Interprétations divergentes
au sein du camp anti-impérialiste
Thierry Meyssan
Mardi août 2017
Lorsque son pays a été attaqué par les
jihadistes, en 2011, le président Bachar
el-Assad a réagi à contre-courant : au
lieu de renforcer les pouvoirs des
services de sécurité, il les a diminués.
Six ans plus tard, son pays est en train
de sortir vainqueur de la plus
importante guerre depuis celle du
Vietnam. Le même type d’agression est en
train de se produire en Amérique latine
où il suscite une réponse bien plus
classique. Thierry Meyssan expose ici la
différence d’analyse et de stratégie des
présidents Assad d’un côté, Maduro et
Morales de l’autre. Il ne s’agit pas de
placer ces leaders en concurrence, mais
d’appeler chacun à s’extraire des
catéchismes politiques et à prendre en
compte l’expérience des dernières
guerres.
En mai 2017, Thierry Meyssan
expliquait sur Russia Today en quoi les
élites sud-américaines font fausse route
face à l’impérialisme US. Il insistait
sur le changement de paradigme des
conflits armés actuels et la nécessité
de repenser radicalement la manière de
défendre la patrie.
L’opération de déstabilisation du
Venezuela se poursuit. Dans un premier
temps, des groupuscules violents,
manifestant contre le gouvernement, ont
tué des passants, voire des citoyens qui
s’étaient joints à eux. Dans un second
temps, les grands distributeurs de
denrées alimentaires ont organisé une
pénurie dans les supermarchés. Puis,
quelques membres des forces de l’ordre
ont attaqué des ministères, appelé à la
rébellion et sont entrés dans la
clandestinité.
La presse internationale ne cesse
d’attribuer au « régime » les morts des
manifestations alors que de nombreuses
vidéos attestent qu’ils ont été
délibérément assassinés par les
manifestants eux-mêmes. Sur la base de
ces informations mensongères, elle
qualifie le président Nicolas Maduro de
« dictateur » comme elle l’a fait, il y
a six ans, vis-à-vis de Mouamar Kadhafi
et de Bachar el-Assad.
Les États-Unis ont utilisé
l’Organisation des États Américains
(OEA) contre le président Maduro à la
manière dont ils ont jadis utilisé la
Ligue arabe contre le président el-Assad.
Caracas, n’attendant pas d’être exclu de
l’Organisation en a dénoncé la méthode
et l’a lui même quittée.
Le gouvernement Maduro a cependant
deux échecs à son actif :
une
grande partie de ses électeurs ne s’est
pas déplacée aux urnes lors des
élections législatives de décembre 2015,
laissant l’opposition rafler la majorité
au Parlement.
il
s’est laissé surprendre par la crise des
denrées alimentaires, alors même que
celle-ci avait déjà été organisée par le
passé au Chili contre Allende et au
Venezuela contre Chávez. Il lui a fallu
plusieurs semaines pour mettre en place
de nouveaux circuits
d’approvisionnement.
Selon toute vraisemblance, le conflit
qui débute au Venezuela ne s’arrêtera
pas à ses frontières. Il embrasera tout
le nord-ouest du continent sud-américain
et les Caraïbes.
Un pas supplémentaire a été franchi
avec des préparatifs militaires contre
le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur,
depuis le Mexique, la Colombie et la
Guyane britannique. Cette coordination
est opérée par l’équipe de l’ancien
Bureau stratégique pour la démocratie
globale (Office of Global Democracy
Strategy) ; une unité créée par le
président Bill Clinton, puis poursuivie
par le vice-président Dick Cheney et sa
fille Liz. Son existence a été confirmée
par Mike Pompeo, l’actuel directeur de
la CIA. Ce qui a conduit à l’évocation
dans la presse, puis par le président
Trump, d’une option militaire US.
Pour sauver son pays, l’équipe du
président Maduro a refusé de suivre
l’exemple du président el-Assad. Selon
elle, les situations sont complètement
différentes. Les États-Unis, principale
puissance capitaliste, s’en prendraient
au Venezuela pour lui voler son pétrole,
selon un schéma maintes fois répété dans
le passé sur trois continents. Ce point
de vue vient d’être conforté par un
récent discours du président bolivien,
Evo Morales.
Souvenons-nous qu’en 2003 et en 2011,
le président Saddam Hussein, le guide
Mouammar Kadhafi et de nombreux
conseillers du président Assad tenaient
le même raisonnement. Selon eux, les
États-Unis s’attaquaient successivement
à l’Afghanistan et à l’Irak, puis à la
Tunisie, à l’Égypte, à la Libye et à la
Syrie uniquement pour faire tomber les
régimes qui résistaient à leur
impérialisme et contrôler les ressources
en hydrocarbures du Moyen-Orient élargi.
