Plus de 50 ans de "Secret défense" :
Qui a encore peur de Ben Barka ?
Xavière Jardez
Samedi 23 janvier 2016
L’opposant
marocain Mehdi Ben Barka a été enlevé le
29 octobre 1965 à Paris. Plus de
cinquante ans après, le mystère demeure
officiellement sur le véritable
commanditaire de l’opération et de son
assassinat. A l’époque le Général de
Gaulle avait déclaré : « Ce qui s'est
passé du côté français n'a rien eu que
de vulgaire et de subalterne ». Pas
certain… Et du côté marocain, ça l’est
encore moins.
Pour Maurice
Buttin, avocat de la famille Ben Barka :
« La vérité sur qui s’est passé après
l’enlèvement de Ben Barka se trouve au
Maroc ». Il vient de publier aux
Editions Karthala une version
augmentée de "Hassan II, de Gaulle,
Ben Barka, ce que je sais d'eux" *.
A lire pour ne pas oublier... et pour
réclamer à nouveau la levée du
"secret défense", le 29 octobre
prochain, devant la Brasserie Lipp, au
Quartier Latin, lieu de son enlèvement.
Interview de
Maitre Maurice Buttin par Xavière Jardez
(20/1/16)
Xavière Jardez
: Un demi-siècle s’est passé depuis
la disparition de l’opposant marocain au
roi Hassan II, Mehdi Ben Barka, le 29
octobre 1965, à Paris, sans que l’ «
Affaire » ainsi nommée et dont vous
êtes toujours l’avocat, en tant que fin
connaisseur du Maroc, ait été élucidée,
malgré les innombrables procédures que
vous avez engagées. Comment
l’expliquez-vous ? Si on peut expliquer
l’inertie de Paris par les intérêts
d’Etat ou « le secret défense »,
y aurait-il eu des intérêts occultes,
plus personnels du pouvoir en France à
protéger ?
Maurice Buttin :
L'explication est simple : d'une part,
le Maroc qui détient la vérité sur la
"disparition" de Mehdi Ben Barka,
par certains de ses agents encore en vie
présents à Paris, refuse toujours
d'exécuter les Commissions Rogatoires
Internationale (C.R.I.) qui lui ont été
adressées en septembre 2003 (il y a plus
de 15 ans donc !) et renouvelées à
plusieurs reprises par la suite ;
d'autre part, du côté de la France,
certains documents, peut-être
révélateurs du crime, sont toujours
classés " secret défense ". Ainsi
nous pouvons invoquer la Raison d'Etat
des deux Etats - sans oublier
l'attachement traditionnel et personnel
au Maroc de nombreux dirigeants
français.
Xavière Jardez:
La mort de Ben Barka intervient à
peine dix ans après la fin du
Protectorat et l’indépendance du Maroc.
Ses prises de position, notamment sur la
main-mise des Français, des Espagnols et
des Américains sur les forces armées
marocaines, son soutien à l’insurrection
algérienne en 1954, son engagement
international au sein du mouvement de la
Tricontinentale expliquent-elles les
réticences et les rancunes des
«coloniaux» à faire la lumière sur
cette «Affaire »?
Maurice Buttin :
C'est incontestable en ce qui concerne
les agents du SDECE de l'époque, anciens
SFIO (tendance Algérie française) et
anciens membres "réfugiés " de l'OAS !
Tous au surplus hostiles au Général De
Gaulle. (Ben Barka était catalogué au
surplus dans la Maison de " communiste "
ce qu'il n'a jamais été).
Xavière Jardez:
Oufkir, le bras droit d’Hassan II, a
été désigné comme le seul responsable
jamais inquiété de cette Affaire.
Etait-ce un renvoi d’ascenseur ou «
un service réciproque » pour avoir
organisé la capture de Ben Bella et des
autres membres du FNL en 1956 et
renseigné la France sur les tentatives
des forces de libération algériennes au
Maroc de s’infiltrer en Algérie?
Maurice Buttin :
Non, Oufkir a bien été inquiété,
puisqu'il a été condamné par contumace
le 5 juin 1967 à la réclusion à
perpétuité par les magistrats de la Cour
d'Assises, siégeant alors seuls.
En fait, celui qui
aurait dû être condamné en premier lieu
pour avoir décidé l'enlèvement de Ben
Barka (comme des Chefs du FLN en
1956) - mais il n'était pas
poursuivi...- c'est Hassan II (comme l'a
fait d'ailleurs, indirectement le
Général De Gaulle, dans sa conférence de
presse du 21 février 1966). Evoquer
Oufkir dans l'Affaire, c'est évoquer
l'enlèvement, en 1804, du duc d'Enghein
par Savary, le chef de la police
secrète, agissant sur ordre de
Bonaparte.
Cela d'autant que
je crois même, bien qu'acquitté, le chef
de la Sûreté nationale marocaine, Ahmed
Dlimi, plus impliqué dans l'Affaire
qu'Oufkir, sur ordre d'Hassan II.
