Amérique latine
Venezuela: tout comprendre sur
l’inflation
et les pénuries
Thierry Deronne
Lundi 29 mai 2017
Dans
deux récents articles nous avons
étudié comment « Le Monde » d’avril et
mai 2017 a fait passer une insurrection
de l’extrême droite au Venezuela pour
une « révolte populaire » et imputé à ce
qu’il appelle un « régime » les
assassinats commis par la droite (1). Ce
média use de ce procédé depuis le début
des tentatives de déstabilisation en
2013. Le mensonge corollaire, tout aussi
gros, que propage « Le Monde » à
l’unisson de la Sainte Alliance
médiatique, c’est la « crise-humanitaire-comme-faillite-de-la
révolution-bolivarienne ». La
méthode est simple : faire passer les
effets pour les causes. Les images de
files d’attente interminables, de rayons
vides dans les supermarchés, de manque
de médicaments, d’inflation galopante,
de marché noir endémique… qui servent à
la droite locale et internationale de
justification à une intervention
extérieure ne sont pas, en effet, la
« faillite d’un modèle socialiste » mais
la conséquence d’une guerre ouverte du
secteur privé – 80 % de l’économie –
contre la révolution bolivarienne. Une
déstabilisation sociale, économique et
politique savamment orchestrée que le
Chili de Salvador Allende a subie en
1973, et face à laquelle le Président
Nicolas Maduro a décrété l’état
d’urgence économique en mai 2016, comme
le prévoit la Constitution.
A rebours de l’effet-pour-la-cause
et des « décryptages » superficiels
repris en boucle par les médias
occidentaux, nous proposons une synthèse
de l’analyse détaillée sur les causes
des difficultés économiques et sociales
auxquelles le Venezuela Bolivarien est
confronté depuis 2003, réalisée par
Pasqualina Curcio Curcio, professeure de
sciences économiques à l’Université
Simon Bolivar, et publiée dans un
document intitulé « Pénuries et
inflation au Venezuela »
(20/12/2015). Précisons que depuis cette
publication, la tendance est à
l’amélioration progressive de
l’approvisionnement, bien que les prix
des denrées restent élevés. Cette hausse
constante des prix par le secteur privé
est contrée de diverses manières par le
gouvernement : par la hausse à
répétition du salaire minimum légal, un
effort de productivité nationale dans
l’agriculture et la distribution massive
d’aliments hautement subventionnés aux
secteurs populaires à travers le réseau
national des CLAP (Comités Locaux
d’Approvisionnement et de Production).
L’économiste Pascualina Curcio Curcio LES
PENURIES AU VENEZUELA : MYTHES ET
REALITE
Pasqualina Curcio Curcio
Pour le dire simplement, la théorie
économique admet qu’une pénurie survient
lorsque l’offre se contracte et n’arrive
plus à faire face à la demande ou bien
lorsque la demande augmente mais l’offre
n’arrive pas à suivre ou pire encore
lorsqu’on observe simultanément une
contraction de l’offre et une
augmentation de la demande.
Une contraction de l’offre au
Venezuela ?
En théorie, une contraction de
l’offre peut s’expliquer tant par une
baisse de la production nationale que
par une baisse des importations des
biens que l’économie nationale n’est pas
en mesure de produire ; les deux
facteurs peuvent là encore se combiner.
Les pénuries recensées au Venezuela
peuvent-elles s’expliquer par ces
facteurs ?
Entre 2003 et 2013, le pays connaît
une période de croissance économique et
de baisse du taux de chômage (passant de
18% à 8%).
On ne peut en outre établir aucun
lien de corrélation entre l’évolution du
PIB et le niveau de pénuries puisqu’à
titre d’exemple, on observe une forte
hausse des pénuries sur la période
2006-2007 bien que la production
augmentait sur cette même période et, au
contraire, on note une diminution des
pénuries entre 2008 et 2011 alors même
que la production chutait (période de
récession mondiale). Les pénuries étant
principalement alimentaires, on ne peut
cependant établir aucun lien empirique
entre Produit Intérieur Brut Agricole et
le niveau de pénurie puisque le PIBA est
soit à la hausse soit stable sur la
période observée.