De nombreux auteurs anti-impérialistes
poursuivent aujourd’hui cette analyse,
par exemple en essayant d’expliquer la
guerre contre la Syrie par
l’interruption du projet de gazoduc
qatari.
Or, ce raisonnement s’est révélé
faux. Les États-Unis ne cherchaient ni à
renverser les gouvernements
progressistes (Libye et Syrie), ni à
voler le pétrole et le gaz de la région,
mais à détruire les États, à renvoyer
les populations à la préhistoire, à
l’époque où « l’homme était un loup pour
l’homme ».
Les renversements de Saddam Hussein
et de Mouamar Kadhafi n’ont pas rétabli
la paix. Les guerres ont continué malgré
l’installation d’un gouvernement
d’occupation en Irak, puis de
gouvernements dans la région incluant
des collaborateurs de l’impérialisme
opposés à l’indépendance nationale.
Elles continuent encore attestant que
Washington et Londres ne voulaient pas
renverser des régimes, ni défendre des
démocraties, mais bien écraser des
peuples. C’est une constatation
fondamentale qui bouleverse notre
compréhension de l’impérialisme
contemporain.
Cette stratégie, radicalement
nouvelle, a été enseignée par Thomas P.
M. Barnett dès le 11-Septembre 2001.
Elle a été publiquement révélée et
exposée en mars 2003 —c’est-à-dire juste
avant la guerre contre l’Irak— dans un
article d’Esquire, puis dans le
livre éponyme The Pentagon’s New Map,
mais elle paraît si cruelle que personne
n’a imaginé qu’elle puisse être mise en
œuvre.
Il s’agit pour l’impérialisme de
diviser le monde en deux : d’un côté une
zone stable qui profite du système, de
l’autre un chaos épouvantable où nul ne
pense plus à résister, mais uniquement à
survivre ; une zone dont les
multinationales puissent extraire les
matières premières dont elles ont besoin
sans rendre de compte à personne.
Selon
cette carte, extraite d’un Powerpoint de
Thomas P. M. Barnett lors d’une
conférence au Pentagone en 2003, tous
les États de la zone rosée doivent être
détruits. Ce projet n’a rien à voir ni
avec la lutte des classes au plan
national, ni avec l’exploitation des
ressources naturelles. Après le
Moyen-Orient élargi, les stratèges US se
préparent à réduire en ruines le
Nord-Ouest de l’Amérique latine.
Depuis le XVIIème siècle et la
guerre civile britannique, l’Occident
s’est développé dans la hantise du
chaos. Thomas Hobbes nous a appris à
supporter la raison d’État plutôt que de
risquer de revivre ce tourment. La
notion de chaos ne nous est revenue
qu’avec Leo Strauss, après la Seconde
Guerre mondiale. Ce philosophe, qui a
personnellement formé de nombreuses
personnalités du Pentagone, entendait
construire une nouvelle forme de pouvoir
en plongeant une partie du monde en
enfer.
L’expérience du jihadisme au
Moyen-Orient élargi nous a montré ce
qu’est le chaos.
S’il a réagi comme on l’attendait de
lui aux événements de Deraa (mars-avril
2011), en envoyant l’armée réprimer les
jihadistes de la mosquée al-Omari, le
président el-Assad a été le premier à
comprendre ce qui se passait. Loin
d’accroître les pouvoirs des forces de
l’ordre pour réprimer l’agression
extérieure, il a donné au peuple les
moyens de défendre le pays.
Premièrement, il a levé l’état
d’urgence, dissout les tribunaux
d’exception, libéré les communications
Internet, et interdit aux forces armées
de faire usage de leurs armes si cela
pouvait mettre en danger des innocents.
Ces décisions à contre-courant
étaient lourdes de conséquences. Par
exemple, lors de l’attaque d’un convoi
militaire à Banias, les soldats se sont
retenus de faire usage de leurs armes en
légitime défense. Ils ont préféré être
mutilés par les bombes des assaillants,
et parfois mourir, plutôt que de tirer
au risque de blesser les habitants qui
les regardaient se faire massacrer sans
intervenir.
Comme beaucoup, à l’époque, j’ai cru
que c’était un président faible et des
soldats trop loyaux, que la Syrie allait
être écrasée. Pourtant, six ans plus
tard, Bachar el-Assad et les armées
syriennes ont gagné leur pari. Si au
départ, les soldats ont lutté seuls
contre l’agression étrangère, petit à
petit, chaque citoyen s’est impliqué,
chacun à son poste, pour défendre le
pays. Ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu
résister se sont exilés. Certes les
Syriens ont beaucoup souffert, mais la
Syrie est le seul État au monde, depuis
la guerre du Vietnam, à avoir résisté
jusqu’à ce que l’impérialisme se lasse
et renonce.
