Algérie
Lettre au docteur Saïd Sadi
Yasmina Khadra
Samedi 6 avril 2018
J'ai été profondément outré en voyant
une poignée d'irresponsables vous
conspuer aujourd'hui, pendant la Marche
des braves. Ça a toujours été ainsi,
dans notre pays: on se trompe
grossièrement d'ennemis. Que vous
reproche-t-on au juste ? D'avoir, en de
rares moments, cru dans la parole de
quelques hypocrites ? Vous y avez cru
parce que vous êtes un homme sincère.
Tous les êtres sincères se trompent, au
début, d'interlocuteurs. Parce qu'ils
partent du principe que toute personne
est sincère jusqu'à preuve de sa
mauvaise foi. Moi aussi, comme vous,
j'ai cru et j'ai été floué. Seuls les
vilains se méfient de tout le monde. Ils
pensent que tout le monde est vilain
comme les gens sincères pensent que tout
le monde est sincère. Il se trouve que
certains, parmi nous, ne voient, dans la
carrière militante d'un patriote racé,
que ce qui leur convient. Ceux-là sont
tristes comme la mort. Ils ont tué
toutes les résilience en eux. Nourris
aux rumeurs et aux anathèmes, ils ne
sauraient distinguer le bon grain de
l'ivraie. Mais la vérité est aux
antipodes des raccourcis et de
l'étroitesse des esprits. Aujourd'hui,
la sainte vérité est dans nos rues. Elle
réclame son heure. Ne soyez pas chagrin,
docteur Saïd Sadi. Ne soyez pas en
colère. Le prophète Issa disait : Si on
te déteste, dis-toi que l'on m'a haï
avant toi". Depuis que le monde est
monde, les justes ont toujours été
incompris. Tous les malheurs de
l'humanité naissent de cette méprise qui
encense les ingrats et enfume les
généreux. Ne rentrez pas chez vous,
docteur Sadi, ne claquez pas votre porte
au nez d'une aube nouvelle. Vous avez
été l'un des premiers démocrates à vous
insurger contre la répression. Vous avez
connu la prison, la mise en quarantaine,
mais ni les menaces ni les dangers
mortels n'ont réussi à vous faire
fléchir d'un cran. Ce n'est pas cette
poignée d'hommes outragés qui pourrait
vous faire renoncer à votre combat. Vous
étiez debout au coeur des bourrasques
lorsque tout un peuple avait la tête
dans le sable. Vous avez écrit, crié sur
les toits jusqu'à extinction de la voix,
pour mettre des mots et des paroles sur
le silence d'une nation muselée. Vous
avez cherché des amis parmi vos propres
ennemis juste pour entretenir la flamme
de l'espoir encore vive au coeur des
opacités. Vous n'avez pas le droit
d'être excédé. Le destin des braves est
de subir l'ingratitude et de la
considérer comme une grâce. N'est jamais
vraiment dépossédé d'une fibre celui que
l'on lynche sur la place publique pour
ses principes. Je vous écris à chaud,
comme est chaud le sang qui bat à mes
tempes, comme est chaud l'enfer des
sacrifices. Je vous écris avec mes
tripes parce que j'ai peur, comme vous,
pour notre patrie qui se soulève
magnifiquement sans savoir où elle va.
Aucun mouvement n'est à l'abri d'un
précipice s'il navigue à l'aveugle, s'il
n'a pas de capitaine à la barre et une
boussole fiable. Vous êtes, docteur Saïd
Sadi, un homme fiable. C'est tout ce
dont on a besoin. Un homme fiable est
plus crédible qu'un homme parfait.
Puisque la perfection n'est point
humaine. Revenez, rejoignez votre
peuple, acceptez d'être bousculé par
ceux qui se trompent grossièrement
d'ennemis et sachez qu'il est des êtres
enténébrés qui ne verraient que leur
propre noirceur si on venait à étaler
sous leurs yeux toutes les splendeurs de
la terre. Combien de héros ont été
vilipendés par ceux-là même pour qui ils
sont morts ? Croyez-vous qu'ils
regrettent leur martyre ? Bien sûr que
non, puisqu'ils demeureront à jamais
meilleurs que leurs survivants.
L'Algérie vacille. Elle est en danger,
et le sera tant qu'on n'aura pas compris
la nécessité absolue de choisir les
personnes capables d'incarner l'espoir
de notre peuple. Car le régime a ses
hommes, lui, et il est toujours là à
exacerber nos nerfs et à mépriser notre
force étêtée. Revenez, docteur Sadi,
rassemblez autour de vous les hommes et
les femmes en mesure de mettre à genoux
le sort et parlez à ce peuple qui crie
sa colère mais qui n'entend pas l'appel
du salut. Si nous voulons accéder à la
liberté définitive, ouvrons-les yeux sur
de nouveaux horizons puisque derrière
nous ne subsistent que les ruines de ce
que nous n'avons pas su mériter.
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