du dossier et la manière
dont la justice madrilène appréciera les
chefs d’inculpation contenus dans le
mandat d’arrêt délivré par Ankara.
À CHARGE…? Au fait, à
ce moment particulier de «la
“nouvelle” affaire Kimyongür», on
est évidemment en droit (plus que jamais
en droit) de connaître les «nouvelles»
allégations portées par la Turquie
contre le ressortissant belge. Or –tel
le sempiternel débauchage, auquel un
certain cynisme d’Etat nous avait
habitués–, ces accusations sont tout
simplement… «consternantes».
Pour tout dire, le contenu du mandat
d’arrêt, délivré le mois passé, est
littéralement sans objet : ses prétendus
chefs d’inculpation avaient –tous– déjà
été écartés, déclarés non fondés et
anéantis auparavant.
En réalité, ce supposé «nouvel» acte de
police international est la copie
conforme du mandat d’amener qui –en
2006– avait provoqué l’emprisonnement de
Kimyongür aux Pays-Bas, mais avait
surtout entériné (66 jours plus tard) sa
relaxe complète par la Chambre
d’Extradition de La Haye : au nom des
principes prévalant dans tout Etat de
droit, les trois juges hollandais
avaient littéralement pulvérisé les
allégations infondées avancées alors par
le Procureur de la Cour de Sûreté de
l’Etat turc –Hamza Keles.
Quelles sont donc les graves accusations
réactivées le 27 mai dernier contre B.
Kimyongür ? Elles sont au nombre de
trois. «Etre le dirigeant [«the
ruling member»] d’une organisation
terroriste, le DHKP-C» ;
«avoir, le 28 novembre 2000, menacé
[sic] et attaqué [sic] le
ministre des Affaires étrangères»
de l’époque, Ismail Cem, en plein
Parlement européen de Bruxelles ;
«avoir participé à une grève de la
faim, fin 1999, en solidarité avec un
prisonnier du DHKC détenu en Allemagne».
Puisqu’il le faut bien, reprenons –un à
un– chacun de ces éléments «à charge».
Les autorités turques accusent Kimyongür
d’être «un dirigeant du DHKP-C», un
mouvement décrété «terroriste» par les
Etats-Unis et l’Union européenne ? En
Belgique, deux tribunaux ont affirmé
–par deux fois– le contraire. La Cour
d’Appel d’Anvers [le 7 février 2008],
puis la Cour d’Appel de Bruxelles [dans
un Arrêt définitif rendu le 23 décembre
2009]) ont non seulement lavé Bahar
Kimyongür des accusations d’appartenance
à «un groupe terroriste» mais elles se
sont même refusé de qualifier le DHKP-C
d’«organisation criminelle».
AVOIR «ATTENTÉ»…?
Deuxième élément à charge,
définitivement accablant selon la Cour
de Sûreté de l’Etat turque ? «Avoir
menacé et attaqué le ministre des
Affaires étrangères turc, Ismail Cem»…
Pourtant, un simple rappel des faits
suffit à contredire cette accusation
trop facilement péremptoire.
Il y a sept années, le CLEA
avait déjà contribué à la démonétiser
totalement, dans un document titré
«Bahar
Kimyongür : le dossier à charge».
Extraits.
À la télé, la
CNN-Türk vient de l’annoncer : le
ministre des Affaires étrangères Ismail
Cem sera l’hôte, le jour même, du
Parlement européen à Bruxelles. Une
prestation destinée à faire état des
progrès d’Ankara en matière de droits de
l'Homme…
On est mardi, le 28 novembre 2000. Neuf
heures du matin.
Deniz Demirkapi et Bahar Kimyongür en
sont à leur vingt-troisième jour de
grève de la faim. Une protestation
solennelle, menée au siège du Bureau
d’Information du DHKC rue
Belliard. Parce qu’il n’y a pas
d’autres moyens d’attirer l'attention du
public. Alors que, depuis deux mois en
Turquie, un millier de détenus ont
engagé un jeûne de masse contre le
projet de transfert des condamnés
politiques vers des prisons de haute
sécurité.