Deuxièmement, face à l’invasion d’une
multitude de jihadistes issus de toutes
les populations musulmanes, du Maroc à
la Chine, le président Assad a décidé
d’abandonner une partie du territoire
pour sauver son peuple.
L’armée arabe syrienne s’est repliée
dans la « Syrie utile », c’est-à-dire
dans les villes, abandonnant les
campagnes et les déserts aux agresseurs.
Tandis que Damas veillait sans aucune
interruption à l’approvisionnement en
nourriture de toutes les régions qu’il
contrôlait. Contrairement à une idée
reçue en Occident, il n’y a eu de famine
que dans les zones contrôlées par les
jihadistes et dans quelques villes
assiégées par eux ; les « rebelles
étrangers » (pardonnez l’oxymore),
approvisionnés par les associations
« humanitaires » occidentales, utilisant
la distribution de colis de nourriture
pour soumettre les populations qu’ils
affamaient.
Le peuple syrien a constaté par
lui-même que seule la République, et pas
les Frères musulmans et leurs jihadistes,
les nourrissait et les protégeait.
Troisièmement, le président Assad a
tracé, lors d’un discours prononcé le 12
décembre 2012, la manière dont il
entendait refaire l’unité politique du
pays. Il a notamment indiqué la
nécessité de rédiger une nouvelle
constitution et de la soumettre à
adoption par une majorité qualifiée du
peuple, puis de procéder à l’élection
démocratique de la totalité des
responsables institutionnels, y compris
le président bien sûr.
À l’époque, les Occidentaux se sont
gaussés de la prétention du président
Assad de convoquer des élections en
pleine guerre. Aujourd’hui, la totalité
des diplomates impliqués dans la
résolution du conflit, y compris ceux
des Nations unies, soutiennent le plan
Assad.
Alors que les commandos jihadistes
circulaient partout dans le pays, y
compris à Damas, et assassinaient les
hommes politiques jusque chez eux avec
leur famille, le président Assad a
encouragé ses opposants nationaux à
prendre la parole. Il a garanti la
sécurité du libéral Hassan el-Nouri et
du marxiste Maher el-Hajjar pour qu’ils
prennent, eux aussi, le risque de se
présenter à l’élection présidentielle de
juin 2014. Malgré l’appel au boycott des
Frères musulmans et des gouvernements
occidentaux, malgré la terreur jihadiste,
malgré l’exil à l’étranger de millions
de citoyens, 73,42 % des électeurs ont
répondu présents.
Identiquement, dès le début de la
guerre, il a créé un ministère de la
Réconciliation nationale, ce que l’on
n’avait jamais vu dans un pays en
guerre. Il l’a confié au président d’un
parti allié, le PSNS, Ali Haidar.
Celui-ci a négocié et conclu plus d’un
millier d’accords actant l’amnistie de
citoyens ayant pris les armes contre la
République et leur intégration au sein
de l’Armée arabe syrienne.
Durant cette guerre, le président
Assad n’a jamais utilisé la contrainte
contre son propre peuple, quoi qu’en
disent ceux qui l’accusent gratuitement
de tortures généralisées. Ainsi, il n’a
toujours pas instauré de levée en masse,
de conscription obligatoire. Il est
toujours possible pour un jeune homme de
se soustraire à ses obligations
militaires. Des démarches
administratives permettent à tout
citoyen mâle d’échapper au service
national s’il ne souhaite pas défendre
son pays les armes à la main. Seuls des
exilés qui n’ont pas eu l’occasion de
procéder à ces démarches peuvent se
trouver en contravention avec ces lois
Durant six ans, le président Assad
n’a cessé d’une main de faire appel à
son peuple, de lui donner des
responsabilités et, de l’autre, de
tenter de le nourrir et de le protéger
autant qu’il le pouvait. Il a toujours
pris le risque de donner avant de
recevoir. C’est pourquoi, aujourd’hui,
il a gagné la confiance de son peuple et
peut compter sur son soutien actif.
Les élites sud-américaines se
trompent en poursuivant le combat des
décennies précédentes pour une plus
juste répartition des richesses. La
lutte principale n’est plus entre la
majorité du peuple et une petite classe
de privilégiés. Le choix qui s’est posé
aux peuples du Moyen-Orient élargi et
auquel les Sud-Américains vont devoir
répondre à leur tour est de défendre la
patrie ou de mourir.
Les faits le prouvent :
l’impérialisme contemporain ne vise plus
prioritairement à faire main basse sur
les ressources naturelles. Il domine le
monde et le pille sans scrupules. Aussi
vise-t-il désormais à écraser les
peuples et à détruire les sociétés des
régions dont il exploite déjà les
ressources.
Dans cette ère de fer, seule la
stratégie Assad permet de rester debout
et libre.
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