« Sous nos yeux »
Avis de tempête en Iran
Thierry Meyssan
Pour Ali
Shariati, le penseur de la Révolution
iranienne, tout musulman se doit d’être
révolutionnaire et tout authentique
révolutionnaire doit être considéré
comme musulman, quelque soit sa
religion. Dès lors, l’appellation
« République islamique d’Iran » peut
être comprise comme « République
révolutionnaire d’Iran » ; une
interprétation contre laquelle lutte le
représentant de la faction pro-US du
clergé chiite, cheikh Hassan Rohani.
Mardi 7 octobre 2014
Les initiatives du nouveau
président iranien, cheikh Hassan Rohani,
se sont largement écartées de la ligne
anti-impérialiste de l’imam Khomeiny. Il
semble que le Guide suprême, l’ayatollah
Ali Khamenei, qui avait favorisé
l’élection de Rohani, ait décidé
aujourd’hui de saboter l’accord qu’il a
secrètement négocié avec les États-Unis
et l’Union européenne. Washington ne
l’entend pas de cette oreille et prépare
son « plan B ».
Le projet de cheikh
Hassan Rohani
Depuis la Révolution
khomeiniste, l’Iran soutient tous les
mouvements anti-impérialistes du
Proche-Orient, quelle que soit la
religion de leurs membres. Cependant,
cette politique a été vivement contestée
par la « Révolution verte » de 2009. À
l’époque, le candidat « moderniste »,
Mirhossein Moussaoui, déclarait durant
sa campagne électorale que, tout en
saluant la Résistance du Hamas et du
Hezbollah, ce n’était pas aux Iraniens
de payer pour leur armement, ni pour la
reconstruction de la Palestine et du
Liban. Une fois élu, en 2013, le nouveau
président cheikh Hassan Rohani
intriguait les commentateurs en
brandissant une clé et en laissant
entendre qu’il mettrait le Trésor
iranien au service de son peuple plutôt
que de le consacrer à financer de
hasardeux mouvements de Résistance dont
certains ne sont pas même chiites.
Toutefois, le peuple iranien n’accordait
que peu d’importance à cette polémique,
qu’il considérait à tort comme de la
politique politicienne.
Lors de son élection, cheikh Rohani
soulevait un vaste espoir dans son pays,
les électeurs étant persuadés qu’il
parviendrait à un accord avec les
États-Unis et l’Union européenne qui
mettrait fin aux « sanctions » et
améliorerait leur pouvoir d’achat.
Aujourd’hui, l’Iran a retrouvé la
possibilité de vendre son pétrole sur le
marché international et dispose donc de
devises étrangères. La monnaie
nationale, le rial, est désormais
stabilisée.
On en arrive maintenant au
dénouement : cheikh Rohani a négocié en
secret un accord avec Washington et
Bruxelles qu’il devrait rendre
prochainement public [1]. Et cet accord
va beaucoup plus loin que les propos de
Mirhossein Moussaoui, il y a cinq ans.
Il s’agit, ni plus, ni moins, que de
faire basculer l’Iran dans le camp
occidental, malgré sa récente entrée
dans l’Organisation de coopération de
Shanghai.
Selon cet accord, l’Iran livrerait
son gaz à l’Union européenne. De la
sorte, celle-ci pourrait s’affranchir de
sa dépendance vis-à-vis de la Russie et
lancer une nouvelle Guerre froide. En
outre, ce gaz manquerait à la Chine et à
son développement [2].
Le 24 septembre, cheikh Rohani s’en
est entretenu avec son homologue
autrichien, Hans Fisher, en marge de
l’Assemblée générale de l’Onu ;
l’Autriche assurant la gestion du projet
de pipe-line Nabucco. Les deux hommes
ont discuté du financement du
raccordement des champs gaziers et
pétroliers iraniens, dont le coût
devrait s’élever à 8,5 milliards de
dollars. Un méga-chantier qui devrait
générer beaucoup de corruption.
L’accord devrait conclure la
polémique sur la prétendue bombe
atomique dont, depuis l’élection de
Mahmoud Ahmadinejad en 2005, l’Iran
devrait disposer « dans quelques
semaines » [3].