Est-ce un trop parfait hasard ? Une
camarade d’origine autrichienne, Sandra
Bakutz, doit justement rencontrer
Morgantini, l’eurodéputée communiste
italienne, afin de lui remettre un
dossier sur les prisons de type F. Une
coïncidence qui, dans ce temps
d’infortune, devient d’elle-même une
circonstance opportune –la possibilité
de pénétrer, avec Bakutz, dans les
bâtiments des institutions européennes
pour y interpeller publiquement le
ministre. Coup de téléphone à
l’intéressée qui accepte: l’action –dont
dépend, peut-être, le sort et la vie de
centaines de prisonniers– aura un
caractère évidemment pacifique.
Trois quarts d’heure plus tard. À
l’entrée du Parlement, Deniz et Bahar se
font annoncer au guichet d’accueil comme
deux des accompagnateurs de la
délégation attendue par Luisa Morgantini.
Puis une fois arrivés à l'étage, ils se
séparent de Sandra pour gagner
l'auditoire où Ismail Cem vient
d’entamer son allocution. Avant cela,
dernières vérifications. Dans les
toilettes. Où les deux jeunes gens se
revêtent chacun d'une chasuble griffée
de mots d’ordre, bourrent leurs poches
du plus grand nombre possible de tracts,
s'assurent qu’ils ont bien les affiches
et répètent, une dernière fois, les
quelques phrases-choc qu’ils ont dû si
vite préparer... Moins de trois minutes
après, ils se retrouvent devant
l'auditoire. «Premier obstacle, près
de l'entrée: il y avait là des
journalistes turcs que nous connaissions
et qui n'auraient pas hésité à nous
dénoncer aux agents de la Sécurité. Il
allait donc falloir baisser la tête et
ouvrir les portes sans paniquer.
Deuxième obstacle: un homme de la
Sécurité qui nous barre le chemin.
Pourtant à notre grand étonnement, il
nous accompagne dans la salle pour nous
indiquer de bonnes places. On n’en
demandait pas tant». Mais, à la vue
des parlementaires décidément nombreux,
Deniz se met à hésiter, et son corps
fait pareil : «J’ai les jambes qui
tremblent». Hésiter,
trembler, fléchir. «C'est juste un
moment à passer, on va y aller…» :
son compagnon n’a pas fini de
l’encourager que Deniz s’est reprise et
est déjà en train de marcher vers le
ministre, en scandant des slogans
offusqués. Ismail Cem ? Il en est encore
à réciter des réponses apprêtées et à
tenter de dévaloriser les questions
impertinentes de plusieurs députés :
«Mais pas du tout : les soldats turcs
n’occupent pas l’île de Chypre.
D’ailleurs, comment une force armée
pourrait-elle occuper son propre pays ?
Les événements de 1915 concernant les
Arméniens ? Ils n’ont été désirés par
personne, croyez-le bien. Et puis, je
vous l’affirme: il n’y a aucune
discrimination, vis-à-vis d’une
quelconque minorité, dans mon pays.
Aucune…».
Lancer les tracts vers l'assistance,
retirer sa veste pour permettre au
public de lire les inscriptions sur la
chasuble, dérouler les affiches montrant
des détenus carbonisés, appeler le
gouvernement turc à renoncer à son
projet carcéral, saluer le combat
incroyable des détenus politiques…:
«Après quelques minutes, la police du
Parlement a tenté de nous neutraliser,
ce qu'elle a fait sans trop de
difficultés puisque nous étions fort
affaiblis par notre jeûne de trois
semaines. J'ai eu à peine le temps de
voir Deniz violemment projetée par un
garde contre le mur puis être empoignée
par le malabar. Finalement, on nous a
sortis de l'hémicycle et forcés à
quitter le bâtiment. Dans la
précipitation, nous avons même failli
oublier nos cartes d'identité consignées
à la réception. Mais l'action avait bel
et bien réussi. Nous étions aux anges».
«Aux anges» ? Dans les heures, les jours
et les semaines qui suivront le 28,
Kimyongür et Demirkapi vont faire
l'objet d'une véritable campagne de
haine médiatique. À travers les journaux
écrits et télévisés de langue turque,
ils seront nommément accusés d’être
«des traîtres à la patrie»,
«des cerveaux du terrorisme»,
«des ennemis de la nation».
Seul aspect iconoclaste de ce lynchage?
