« Sous nos yeux »
Laurent Fabius et la Justice
Thierry Meyssan
L’ambassadeur de
Chine observe, interloqué, son homologue
français plaider pour que Bachar el-Assad
soit jugé par la CPI. La France et le
Royaume-Uni livrent une guerre secrète
contre la Syrie depuis 2011. Celle-ci a
fait plus de 160 000 morts.
Lundi 26 mai 2014
La proposition de Laurent Fabius de
saisir la Cour pénale internationale des
crimes commis en Syrie a été rejetée par
l’Onu. En effet, derrière les apparence
de la Justice, la CPI est un instrument
de l’impérialisme occidental. Sa
procédure est ubuesque, elle n’hésite
pas à inventer des crimes imaginaires
pour condamner ses prévenus et participe
aux opérations d’intoxication de l’Otan.
Oui, nous voulons la Justice, et
celle-ci doit commencer par juger
M. Fabius pour ses crimes en Syrie.
A l’initiative du
ministre français des Affaires
étrangères, Laurent Fabius, la France a
déposé, jeudi soir au Conseil de
sécurité, une proposition de résolution
saisissant la Cour pénale internationale
(CPI) des crimes commis en Syrie.
M. Fabius a expliqué son geste, soutenu
par 64 pays alliés, dans une tribune
libre publiée par Le Monde [1].
Il y souligne que son projet de
résolution n’est pas tourné contre le
gouvernement, mais « vise tous les
crimes commis en Syrie, quels qu’en
soient les auteurs ».
Nous devrions donc tous le soutenir.
Pourtant la Russie et la Chine s’y sont
opposé avec force, allant même jusqu’à
user pour la quatrième fois dans ce
dossier de leur droit de veto. C’est que
ces deux États, qui ne sont pas membres
de la CPI, savent que les garanties de
Laurent Fabius sont de la pure
propagande. La CPI rend une justice de
vainqueurs et sert les intérêts de
l’impérialisme.
Une justice à sens
unique
Depuis sa création en 2002, la Cour
—dont la compétence est universelle— a
ouvert une vingtaine de dossiers, mais
elle n’a prononcé de condamnations que
contre des ressortissants de huit États
africains (l’Ouganda, la République
démocratique du Congo, la République de
Centrafrique, le Soudan, la République
du Kenya, la Libye, la Côte d’Ivoire).
Et dans ces huit cas, la Cour n’a
condamné que des opposants aux grandes
puissances occidentales. Dès lors, il
est évident que cet organe ne rend pas
la justice, mais l’instrumente.
C’est pourquoi en octobre 2013, le
sommet de l’Union africaine a décidé de
ne plus honorer ses engagements
vis-à-vis de la CPI lorsqu’elle poursuit
des chefs d’État en exercice.
En août
2011, le procureur de la CPI, Luis
Moreno Ocampo, assurait qu’on lui avait
remis Saif el-Islam Kadhafi et qu’il en
organisait le transfert à La Haye. En
réalité, celui-ci commandait la
résistance à l’attaque de l’Otan. Il ne
sera arrêté qu’une fois la Jamahiriya
tombée, trois mois plus tard.
L’expérience
libyenne
Pour ma part, mon expérience de la
Cour se limite au cas libyen. Sur
requête du Conseil de sécurité, le
Procureur avait décidé de poursuivre
Mouammar el-Kadhafi, son fils Saif
el-Islam et son beau-frère Abdullah
Senussi en les accusant d’avoir fait
massacrer par dizaines de milliers leurs
opposants à Benghazi et ailleurs.
Disposant de moyens considérables, le
procureur déclarait détenir des preuves.
En réalité, il ne fondait ses
accusations que… sur une revue de la
presse occidentale. Cependant, toute
personne de bonne foi présente en Libye
pouvait constater que les crimes dont
ils étaient accusés n’avaient jamais
existé. Ainsi, ai-je fouillé longuement
un quartier de Tripoli à la recherche
des ruines qui y auraient été causées
par les bombardements de « l’aviation du
régime », sans trouver la moindre trace
de destruction ; des bombardements
imaginaires qui avaient été condamnés
avec force par le Conseil des Droits de
l’homme de l’Onu et avaient justifié le
mandat donné par le Conseil de sécurité
à l’Otan.