Le conflit entre
pro-US et anti-impérialistes
Contrairement à une idée simpliste
répandue par la propagande atlantiste,
la Révolution islamique ne s’est pas
faite avec le clergé chiite, mais à la
fois contre le Shah et contre lui. Le
clergé qualifiait même l’ayatollah
Khomeiny de « schismatique » jusqu’à ce
qu’il suive le mouvement populaire et
finisse par se rallier à l’imam. Les
relations entre les révolutionnaires et
le clergé s’envenimèrent à nouveau
durant la guerre imposée par l’Irak : à
l’époque, les Gardiens de la Révolution
—dont Mahmoud Ahmadinejad— constatèrent
que les enfants du clergé manquaient au
front.
Durant des siècles, le clergé chiite
a usé et abusé de son pouvoir en Iran.
La Révolution de l’ayatollah Rouhollah
Khomeiny était tout autant une réforme
du chiisme qu’une lutte pour la
libération nationale. Avant lui, les
chiites iraniens pleuraient beaucoup la
mort de l’imam Ali, avec lui, ils
tentèrent de l’imiter et de combattre
l’injustice.
En matière de mœurs, si tous
défendent les mêmes principes, ils ne le
font pas de la même manière : aussi bien
le clergé (dont cheikh Hassan Rohani est
aujourd’hui le représentant) que les
« Forces de la Révolution »
(représentées notamment par les frères
Laridjani) sont favorables à la
coercition, tandis que les
anti-impérialistes (dont Mahmoud
Ahmadinejad est le leader) prônent la
valeur de l’exemple. Ainsi, le président
Ahmadinejad entra en conflit avec la
police des mœurs durant ses mandats, et
prit publiquement position contre
l’obligation du port du voile pour les
femmes et la forte recommandation de la
barbe pour les hommes. Le conflit devint
si aigu que des collaborateurs du
cabinet du président furent arrêtés et
incarcérés plusieurs mois pour
« sorcellerie » (sic).
Le Guide suprême, l’ayatollah Ali
Khamenei, qui est un disciple privilégié
de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny,
dispose de pouvoirs supérieurs à ceux du
président de la République, mais il ne
peut intervenir que rarement. Durant les
dernières années, il a tenté de limiter
les initiatives du turbulent Mahmoud
Ahmadinejad et de le contraindre à
maintenir son alliance avec les frères
Laridjani. Le président Ahmadinejad
s’est alors heurté à lui, notamment à
propos du choix de son vice-président
Esfandiar Rahim Mashaei, finalement
ramené au rang de chef de cabinet du
président. En définitive, l’alliance
entre les Laridjani et Ahmadinejad s’est
brisée dans une ambiance délétère
d’accusations publiques de
corruption [4].
Le Guide
suprême a favorisé l’élection de cheikh
Hassan Rohani en espérant marquer ainsi
une pause dans l’affrontement avec
Washington. Il considère désormais que
le nouveau président a franchi la ligne
jaune et menace l’idéal révolutionnaire.
Les réactions au
projet de cheikh Hassan Rohani
Plus d’un an après son élection, la
popularité de cheikh Rohani est en chute
libre, l’opinion publique étant partagée
entre ceux qui l’accusent de ne pas
avoir changé grand-chose et ceux qui
l’accusent de favoriser une classe
sociale aux dépens de la majorité. À
l’évidence, si Mahmoud Ahmadinejad était
autorisé à se présenter à la prochaine
élection présidentielle, il serait élu
dès le premier tour. Cependant, on peut
douter que l’occasion se présente. En
2013, son candidat, Esfandiar Rahim
Mashaei, fut interdit de concourir,
alors que les sondages le donnaient
gagnant au second tour. Tout sera donc
fait pour écarter Ahmadinejad de
l’élection de 2017.
Quoi qu’il en soit, l’ancien
président n’a jamais été aussi actif
qu’aujourd’hui. Il mobilise son camp et
semble certain de prévenir un
basculement de l’Iran dans le camp
atlantiste. Signe de sa probable
victoire, le Guide suprême a laissé ses
partisans organiser un colloque
international anti-impérialiste alors
qu’il s’y était opposé l’année
dernière [5]. L’ayatollah Ali Khamenei
s’y est même fait représenter. Il
devrait donc opposer son veto au projet
Rohani.