La confusion constamment entretenue par
des journalistes confondant les genres,
parce que Bahar est un nom féminin
(signifiant «le printemps»)
alors que Deniz est plutôt un prénom
masculin (qui veut dire «la mer»)
–les parents de Deniz ayant ainsi appelé
leur fille en hommage au révolutionnaire
Deniz Gezmis, pendu par les militaires
le 6 mai 1972.
Inutile précision…: depuis le 28
novembre 2000, Bahar Kimyongür et Deniz
Demirkapi ne peuvent plus mettre les
pieds en Turquie où ils sont passibles
de quinze années d’emprisonnement (ce
qu’attestent les avis de recherche, avec
la photo d’identité de Deniz, plusieurs
fois affichés au commissariat
d'Eskisehir en Anatolie de l'ouest,
ville d’où son père est originaire).
Inutile…: vingt jours à peine après
l’esclandre, destiné à prévenir
l’opinion et à saisir les autorités
européennes, le gouvernement d’Ankara
fait donner la garde. Le 19 décembre
2000, vingt prisons turques sont prises
d’assaut.
Les incidents bruxellois ainsi remis
dans leur contexte, le 4 juillet 2006 à
La Haye, la Chambre d’Extradition
produisait un Arrêt exemplaire,
déconstruisant «les preuves
confondantes» avancées par Ankara pour
justifier l’extradition de B. Kimyongür.
Pour qu’il y ait extradition, il faut
que –dans les deux pays concernés– le
fait mis en cause soit considéré comme
un délit. Or les motifs d’extradition
invoqués par la Turquie ne constituent
pas des actes délictueux au regard de la
législation néerlandaise. À propos de
l’accusation centrale, avancée par le
mandat international, le juge hollandais
Van Rossum précisait qu’il s’agissait
–au Parlement européen– d’une
«démonstration» (au sens de
«protestation non délictueuse»), en
aucun cas une menace ou une agression à
l’égard du ministre des Affaires
étrangères turc. Dans leur jugement, les
trois juges rappellaient d’ailleurs
souverainement qu’«interpeller un
ministre sur les conditions de détention
dans les prisons n’est pas un acte
coupable».
Ni «marquer sa solidarité, avec un
prisonnier en grève de la faim».
Car dans ce dernier cas encore, où y
aurait-il eu délit ? Le 30 novembre
1999, Ilhan Yelkuvan avait entamé une
grève de la faim transformée, après un
mois et demi, en jeûne de la mort pour
protester contre son maintien en
isolement dans la prison de Hambourg.
Grâce à la solidarité de milliers de
prisonniers et de militants en Turquie
mais aussi dans les divers pays
d’Europe, Yelkuvan avait finalement
obtenu satisfaction après dix semaines
de privation. Qu’y aurait-il eu à redire
à propos de cette solidarité, du point
de vue pénal? Rien. Absolument rien.
TOUT FAIRE POUR TOUT DÉFAIRE.
Malgré l’Arrêt rendu par la justice des
Pays-Bas et les jugements prononcés en
Belgique, les autorités turques sont –on
le voit– décidées à s’affranchir de
toutes les jurisprudences, quelles
qu’elles soient. Et à contrevenir aux
garanties et droits constitutionnels
reconnus à chaque citoyen dans tout Etat
de droit.
Dans ce contexte pathologique (qui
prouve une sorte de continuité entre ce
qu’était, hier, le despotisme de l’armée
et, aujourd’hui, la répression régentée
par l’AKP), le récidivisme turc ne nous
laisse pas le choix. Il nous faudra, une
nouvelle fois, faire pression. Et
obliger le gouvernement de notre pays à
défendre, de manière décidée, le Belge
Kimyongür.
Si jamais il est extradé vers la
Turquie, c’est sûr : le pire attendra
là-bas notre camarade…
Pour le
Comité pour la Liberté d’Expression et
d’Association,
Jean FLINKER
UN GESTE
UTILE
Pour contribuer au paiement des frais
d’avocats et des déplacements à Madrid
auxquels Bahar Kimyongür sera astreint,
nous vous invitons à verser une aide
financière (aussi modeste soit-elle)
sur le numéro de compte du CLEA
BE47 3630 0542 6380
avec, comme message,
«Solidarité Bahar !».
D'avance, merci.
Den Haag,
4 juillet 2006. Bahar est «libre»…
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