Puis, le procureur lança l’accusation
selon laquelle Mouammar el-Kadhafi
aurait fait distribuer à ses soldats des
comprimés de viagra afin qu’ils violent
les femmes de ses opposants. Le
procureur donnait des chiffres sur le
volume de ces comprimés sans prendre
garde au fait qu’ils étaient supérieurs
à la production mondiale de viagra. Par
la suite, en l’absence de victimes
identifiées, l’accusation de viols de
masse fut simplement annulée [2].
Le plus ridicule vint lors de la
prise de Tripoli par l’Otan. Le
procureur confirma à la presse
internationale, le 21 août, que Saif
el-Islam Kadhafi avait été arrêté et
qu’il organisait son transfert à La
Haye. Or, pendant que j’écoutais sa
déclaration à la télévision, Saif
el-Islam se tenait à l’hôtel Rixos dans
une pièce voisine de la mienne. Le
procureur avait inventé cette histoire
dans le but de démoraliser le peuple
libyen et d’aider l’Otan à conquérir le
pays. En définitive, Saif el-Islam ne
fut arrêté que trois mois plus tard, le
19 novembre.
Comment peut-on prendre au sérieux un
tribunal dont le procureur se prononce
sur la seule base d’une revue de la
presse occidentale, n’hésite pas à
inventer des accusations pour frapper
l’opinion publique, ni à mentir pour
peser sur le sort d’une invasion ?
La genèse de la CPI
La Cour pénale internationale trouve
sa genèse dans l’article 227 du Traité
de Versailles (1919), qui prévoyait de
créer un tribunal international pour
juger l’empereur allemand défait,
Guillaume II, et dans l’Accord de
Londres (1945), qui institua le tribunal
de Nuremberg pour juger les dirigeants
nazis.
À l’époque, le chancelier allemand,
Ludwig Erhard, avait été l’une des rares
personnalités politiques à critiquer le
tribunal de Nuremberg. Il faisait valoir
qu’un jugement rendu par des vainqueurs
contre des prévenus, tous allemands,
n’avait pas de crédibilité. Il plaidait
pour que les nazis soient jugés par des
magistrats de pays neutres (la Suisse ou
la Suède), ce qui aurait certainement
profondément modifié le verdict, et avec
quelques juges allemands.
Le juriste français Casamayor,
dénonça une justice de vainqueurs : les
crimes des nazis pouvaient être
sanctionnés, mais pas ceux des Alliés.
« À dater de maintenant, il y a deux
genres de droit international, un pour
les Allemands, l’autre pour le reste du
monde », écrivit-il. « Si les
bombardements indiscriminés de Londres
et l’utilisation des armes de
représailles, telles les fusées V1 et
V2, ne sont pas au nombre des chefs
d’accusation, c’est sans doute pour ne
pas y inclure les bombardements
indiscriminés par la R.A.F. des
populations civiles, dont le
bombardement au phosphore de Dresde,
constitue le paroxysme ».
Dans le cas des crimes commis dans la
région des Grands lacs, ils l’ont certes
été par des leaders africains, mais la
plupart de ces crimes ont été
commandités par de grandes puissances
occidentales : le Royaume-Uni, Israël,
les États-Unis ou la France.
Dans le cas de la Libye, Mouammar
Kadhafi a certes utilisé l’assassinat
politique durant ses 42 ans de pouvoir
—dont celui de l’imam Moussa Sadr—, mais
il n’a jamais commis les crimes pour
lesquels la Cour souhaitait le juger.
Ceux-ci étaient de pures inventions de
la propagande occidentale pour justifier
de la conquête de la Libye. Chacun peut
d’ailleurs constater que, deux ans après
son lynchage par les « Occidentaux »,
plus personne n’évoque ces crimes
imaginaires.