Pour les disciples de Khomeiny, ce
projet équivaudrait à annihiler la
Révolution et à revenir à l’époque du
Shah. L’Iran renoncerait à son influence
politique et se consacrerait au commerce
international. Au plan intérieur, cela
signifierait à nouveau l’opulence pour
les dirigeants, mais pas forcément pour
la population. Au passage, les peuples
du Proche-Orient qui emmagasinent des
victoires face à Washington, Londres et
Tel-Aviv, principalement au Liban, à
Gaza, en Syrie, et au Yémen, seraient à
nouveau progressivement orphelins et
démunis.
Le « plan B » des
États-Unis
Dans la cas probable —sauf décès
prématuré du Guide suprême— d’un échec
du plan Rohani, Washington continue à
préparer son « plan B » : une vaste
déstabilisation du pays, bien plus
puissante que celle de 2009. À l’époque,
il s’agissait de faire croire à un
trucage de l’élection présidentielle qui
aurait été gagnée par les pro-US [6].
Cette fois, il devrait s’agir d’un
remake de la pseudo-révolution syrienne
de 2011.
Depuis cinq ans, Washington crée et
fait créer plus de 70 télévisions
satellitaires en langue farsi, alors que
cette langue ne connaît qu’environ 100
millions de locuteurs dans le monde,
dont 80 millions en Iran. Chaque allié
des États-Unis a été sollicité, de
l’Union européenne à la Corée du Sud,
pour diffuser des programmes à
destination des Iraniens. Si tous ces
médias venaient à diffuser en même temps
une fausse nouvelle, celle-ci semblerait
certaine aux Iraniens, dont beaucoup se
sont détournés des télévisions
nationales qu’ils jugent trop militantes
ou trop puritaines.
En outre, personne ne sait trop qui
est responsable en Iran de la censure de
l’Internet. Pour prévenir la diffusion
de la pornographie, les vidéos sont
toutes inaccessibles et quantité de
sites également. Toutefois, chaque
Iranien s’est doté d’un proxy qui lui
permet de contourner la censure. Le seul
et unique résultat de cette pratique est
de discréditer l’État ; une situation
que ne manqueront pas d’utiliser les
États-Unis.
Dès lors, on peut pronostiquer qu’en
cas d’échec de cheikh Hassan Rohani,
Washington lancera de fausses nouvelles
que le public croira. Avec les
techniques numériques, il est possible
de donner à voir des événements
d’actualité fictifs, comme cela a été
expérimenté en Libye (avec la chute de
la Jamahiriya diffusée avec 4 jours
d’avance pour démoraliser la population)
et en Syrie (avec les nombreuses
manifestations que chacun à vues mais
qui n’existèrent jamais).
Le rejet du projet Rohani ne fera
donc que donner le signal d’une nouvelle
confrontation.
[1] « L’abdication
de l’Iran »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
2 décembre 2013.
[2] « La
géopolitique des pipelines à un tournant
capital »,
par Melkulangara K. Bhadrakumar ,
Traduction Nathalie Krieg,
Asia Times Online
, Réseau Voltaire,
1er février 2010. « Iran,
la bataille des gazoducs »,
par Manlio Dinucci, Traduction
Marie-Ange Patrizio,
Il Manifesto
(Italie),
Réseau Voltaire,
9 mars 2012.
[3] « Qui
a peur du nucléaire civil iranien ? »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
30 juin 2010.
[4] « Ahmadinejad,
l’insubmersible »,
par Thierry Meyssan,
Al-Watan
(Syrie),
Réseau Voltaire,
21 février 2013.
[5] La
conférence New Horizons s’est tenue du
29 septembre au 1er octobre 2014 à
Téhéran dans une ambiance d’unité
nationale. L’ayatollah Abbas Hosseini
Qaem-Maqami, Saïd Jalili (qui se
présenta à l’élection présidentielle
contre Hassan Rohani) et Mohammad-Javad
Larijani participaient à son ouverture.
[6] « La
CIA et le laboratoire iranien »,
« Pourquoi
devrais-je mépriser le choix des
Iraniens ? »,
« La
« révolution colorée » échoue en Iran »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
17, 21 et 24 juin 2009. « Iran :
le bobard de l’« élection volée » »,
par James Petras, Traduction Marcel
Charbonnier,
Réseau Voltaire,
19 juin 2009.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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