Focus
La Turquie en danger
Thierry Meyssan
M. Erdoğan
a perdu le contrôle de la situation.
Lundi 27 juillet 2015
Alors que la presse occidentale
salue l’autorisation faite par la
Turquie aux États-Unis d’utiliser ses
bases militaires pour combattre Daesh,
Thierry Meyssan observe les tensions
internes de ce pays. Selon lui, le
maintien de M. Erdoğan au pouvoir comme
l’absence de nouvelle majorité lors des
prochaines élections législatives
conduiront sans délai à la guerre
civile.
Depuis une quinzaine
d’années, George Friedman, le fondateur
de l’agence de renseignement privée
Stratfor, persuade les dirigeants
occidentaux que les BRICS ne joueront
pas de rôle important au XXIe siècle,
mais que la Turquie islamique y
parviendra [1].
Friedman est un ancien collaborateur
d’Andrew Marshall, le stratège du
Pentagone de 1973 à 2015 [2].
La propagande en faveur de
l’islamisme turc, comme modèle
économique et politique, a été renforcée
par le patronat islamique turc via
certaines personnalités françaises qui
se sont laissées corrompre (Anne
Lauvergeon, Alexandre Adler, Joachim
Bitterlich, Hélène Conway-Mouret,
Jean-François Copé, Henri de Castries,
Augustin de Romanet, Laurence Dumont,
Claude Fischer, Stéphane Fouks, Bernard
Guetta, Élisabeth Guigou, Hubert Haenel,
Jean-Pierre Jouyet, Alain Juppé, Pierre
Lellouche, Gérard Mestrallet, Thierry de
Montbrial, Pierre Moscovici, Philippe
Petitcolin, Alain Richard, Michel
Rocard, Daniel Rondeau, Bernard Soulage,
Catherine Tasca, Denis Verret, Wilfried
Verstraete, pour ne citer qu’eux).
Pourtant, la Turquie est aujourd’hui
au bord de l’implosion au point que sa
survie, en tant qu’État, est directement
menacée.
Le projet de
démantèlement de la Turquie
En 2001, les stratèges straussiens du
département de la Défense envisageaient
un remodelage du « Moyen-Orient élargi »
qui prévoyait la division de la Turquie
au profit d’un Kurdistan indépendant,
réunissant les Kurdes de l’actuelle
Turquie, ceux d’Irak et d’Iran. Ce
projet supposait la sortie de la Turquie
de l’Otan, la réconciliation de tribus
kurdes que tout sépare —y compris la
langue— et des déplacements
considérables de population. Le colonel
Ralph Peters a évoqué ce plan dans un
article de Parameters dès 2001,
avant d’en publier la carte, en 2005.
Peters est un élève de Robert Strausz-Hupé,
l’ancien ambassadeur des États-Unis à
Ankara et le théoricien du Novus
orbis terranum (le « Nouvel ordre
mondial ») [3].
Ce projet insensé a refait surface,
il y a un mois, avec l’accord
israélo-saoudien négocié en marge des
pourparlers 5+1 sur le nucléaire
iranien [4].
Tel-Aviv et Riyad comptaient sur la
Turquie pour renverser la République
arabe syrienne. En effet, Ankara s’était
fermement engagé dans ce sens lorsque
l’Otan avait terminé le transfert du
LandCom (commandement joint des Forces
terrestres) à Izmir, en juillet 2013 [5].
Désemparé par la passivité
états-unienne, M. Erdoğan avait alors
organisé sous faux drapeau le
bombardement chimique de la Ghouta pour
contraindre l’Otan à intervenir. Mais en
vain. Il avait récidivé, un an plus
tard, en promettant d’utiliser la
Coalition internationale anti-Daesh pour
prendre Damas. Israël et l’Arabie
saoudite qui ont fait les frais de ces
promesses non tenues n’auront aucune
retenue à provoquer la guerre civile en
Turquie.
Le changement de
politique à Washington
Cependant, deux éléments semblent
s’opposer au démantèlement de la
Turquie.
Premièrement,
le secrétariat à la Défense lui-même.
Depuis le départ d’Andrew Marshall, le
nouveau stratège, le colonel James H.