Laurent
Fabius devrait être poursuivi pour
crimes de guerre
et crimes contre l’humanité en Syrie.
Le cas Laurent
Fabius
En 1999, Laurent Fabius fut jugé
par la Cour de Justice de la
République française pour homicide
involontaire. Il lui était reproché,
alors qu’il était Premier ministre,
d’avoir favorisé les intérêts
industriels d’un laboratoire
pharmaceutique en retardant la mise
hors du marché de lots de sang
contaminés au VIH. La procédure de
la Cour ayant été imaginée pour son
cas, le doute subsiste sur le
non-lieu dont il bénéficia [3].
M. Fabius reconnut être responsable
de l’erreur politique, mais pas
coupable de la faute pénale.
C’est-à-dire qu’il admit ne pas
avoir fait son travail de Premier
ministre et avoir laissé ses
conseillers prendre seuls de
mauvaises décisions. Par le passé,
cet aveu aurait marqué son retrait
définitif de la vie politique, mais
il en fut autrement. Considérant
qu’il n’était pas coupable, mais
irresponsable, il avait été élu
président de l’Assemblée nationale
et le resta durant et après son
procès (1988-92), bien que ses juges
soient des parlementaires [4].
Il le fut à nouveau sous Jacques
Chirac (1997-2000), puis ministre de
l’Économie (2000-2002) et ministre
des Affaires étrangères (depuis
2012).
En sa qualité de ministre des
Affaires étrangères, Laurent Fabius
relança la guerre en Syrie pour le
compte d’Israël et d’un groupe
états-unien comprenant Hillary
Clinton (secrétaire d’État), les
généraux David Petreaus (CIA) et
Patrick O’Reilly (Bouclier
anti-missiles), et l’amiral James
Stavridis (Otan). Il organisa la
conférence de Paris des Amis de la
Syrie et plaça le criminel de guerre
Abou Saleh sur la tribune au côté du
président François Hollande pendant
son discours. Puis, M. Fabius
approuva l’organisation de
l’attentat du 18 juillet 2012 qui
décapita le Conseil syrien de
sécurité nationale et qu’il refusa
de condamner ; un attentat qui coûta
la vie notamment aux généraux Daoud
Rajha (ministre de la Défense,
chrétien orthodoxe), Assef Chawkat
(ministre adjoint, alaouite) et
Hassan Turkmani (conseiller de
sécurité nationale, sunnite). Le 17
août 2012, en Turquie, il déclara :
« Je suis conscient de la force de
ce que je suis en train de dire :
M. Bachar al-Assad ne mériterait pas
d’être sur la Terre », encourageant
ouvertement à son assassinat. Tous
ces faits et bien d’autres sont
théoriquement passibles de la CPI,
qui ne manquerait pas de le
condamner si elle rendait la
Justice.
La guerre en Syrie a fait au
moins 160 000 morts.
Nous voulons la
Justice !
Oui, il faut juger les auteurs
des crimes en Syrie, mais ce ne
peut-être fait par une Cour au
service de ceux qui attaquent ce
pays et martyrisent son peuple. Les
financiers de la guerre doivent être
jugés en priorité, et ils se
trouvent à Washington, Londres et
Paris, Ankara, Doha et Riyad.
Certains d’entre eux sont même des
financiers de la CPI.
Source
Al-Watan (Syrie)
[1]
« Qui
est contre la justice en Syrie ? »,
par Laurent Fabius, Le Monde, 22
mai 2014.
[2]
« Propagande
de guerre : viols de masse en Libye »,
Réseau Voltaire, 12 juin 2011.
[3]
Loi organique n° 93-1252 du 23 novembre
1993.
[4]
La Cour de justice de la République
comprend quinze juges : douze
parlementaires élus, en leur sein et en
nombre égal, par l’Assemblée nationale
et par le Sénat après chaque
renouvellement général ou partiel de ces
assemblées et trois magistrats du siège
à la Cour de cassation. Elle est
présidée par l’un des trois juges
professionnels.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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