A ce stade, on peut donc dire que ce
n’est pas une chute de la production
vénézuélienne qui explique les pénuries
qui affligent le peuple et l’économie du
Venezuela. Les causes de ces pénuries
seraient donc peut-être à chercher du
côté des importations… Le Venezuela
n’ayant pas encore atteint
l’autosuffisance dans de nombreux
domaines, il importe un grand nombre de
biens et services. Mais là encore,
l’indice des importations exprimé en
dollars US est en forte augmentation
entre 2003 et 2013 et aucun lien de
corrélation ne peut être établi avec le
niveau de pénurie. Par exemple, entre
2006 et 2007, on observe une hausse de
25% de l’indice de pénurie concomitante
avec une hausse de 39% des importations
! Entre 2008 et 2009, une forte chute
des importations coïncide en revanche
avec une baisse des pénuries…
Concernant les produits alimentaires
importés, on obtient un résultat
surprenant d’un point de vue théorique :
on enregistre au même moment une
augmentation des pénuries et une
augmentation des importations de
produits alimentaires (exprimés en
dollars US) et lorsque les importations
baissent, les pénuries baissent ! Les
pénuries des produits tant alimentaires
que non-alimentaires ne sont donc pas
non plus liées à une baisse des
importations !
Étant données ses caractéristiques de
pays mono-exportateur de pétrole,
l’octroi de devises étrangères de la
part de l’État au secteur privé
importateur est une nécessité.
Une partie de l’opposition
vénézuélienne reproche au gouvernement
vénézuélien de ne pas mettre à
disposition assez de devises étrangères
aux entreprises privées importatrices.
Or, entre 2003 et 2013, c’est une
augmentation de plus de 440% du nombre
de devises étrangères mises à
disposition par l’État.
Sur l’ensemble de la période étudiée
(2003-2013) et en dépit de la forte
diminution entre 2009 et 2010 (récession
mondiale), la mise à disposition de
devises étrangères au secteur privé n’a
jamais été inférieure à son niveau de
2004. Il est important de le relever
puisque 2004 correspond à l’année où
l’on enregistre le niveau de pénurie le
plus bas sur l’ensemble de la période
2003-2013 !
Les pénuries n’ont donc pas
grand-chose à voir non plus avec une
mise à disposition insuffisante de
devises étrangères au secteur privé
importateur de la part de l’État.
A ce stade, voici ce que l’on observe
:
– Les niveaux de production mesurés
par le PIB et le PIBA, ont augmenté en
moyenne de 75% et 25% respectivement
entre 2003 et 2013 ;
– Le total des importations exprimées
en dollars US et, plus spécifiquement,
les importations de denrées alimentaires
ont augmenté en moyenne d’un peu moins
de 390% et d’un peu plus de 570%
respectivement entre 2003 et 2013 ;
– Le nombre de devises étrangères
attribuées au secteur privé importateur
a augmenté en moyenne d’un peu plus de
440% entre 2003 et 2013 ;
– L’indice de pénurie, quant à lui, a
pourtant augmenté en moyenne de 38% sur
la même période.
Ce n’est donc pas du côté de la
contraction de l’offre que l’on peut
expliquer les problèmes de pénurie
auxquels le monde du travail vénézuélien
est confronté.
Une explosion de la demande que
l’offre n’arrive pas à juguler ?
L’autre piste à étudier est donc
l’hypothèse d’une explosion de la
demande que l’offre ne serait pas en
mesure de satisfaire. Il faudrait, pour
confirmer cette hypothèse, vérifier une
hausse de la consommation finale des
ménages et de l’État plus forte que la
hausse de la production et des
importations. Nous observons bien une
hausse de la consommation tant
intermédiaire que finale entre 2003 et
2013 mais le taux de croissance moyen de
l’indice de consommation reste toujours
inférieur au taux de croissance moyen de
la production et des importations.
Mais même lors du pic de pénurie en
2006, la production et les importations
augmentent plus vite que la
consommation. Les pénuries ne
trouvent manifestement pas leurs
origines ici non plus.
A ce stade, il n’est pas possible
d’établir de lien entre le niveau de
pénurie, le niveau de production et des
importations et l’indice de consommation
au Venezuela. La question demeure
entière : comment se fait-il que les
biens produits au Venezuela ou importés
ne finissent pas dans les rayons des
supermarchés vénézuéliens ? On comprend
dès lors que les pénuries qu’endure un
grand nombre de Vénézuéliens
s’expliquent par d’autres facteurs.
Accaparement, importations fantômes et
contrebande : les vraies causes des
pénuries
Une analyse plus fine des
importations au Venezuela nous montre
très nettement une augmentation des
importations exprimées en dollars US
bien plus forte que l’augmentation des
importations exprimées en kilogrammes
bruts à partir de 2003. Entre 2003 et
2013, le Venezuela importe moins de
biens et services malgré un plus grand
nombre de devises étrangères mises à
dispositions du secteur privé par l’État
pour l’import.
On observe d’ailleurs le même
phénomène concernant les seules
importations de denrées alimentaires…
Si cet octroi croissant de devises
étrangères au secteur privé importateur
ne sert donc pas à importer davantage de
biens et services et satisfaire la
demande, où ces devises
s’évaporent-elles ?
