Réseau Voltaire
Le bilan de Lakhdar Brahimi
Thierry Meyssan
Se présentant
comme un militant tiers-mondiste,
Lakhdar Brahimi est la dernière personne
qui recevra le vice-président de la
Tricontinentale, Mehdi Ben Barka, avant
que celui-ci soit mystérieusement enlevé
et assassiné. Dès l’indépendance de
l’Algérie, il est successivement
secrétaire général du ministère des
Affaires étrangères, ambassadeur en
Égypte, puis haut représentant de la
Ligue arabe et des Nations unies à
travers le monde. Rappelé en Algérie, il
a été ministre des Affaires étrangères
de 1991 à 1992.
©
ONU/Jean-Marc Ferré
Lundi 31 mars 2014
Après l’échec de la conférence de paix
de Genève 2, l’envoyé spécial des
secrétaires généraux de l’Onu et de la
Ligue arabe, Lakhdar Brahimi, s’est
gardé de fixer la date d’une nouvelle
rencontre. Il s’est répandu en
accusations contre la Syrie qu’il a
rendue responsable de la guerre dont
elle est victime. Pour Thierry Meyssan,
M. Brahimi était non seulement juge et
partie, mais son mandat était d’infliger
à la Syrie ce qu’il avait fait endurer à
son propre pays : la guerre.
La conférence de
Genève 2 a échoué, d’une part, parce
que les États-Unis ont décidé de
soutenir la position saoudienne
plutôt que d’honorer leur signature
du communiqué de Genève 1 et,
d’autre part, parce qu’elle était
présidée par Lakhdar Brahimi qui
n’était pas impartial mais servait
précisément Washington au lieu de
chercher la paix.
Sur les conseils de la Russie, la
Syrie avait accepté que l’envoyé
spécial de Ban Ki-moon préside les
séances. Moscou espérait à l’époque
que Washington tiendrait ses
promesses. Damas se souvenait que
vingt cinq ans plutôt, à Taëf,
Brahimi n’avait pas été un
adversaire de la Syrie. Cependant,
le vote par le Congrès US du
financement d’Al-Qaïda lors d’une
séance secrète [1],
l’absence de représentativité et
d’autorité de la délégation de
l’opposition syrienne, l’annulation
de l’invitation de l’Iran la veille
de la conférence, puis le discours
introductif du secrétaire d’État
John Kerry accusant la Syrie de
toutes les responsabilités [2],
sans parler des obstacles mis en
œuvre par l’Union européenne pour
empêcher physiquement la délégation
syrienne de se rendre en Suisse [3],
ont montré que Moscou se trompait ou
avait été trompé.
La séance de Montreux était
exclusivement conçue pour mettre la
Syrie en accusation et celle-ci est
tombée dans un piège. En effet, les
États-Unis avaient eux-mêmes rédigé
l’intervention de l’opposition et
lancé deux jours auparavant un
rapport prétendument indépendant, en
réalité une intox financée par le
Qatar, comparant les prisons
syriennes au camp nazi d’Auschwitz [4].
Si Walid al-Moualem s’est adressé
raisonnablement à l’opinion publique
syrienne, John Kerry et ses alliés
parlaient eux au reste du monde pour
imposer leur propagande.
Les pourparlers de Genève ont été
l’occasion pour Lakhdar Brahimi de
mettre en scène l’inflexibilité de
la Syrie et de la rendre responsable
de la guerre dont elle est victime.
Ainsi, aux yeux du monde, les
victimes deviennent des bourreaux.
Il a admis de parler du terrorisme,
tout en demandant de parler du
gouvernement de transition, puis il
a accusé la Syrie de ne pas jouer le
jeu alors même que la discussion sur
le terrorisme avait abouti à un
soutien clair de la délégation dite
de « l’opposition » aux exactions
des jihadistes.
Depuis le revirement états-unien,
Lakhdar Brahimi s’est transformé en
accusateur permanent de la Syrie. Le
14 mars, devant l’Assemblée générale
des Nations unies, il l’accusait
ainsi de refuser l’aide humanitaire
internationale et d’affamer son
propre peuple [5].
Il a présenté la situation au camp
de Yarmouk comme une volonté de la
Syrie d’affamer les Palestiniens,
passant sous silence que l’Autorité
palestinienne soutient la Syrie et
l’a remerciée pour ce qu’elle fait à
Yarmouk. Surtout, il ne cessait
d’affirmer que le conflit oppose le
gouvernement à une partie de ses
concitoyens et qu’il ne peut trouver
de solution militaire. C’est
escamoter les dix ans de préparation
de cette guerre par les Occidentaux,
la manière dont ils l’ont déclenchée
en envoyant des snipers à Deraa et
en répandant des intox sur des
tortures d’enfants. C’est encore
faire l’impasse sur la présence de
combattants étrangers, alors même
que M. Brahimi avait préalablement
admis qu’ils étaient au moins 40
000. Même si ce chiffre est trois
fois inférieur à la réalité, il
suffit à faire comprendre que cette
guerre est une guerre d’agression
comparable à celle endurée par le
Nicaragua durant les années 80.
Rétrospectivement, il apparaît
que la Syrie a eu tort de suivre les
conseils russes et de faire
confiance à Lakhdar Brahimi. Sa
nomination était en elle-même le
signe de l’échec à venir : alors que
son prédécesseur, Kofi Annan, avait
démissionné en disant
l’impossibilité de sa mission du
fait de la division du Conseil de
sécurité, il l’avait acceptée, lui,
avec le sourire.
Puis, Lakhdar Brahimi avait
cumulé son rôle d’envoyé spécial du
secrétaire général de l’Onu avec
celui d’envoyé spécial du secrétaire
général de la Ligue arabe, dont la
Syrie a été abusivement exclue. Il
était donc juge et partie.