Baker, n’est pas un straussien. Il
raisonne dans le cadre des principes de
la paix de Westphalie et oriente le
Pentagone vers une confrontation de type
Guerre froide [6].
La vision de Baker correspond à celle de
la nouvelle National Military
Strategy [7].
En outre, elle est partagée par le
nouveau chef d’état-major interarmes, le
général Joseph Dundord [8].
En d’autres termes, le Pentagone aurait
abandonné la « stratégie du chaos » [9]
et souhaiterait désormais s’appuyer à
nouveau sur des États.
Deuxièmement,
préoccupée par le possible déplacement
de l’Émirat islamique (« Daesh ») du
Levant vers le Caucase, la Russie a
négocié —avec l’accord de Washington— un
accord entre
la
Syrie (actuellement attaquée par Daesh),
l’Arabie
saoudite (principal financier actuel de
l’organisation terroriste)
et
la Turquie (qui assure le commandement
opérationnel de l’organisation).
Ce plan a été présenté le 29 juin par
le président Vladimir Poutine au
ministre syrien des Affaires étrangères,
Walid Mouallem, et à la conseillère
spéciale du président Bachar el-Assad,
Bouthaina Shaaban [10].
Il a immédiatement été suivi d’échanges
entre les parties.
• Le 5 juillet, une délégation des
services secrets syriens était reçue par
le prince héritier saoudien, Mohamad ben
Salman.
• La Turquie a reçu un émissaire
officieux de Damas, puis a envoyé le
sien à Damas. Après la signature de
l’accord 5+1, elle a stoppé son soutien
à Daesh et a arrêté 29 passeurs [11].
Les deux évolutions sont donc
actuellement possibles : soit un
déplacement de la guerre de la Syrie
vers la Turquie, soit une coordination
régionale contre Daesh.
La situation en
Turquie
Quoi qu’il en soit, la Turquie s’est
transformée au cours des quatre
dernières années.
Premièrement,
son économie s’est effondrée. Son
engagement dans la guerre contre la
Libye l’a privée d’un de ses principaux
clients et elle n’en a tiré aucun profit
car ce client est devenu insolvable. Son
engagement dans la guerre contre la
Syrie a été moins dramatique, car le
marché commun syro-irano-turc était
encore embryonnaire. Mais l’effet cumulé
de ces deux guerres a cassé la
croissance du pays qui est sur le point
de devenir négative. En outre, une
partie de l’économie turque est
actuellement basée sur la vente de
produits fabriqués pour des grandes
marques européennes qui sont détournés
des circuits commerciaux légaux à l’insu
de leurs commanditaires. Ce piratage
massif porte désormais atteinte à
l’économie de l’Union européenne.
Deuxièmement,
pour conquérir le pouvoir Recep Tayyip
Erdoğan s’est protégé d’un coup d’État
militaire en arrêtant des officiers
supérieurs et en les accusant de
comploter contre l’État. Dans un premier
temps, il s’en est prit aux réseaux
Gladio de l’Otan (Ergenekon dans sa
version turque) [12].
Puis, dans un deuxième temps, il fit
arrêter les officiers qui envisageaient
de changer d’alliance avec la fin de la
Guerre froide et avaient pris contact
avec l’Armée populaire chinoise en les
accusant d’appartenir au même groupe
Ergenekon, ce qui n’avait aucun sens [13].
En définitive, à la suite de ces purges,
la majorité des officiers supérieurs a
été arrêtée et incarcérée. Du coup, les
armées turques sont affaiblies et ont
perdu leur attrait au sein de l’Otan.
Troisièmement,
la politique islamiste de
l’administration Erdoğan a profondément
divisé le pays et a fait naître une
haine d’abord entre les laïques et les
religieux, puis entre les communautés
sunnites, kurdes et alévies. De sorte
que le parallèle avec le scénario
égyptien, que j’évoquais il y a plus
d’un an, devient aujourd’hui possible [14].
La Turquie est devenue une poudrière. Il
suffirait d’une étincelle pour faire
éclater une véritable guerre civile que
personne ne pourra arrêter et qui
ravagera durablement le pays.