Comme on l’a vu, le secteur privé
importateur dispose de toujours plus de
devises étrangères pour importer et
qu’il importe toujours moins de biens et
services, il est intéressant de
confronter ce phénomène à l’évolution
des stocks de numéraire et dépôts à
l’étranger du secteur.
On observe bien une augmentation de
plus de 230% du stock de numéraire et
dépôts détenus à l’étranger par le
secteur privé vénézuélien entre 2003 et
2013.
On comprend qu’une part croissante
des devises étrangères accordées par
l’État pour l’import est en réalité
directement placée à l’étranger. On
parle notamment d’importations «
fantômes ». Fausses factures, transfert
d’argent liquide non déclaré aux douanes
et autres combines plus ou moins
élaborées ne manquent pas. C’est une
véritable fuite de capitaux !
Mais le placement à l’étranger d’une
partie des devises étrangères destinées
à l’import ne peut expliquer pas à lui
seul, les pénuries. Certains secteurs
privés se livrent en effet à un
véritable accaparement, c’est-à-dire
qu’ils accumulent et stockent
massivement des marchandises de même
espèce en vue de provoquer leur
raréfaction artificielle.
D’ailleurs, les caractéristiques des
biens pour lesquels on recense les
principales pénuries ne trompent pas :
les pénuries concernent principalement
des biens et non des services ; Biens
facilement stockables et non périssables
: denrées alimentaires (pâtes, lait en
poudre, sucres, …), produits d’hygiène
personnel, produits d’hygiène, etc ;
Biens de première nécessité pour les
foyers (de nombreuses pénuries recensées
parmi les 20 aliments les plus consommés
par le Venezuela) et biens
intermédiaires indispensables pour la
production de biens et services (pièces
de rechange, moteurs de voiture, etc.) ;
Biens principalement produits, importés
ou distribués par des monopoles et
oligopoles privés : farine de maïs,
farine de blé, sucre, huile, … Pénuries
recensées principalement dans le
commerce de détail : un restaurateur se
procurera plus facilement de la farine
de blé qu’un consommateur final.
Les biens accaparés par ces
oligopoles et monopoles privés sont
ensuite déversés sur des marchés
parallèles : marché noir local et
surtout commerce de contrebande à la
frontière avec la Colombie.
Les pénuries ne sont donc pas le
résultat d’un effondrement de la
production nationale et/ou d’une baisse
des importations consécutive à une
baisse des devises étrangères accordées
par l’État
Les causes réelles des pénuries
recensées au Venezuela sont donc dans
l’ordre :
– Importations « fantômes » :
Diminution des importations malgré un
octroi croissant de devises étrangères
au secteur privé importateur qui place à
l’étranger une part des devises
attribuées pour l’import
– Accaparement sélectif de biens de
première nécessité
Commerce de
contrebande
Les acteurs économiques qui se
livrent à ce genre de pratiques
frauduleuses poursuivent bien entendu
des intérêts économiques puisqu’ils
réalisent de juteux profits mais l’appât
du gain n’est pas la motivation
principale : ce sont des intérêts
principalement politiques qui sont
poursuivis. En effet, force est de
constater que les pics de pénuries
coïncident avec des événements
politiques majeurs tels que des
rendez-vous électoraux et des épisodes
de forte tension politique : « coup
d’état pétrolier » (2003), référendum
constitutionnel (2007), campagne et
élection présidentielles (2012-2013).
Les biens qui sont l’objet de
pénuries ne sont d’ailleurs pas choisis
au hasard comme on l’a vu, il s’agit de
produits de première nécessité :
médicaments, aliments de base, pièces de
rechange, produits d’hygiène…
Cette déstabilisation
socio-économique qui se traduit par une
déstabilisation sociale, vise le monde
du travail, cœur de l’électorat chaviste
alors que les classes aisées sont
épargnées (http://www.telesurtv.net/opinion/Ejecutivo-vasco-muestra-supermercados-de-la-clase-alta-en-Caracas-no-falta-nada-20160529-0004.html).
Les manifestations les plus visibles de
cette déstabilisation sont bien entendu
les files d’attente à l’abord des
supermarchés vénézuéliens à l’effet
médiatique et psychologique dévastateur
; les images étant abondamment diffusées
par les médias et les réseaux sociaux du
monde entier.
Toutes les composantes de
l’opposition sont d’ailleurs mobilisées
puisque les médias d’opposition tant
locaux (majoritaires au Venezuela)
qu’internationaux participent également
à l’opération de déstabilisation en
mettant en place de vastes campagnes
médiatiques destinées à générer une
psychose et une peur de manquer au sein
de la population. A l’image de ce qui
s’est passé en France lors de la grève
des raffineries de pétrole contre la Loi
« Travail » (mai 2015), certaines
pénuries sont le résultat de pics de
demande momentanés consécutifs à la
psychose et la peur de manquer générées
par les médias.