Lors de sa nomination, en août
2013, j’avais écris un article sur
son passé et l’avais soumis à un
grand quotidien syrien —je n’avais
pas encore le privilège d’écrire
pour Al-Watan—. J’y
rapportais son engagement, en 1992,
parmi les dix membres du Haut
Conseil de Sécurité algérien [6].
Ce prétendu défenseur de la
démocratie avait alors annulé le
résultat des élections
démocratiques, contraint le
président Bendjedid à la démission
et placé les généraux janviéristes
au pouvoir, déclenchant une terrible
décennie de guerre civile, dont le
peuple algérien porte encore les
stigmates et qui ne profita qu’aux
seuls États-Unis.
À l’époque, le chef des
islamistes algériens, Abbasi Madani,
prit comme conseiller politique le
pseudo laïque syrien Bourhan
Ghalioun (futur président du Conseil
national syrien). La faction
islamiste armée GSPC (renommé en
2007 Al-Qaïda au Maghreb islamique)
s’entraîna au maniement des armes
avec le Groupe islamique combattant
en Libye (renommé dès 1997 Al-Qaïda
en Libye) ; la plupart des
combattants des deux groupes sont
aujourd’hui incorporés dans les
factions armées en Syrie.
Très inquiets devant les
conséquences de ces révélations, des
officiels syriens s’opposèrent à
leurs publications. Selon eux, la
diffusion d’un tel article aurait
été interprétée, y compris par la
Russie, comme une volonté de rupture
de la part de la Syrie. Je l’ai donc
publié en Algérie, chez M. Brahimi,
dans El-Ekhbar, le second
quotidien du pays [7].
Il y a soulevé une tempête contre
lui.
Observons aujourd’hui l’héritage
de Lakhdar Brahimi : avant même
d’avoir participé au déclenchement
de la guerre civile algérienne, il
avait négocié pour la Ligue arabe
les accords de Taëf (1989) qui ont
divisé le Liban en communautés
confessionnelles et en font
aujourd’hui encore tout, sauf un
État souverain. M. Brahimi est aussi
celui qui négocia les accords de
Bonn (2002), installant au pouvoir à
Kaboul le clan Karzaï au nom de
l’Otan. Enfin, quant au célèbre
rapport, auquel il donna son nom, de
Commission des Nations unies qu’il
présida sur les Opérations de
maintien de la paix [8],
il consacre « l’ingérence
humanitaire », nouveau nom du
colonialisme. Surtout il avalise la
dérive de l’Organisation qui a
inventé des troupes d’interposition
pour imposer la paix des grandes
puissances à la place des
observateurs chargés de surveiller
l’application d’une paix négociée
entre les parties en conflit. Il y
préconisait d’asseoir cette
gouvernance mondiale sur une
doctrine d’intervention et un
service de renseignement
supra-national, appelé service
« d’appui à la décision », que Ban
Ki-moon confia… à l’Otan [9].
Au demeurant, M. Brahimi n’a
jamais été « négociateur », ni
« médiateur » dans le conflit. Son
mandat, signé par Ban Ki-moon, lui
demande d’user de « ses talents et
[de] son expérience
extraordinaires » (sic) pour
conduire la Syrie vers « une
transition politique, conformément
aux aspirations légitimes du peuple
syrien » [10].
Et « transition » ne signifie pas
ici passage de la guerre à la paix,
mais d’un Syrie souveraine à une
Syrie asservie sans Bachar el-Assad.
Lakhdar Brahimi, qui se présente
comme un ancien militant
tiers-mondiste, n’a jamais servi les
peuples du tiers-monde —pas même le
sien—, et n’a jamais rompu avec les
grandes puissances. Il ne mérite pas
le respect que nous lui avons
accordé.
Source
Al-Watan (Syrie)
[1]
« Les
États-Unis, premiers financiers mondiaux
du terrorisme », par Thierry Meyssan,
Al-Watan (Syrie), Réseau Voltaire, 3
février 2014.
[2]
“John
Kerry’s opening speech at the Geneva 2
Conference”, by John F. Kerry,
Voltaire Network, 22 January 2014.
[3]
« L’Union
européenne tente de saboter la
conférence de Genève 2 », Réseau
Voltaire, 21 janvier 2014.
[4]
« Les
accusations de Carter-Ruck contre la
Syrie », Réseau Voltaire, 21 janvier
2014.
[5]
“Briefing
on Syria by Lakhdar Brahimi to the UN
General Assembly”, by Lakhdar
Brahimi , Voltaire Network, 14 March
2014.
[6]
Islam and democracy : the failure of
dialogue in Algeria par Frédéric
Volpi, Pluto Press, 2003 (p. 55 et
suivantes).
[7]
« Le
Plan Brahimi », par Thierry Meyssan,
El-Ekhbar (Algérie), Réseau Voltaire, 28
août 2012.
[8]
« Rapport
du Groupe d’étude sur les opérations de
paix de l’Organisation des Nations Unies »,
Nations Unies A/55/305, ou S/2000/809.
[9]
« Déclaration
commune sur la collaboration des
Secrétariats des Nations Unies et de
l’OTAN », Réseau Voltaire, 23
septembre 2008. « Moscou
regrette de voir l’ONU et l’OTAN signer
un accord sans consulter la Russie »,
RIA-Novosti, 9 octobre 2008.
[10]
« Le
secrétaire général nomme M. Lakhdar
Brahimi, de l’Algérie, comme
représentant spécial conjoint pour la
Syrie », Nations Unies SG/SM/14471,
17 août 2012
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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