Quatrièmement,
la rivalité entre le clan islamiste de
M. Erdoğan, la Millî Görüş (créé dans
les années 70 par l’ancien Premier
ministre Necmettin Erbakan), et le
Hizmet de Fethullah Gülen a détruit le
parti au pouvoir, l’AKP. Les deux écoles
partagent la même vision obscurantiste
de l’islam, mais Fethullah Gülen (qui
vit aujourd’hui aux États-Unis) avait
été recruté à la CIA par Graham E.
Fuller et prêche une alliance des
croyants autour de l’Otan chrétien et
d’Israël, tandis que la Millî Görüş
défend le suprémacisme musulman. En
outre, on ne voit pas comment les
partisans de l’ancien président Turgut
Özal (également islamistes et à ce titre
membres de l’AKP, mais favorables à la
reconnaissance du génocide arménien, à
l’égalité en droit des Kurdes, et à une
fédération des États turcophones d’Asie
centrale) continueraient à lier leur
sort à celui de M. Erdoğan.
Cinquièmement,
en acceptant la proposition du président
Vladimir Poutine de construire le
gazoduc Turkish Stream, le
président Erdoğan s’est directement
attaqué à la stratégie globale des
États-Unis. En effet, ce gazoduc, s’il
doit voir le jour, ouvrira une voie de
communication continentale et menacera
la doctrine de « contrôle des espaces
communs » par laquelle Washington
maintient sa suprématie sur le reste du
monde [15].
Il permettra à la Russie de contourner
le chaos ukrainien et de passer outre
l’embargo européen.
L’Otan ne veut plus
jouer
Si les liens personnels de M. Erdoğan
avec al-Qaïda ont été établis par la
Justice turque, il ne fait plus aucun
doute qu’il dirige personnellement Daesh.
En effet :
L’organisation
terroriste est officiellement commandée
par Abu Bakr el-Baghdadi. Mais cette
personnalité n’est mise en avant que
parce que c’est un membre de la tribu de
Qurays et donc un descendant du
Prophète. Le commandement exécutif est
confié à Abu Alaa al-Afri et Fadel al-Hayali
(dit Abu Muslim al-Turkmani), deux
Turkmènes agents du MIT (services
secrets turcs). Les autres membres de
l’état-major sont issus de l’ancienne
URSS.
Les
exportations de pétrole brut, qui ont
récemment repris en violation de la
résolution 2701 du Conseil de sécurité,
ne sont plus assurées par Palmali
Shipping & Agency JSC, la compagnie du
milliardaire turco-azéri Mubariz
Gurbanoğlu, mais par BMZ Ltd, la société
de Bilal Erdoğan, le fils du président.
Les
soins importants aux jihadistes blessés
de Daesh sont fournis par le MIT en
Turquie, dans un hôpital clandestin
situé à Şanlıurfa et placé sous la
supervision de Sümeyye Erdoğan, la fille
du président [16].
C’est pourquoi, le 22 juillet, le
président Barack Obama a téléphoné à son
homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan, et
l’a lourdement menacé. Selon nos
informations, le président états-unien a
déclaré s’être mis d’accord avec le
Premier ministre britannique David
Cameron pour exclure la Turquie de
l’Otan —ce qui implique la guerre civile
et la division en deux États— si la
Turquie
1.
ne rompt pas immédiatement l’accord
gazier avec la Russie ;
2.
ne participe pas immédiatement à la
coalition internationale anti-Daesh.
Le président Erdoğan, qui a une
formation islamique mais pas politique [17],
a réagi à la fois en tentant d’apaiser
Washington et en poursuivant ses lubies.
1.
la Turquie a autorisé l’Otan à utiliser
ses bases sur le territoire turc pour
lutter contre Daesh, a arrêté des
passeurs de Daesh, et a participé à des
bombardements symboliques de Daesh en
Syrie ;
2.
en outre, M. Erdoğan a déployé des
efforts bien plus importants contre son
opposition kurde que contre Daesh en
bombardant massivement des positions du
PKK en Irak, en arrêtant des membres du
PKK en Turquie et bloquant de nombreux
sites internet kurdes [18].
Le PKK a répondu par un communiqué
laconique constatant que le gouvernement
venait de rouvrir unilatéralement les
hostilités ;
3.
on ignore, pour le moment, les décisions
relatives au gazoduc Turkish Stream.