Au Venezuela, ce sont notamment les
couche-culotte et le lait en poudre qui
en ont fait les frais. Ces pénuries très
ciblées ne sont donc pas le résultat
d’une soi-disant « faillite» du modèle
économique vénézuélien. Ces pénuries
sont l’instrument et le résultat
d’opérations savamment orchestrées de
déstabilisation économique et sociale
motivés par des intérêts essentiellement
politiques.
LA
MANIPULATION DE LA MONNAIE, LEVIER
PRINCIPAL DE LA GUERRE ECONOMIQUE
Dollar parallèle et inflation
Le deuxième problème qui mine
l’économie du pays est le taux
d’inflation. L’indice des prix à la
consommation révèle deux points
d’inflexion en 2007 puis en 2012 pendant
lesquels l’augmentation de l’indice des
prix s’envole (prix de base 1997) :
La théorie économique admet que
l’indice des prix dépend du total de la
demande : une augmentation de la demande
a pour conséquence une inflation des
prix. Les monétaristes retiennent, en
revanche, que l’inflation dépend de la
masse de liquidité monétaire en
circulation : une plus grande masse de
liquidité monétaire stimulera la demande
surtout sur le court terme, ce qui
engendrera une hausse des prix.
Cependant, au Venezuela, la fixation
des prix n’est pas simplement déterminée
par le niveau de la demande et la masse
des liquidités en circulation car il
existe une variable additionnelle qui
rentre en ligne de mire: le taux de
change du marché « parallèle » des
devises. Pasqualina Curcio-Curcio
établit grâce à ses calculs que l’indice
des prix est déterminé à hauteur de 70%
par le dollar parallèle et par le niveau
de la demande à hauteur de 30%
seulement.
Le taux de change parallèle sert donc
non seulement de base de référence pour
la fixation des prix du marché
souterrain (ou « noir » si l’on préfère)
mais également pour la fixation des prix
dans l’économie « réelle » par un
effet-en-chaîne : il suffit de quelques
secteurs établissent leur prix en
fonction du taux de change du dollar
parallèle pour que l’ensemble des
secteurs suivent le pas.
Ce taux de change parallèle fait
office de base de référence pour
l’ensemble des agents économiques, y
compris les agents économiques qui n’ont
pas de pouvoir de marché et qui ne
peuvent se constituer en monopole ou
oligopole : petites entreprises, petites
exploitations agriculteurs, petits
commerçants, etc…
Une manipulation délibérée de la
monnaie
Pasqualina Curio-Curio démontre que
les critères de calcul du taux de change
n’obéissent à aucune règle logique
connue et que par conséquent, la valeur
du dollar parallèle est tout à fait
fictive. Le taux de change du dollar
parallèle, publié quotidiennement sur
internet, est fixé arbitrairement
Cette fixation arbitraire du dollar
parallèle correspond donc à une
manipulation du taux de change de la
monnaie qui constitue le principal
levier de la guerre économique livrée au
Venezuela. D’abord, l’inflation induite
a pour conséquence directe une perte du
pouvoir d’achat du monde du travail qui
les contraint à une recomposition du
panier des dépenses donnant la priorité
aux biens de première nécessité, au
transport et à la santé. L’effet en
chaîne est la baisse de la demande des
biens et services de « seconde nécessité
», ce qui provoque une baisse de la
production et une montée du chômage. Par
ailleurs, le marché parallèle du dollar
constitue une incitation aux «
importations fantômes » avec les
conséquences économiques et sociales que
l’on sait : des pénuries source
douloureuses pour la population. En
effet, l’échange de devises sur le
marché parallèle est plus rentable que
l’importation de biens et services.
Dès lors, un cercle vicieux entre
inflation/pénurie /maximisation des
profits du secteur importateur
s’installe : le financement de la guerre
économique revient moins cher aux
importateurs et la guerre économique
s’avère être pour eux une affaire plus
juteuse que d’importer.
Publié le 26 Mai 2017 par
Bolivar Infos
Traduction : Françoise Lopez
Notes :
(1) Voir « Comment « Le Monde »
invente « la répression » au Venezuela,
https://venezuelainfos.wordpress.com/2017/05/20/comment-le-monde-invente-la-repression-au-venezuela/
et « Le Monde » lâché par la BBC :
Stephen Sackur démasque la droite
vénézuélienne et ses rêves de coup
d’état,
https://venezuelainfos.wordpress.com/2017/05/25/le-monde-lache-par-la-bbc-la-droite-venezuelienne-revele-son-objectif-dun-coup-detat/
Reçu de l'auteur pour publication
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