Xavière Jardez:
N’était-il pas étonnant que Ben Barka,
en exil depuis 1963, qui se savait
traqué, avait failli être enlevé, se
soit laissé piéger par un la réalisation
d’un film sur la décolonisation patronné
par des individus peu recommandables
tels que le journaliste Bernier et le
truand Figon, une connaissance de
Marguerite Duras, qui se serait, en
janvier 1966, « suicidé »?
Maurice Buttin :
Mehdi Ben Barka, ne se méfiait pas
particulièrement de Bernier qu'il
connaîssait depuis 1956, au Maroc. Quant
à Figon, Bernier le lui avait présenté
au Caire, puis à Genève, comme un homme
d'affaires.... et il apparaissait au
grand jour comme un bon bourgeois !
Xavière Jardez
: Quel rôle, direct ou indirect, ont
pu jouer dans cette disparition les amis
et connaissances israélites marocaines
de Ben Barka, comme Tordjman, ou Jo
Ohanna, au profit d’Israël directement
impliqué selon les déclarations de
journalistes israéliens que vous citez «
les services secrets israéliens ont
directement participé à l’enlèvement du
leader marocain » (p. 455) ce qui
donne à penser à l’un d’eux que « la
coopération du Mossad… a conduit de
Gaulle à changer de politique à l’égard
d’Israël en juin 1967 ».
Maurice Buttin :
Bonne question, mais nous l'ignorons
totalement, la justice française n'ayant
pas jugé utile d'auditionner Tordjman,
un grand ami d'Oufkir.
Quant à Jo Ohanna,
Mehdi Ben Barka, de passage à Paris,
descendait toujours chez lui.
Xavière Jardez:
Cette « disparition » que vous
qualifiez de « crime d’Etats au
pluriel» ne pouvait pas être ignorée
des Etats-Unis au vu de la personnalité
de Ben Barka . Tiers mondiste, ami de
Fidel Castro, futur président de la
Conférence tricontinentale- jugée
subversive par la CIA- qui devait se
tenir à Cuba, il était l’homme à abattre
dans le contexte géopolitique de
l’époque (baie des Cochons, crise des
fusées soviétique, intensification de la
guerre au Vietnam). Pourtant vous ne
semblez pas convaincu de l’implication
de la CIA dans cette disparition même si
Bachir Ben Barka n’a pas obtenu de
réponse d’Obama en 2009 à sa requête
faite sous le Freedom of Information
Act.
Maurice Buttin :
Ne nous trompons pas. Je connais bien le
double rôle des agents de la CIA :
regrouper tous les renseignements
possibles ; mais, aussi, intervenir en
éliminant les régimes ou les dirigeants
politiques estimés hostile aux intérêts
étasuniens.
Ainsi, je suis bien
persuadé que la CIA est bien intervenue
dans la " disparition " de Ben
Barka. Mais je ne sais pas à quel
niveau, et nous n'avons pas la moindre
preuve. Peut-être "simplement" un
feu vert donné à Hassan II ?
D'où ma requête au
juge d'instruction d'adresser une
Commission Rogatoire Internationale
(CRI) à la CIA pour demander la
déclassification de toutes les pièces
concernant l'Affaire Ben Barka (plus
de 2 000).
Xavière Jardez:
Revenons à Mehdi Ben Barka. Son
programme politique sous le Protectorat
comportait le retour au Maroc des
enclaves de Ceuta et Melilla. Quels
éléments ont-ils joué, sous la dictature
de Franco, pour qu’elles demeurent
espagnoles?
Maurice Buttin :
Le Maroc a conquis le Rio de Oro (le
Sahara occidental) en décembre 1975,
par la "marche verte" organisée
par Hassan II, donc dix ans après la
"disparition " de Ben Barka. Franco
était mort en novembre...
Xavière Jardez:
Comment Mehdi Ben Barka concevait-il
cette monarchie constitutionnelle qu’ il
avait à l’esprit et qui devait prendre
en compte le Coran, les traditions avec
la ba’ya et les concepts de ce
système particulier aux monarchies
européennes ?
Maurice Buttin :
A mon avis, Mehdi Ben Barka, concevait
la monarchie constitutionnelle modèle
Grande-Bretagne : le roi règne mais ne
gouverne pas. Il ne pouvait plus être
dès lors question de la ba'ya.
Le Maroc pouvait
pour autant se déclarer Etat musulman,
mais sans que la charia devienne le loi
du pays, un peu comme présentement la
constitution tunisienne.
*"Hassan II, de
Gaulle, Ben Barka, ce que je sais
d'eux".* (Ed. Karthala – 540 pages -29
euros).
Vidéo (14’15)
: Mehdi Ben Barka 1965-2014: 49 ans de
combat pour la vérité et la justice
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