Les États-Unis, par la voix du
représentant spécial adjoint pour la
lutte contre Daesh, Brett McGurk, et
l’union européenne, par la voix de la
Hautre représentante pour la politique
extérieure, Federica Mogherini, ont
vivement critiqué l’attaque contre le
PKK et souligné l’absolue nécessité de
maintenir le cessez-le-feu. De son côté,
Massoud Barzani, le président du
gouvernement régional kurde d’Irak, a
publié un communiqué pour contredire le
Premier ministre Davutoğlu qui avait
prétendu avoir reçu son soutien.
Nous arrivons maintenant à l’issue du
délai constitutionnel de 45 jours au
terme duquel le chef du principal groupe
parlementaire devait constituer un
gouvernement. Les trois principaux
partis d’opposition, conseillés par
l’ambassade des États-Unis, ayant refusé
de s’allier avec l’AKP, Ahmet Davutoğlu
n’y est pas parvenu. De nouvelles
élections législatives devraient être
convoquées. Compte tenu d’une part de la
division de l’AKP (islamistes) et
d’autre part, de la haine entre le MHP
(conservateurs) et le HPD (gauche et
kurdes), il sera difficile de trouver
une majorité. Si tel est le cas ou si
l’AKP parvient à se maintenir, la
Turquie entrera en guerre civile.
[1]
The Next 100 Years : A Forecast for
the 21st Century, George Friedman
(2009). L’ouvrage a été traduit avec un
grand retard en français sous le titre
Les 100 Ans à venir : Un Scénario
pour le XXIe siècle (ZDL, 2012).
[2]
« Après
42 ans, Andy Marshall quitte le
Pentagone », Réseau Voltaire,
7 janvier 2015.
[3]
Sur les travaux de Strausz-Hupé et de de
Peters, se reporter à
L’Effroyable imposture 2,
pp.117-224.
[4]
« Les
projets secrets d’Israël et de l’Arabie
saoudite », par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire, 22 juin 2015.
[5]
“Izmir
base likely to become NATO’s Land
Component Command”, Todays Zaman,
June 6, 2011.
[6]
« Ashton
Carter nomme le nouveau stratège du
Pentagone », Réseau Voltaire, 17 mai
2015.
[7]
« L’Europe
encore en première ligne », par
Manlio Dinucci, Traduction Marie-Ange
Patrizio, Il Manifesto (Italie),
Réseau Voltaire, 16 juillet 2015.
[8]
« Le
général Dunford désigne la Russie comme
menace principale », Réseau
Voltaire, 13 juillet 2015.
[9]
“Stumbling
World Order and Its Impacts”, by
Imad Fawzi Shueibi, Voltaire Network,
5 April 2015.
[10]
« La
Russie tire ses marrons du feu »,
par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire,
13 juillet 2015.
[11]
« Premières
conséquences de l’accord 5+1 », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire,
20 juillet 2015.
[12]
« Ergenekon :
une légende urbaine ? », par Orhan
Kemal Cengiz ;. « L’organisation
Ergenekon mise en cause pour ses
relations privilégiées avec Hizb ut-Tahrir »,
par Mutlu Özay et Mustafa Turan,
Traduction Nathalie Krieg, Today
Zaman (Turquie), Réseau Voltaire,
9 juillet et 3 août 2009.
[13]
« Le
coup d’État judiciaire de l’AKP »,
par Thierry Meyssan, Al-Watan (Syrie),
Réseau Voltaire, 19 août 2013.
[14]
« La
division de la Turquie », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire,
31 mars 2014.
[15]
“The
Geopolitics of American Global Decline”,
by Alfred McCoy, Tom Dispatch
(USA), Voltaire Network, 22 June
2015.
[16]
« Le
rôle de la famille Erdoğan au sein de
Daesh », Réseau Voltaire, 26
juillet 2015.
[17]
« Vers
la fin du système Erdoğan », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire,
15 juin 2015.
[18]
Dont Rudaw, BasNews, DİHA, ANHA, le
quotidien Özgür Gündem, Yüksekova Haber,
Sendika.Org et RojNews. Actuellement
81 000 sites internet sont inaccessibles
depuis la Turquie.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Articles sous licence creative commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Les dernières mises à jour
|