Interview
On n'a encore rien dit du
Venezuela
Thierry Deronne
Lundi 25 septembre 2017
Source :
Le JI
Interview de Thierry Deronne (1) par
Maxime Vivas.
Propos recueillis à Caracas, le 20
septembre 2017, en marge des rencontres
internationales de solidarité : « Todos
somos Venezuela ».
Maxime Vivas. Le
Venezuela est le pays d’Amérique Latine
dont on parle le plus à travers le Monde
(désormais plus que de Cuba). Pourquoi ?
Thierry Deronne.
Eh bien, Maxime, je pense qu'on n'a
encore rien dit du Venezuela. La vitesse
de projection des Européens sur notre
réalité est due parfois à leur histoire
de domination, à l'excès de théorie, aux
besoins de plus-value idéologique de
certains courants politiques ou à la «
négociation science-po» avec le pouvoir
médiatique. Soyons plus humbles, plus
attentifs à « l’autonomie du réel ».
MV. Qu’est-ce
que nous devrions mieux comprendre ?
TD. D’abord
que la politique au Venezuela voit
s’affronter en permanence deux grands «
champs magnétiques ». Le premier, c’est
la formation historique «
social-démocrate » : le parti Acción
Democrática comme appareil clientéliste,
fabriquant de sommeil populaire avec
télévision de masse, État « magique »
au service du pillage de la nation par
une élite surtout blanche. C’est l’école
politique première, avec ses rêves
d’ascension sociale, qui a duré
longtemps (40 ans), assez pour expliquer
beaucoup de comportements à l'intérieur
de notre Etat. La fosse commune des 3000
manifestants anti-FMI laissée par le
président Carlos Andrés Pérez en 1989
fit tomber le masque de cette «
social-démocratie » et déclencha
l’entrée en politique du deuxième «
champ magnétique », celui des
marrons(2), ces ex-esclaves qui
appelaient au son de leurs tambours à
fuir les chaînes coloniales pour créer
la « vraie vie » dans les
montagnes, ranimés cette fois par Hugo
Chavez. L’élite vit d’abord en lui son
« Obama », celui qui sauverait le
système discrédité, et qu’on pourrait
acheter une fois élu : les militants de
la social-démocratie se déguisèrent
massivement en chavistes. Mais l’esclave
fit un pied de nez au maître, et la
guerre commença : avec le coup d’Etat de
2002 mené par l’alliance des médias
privés, du Medef local, et de militaires
de droite, déjoué par une mobilisation
populaire et par les militaires
bolivariens, qui ramenèrent Chavez au
pouvoir en 48 heures. Un des
déclencheurs de la première indépendance
latino-américaine, ce fut le sauvetage
par les Jacobins noirs d’Haïti d’un
Bolivar en déroute, au bord du suicide.
Dès qu’il put comprendre la vision des
soldats libres de Pétion et Louverture,
il vola de victoire en victoire à la
tête d’une armée d’ex-esclaves, passant
les Andes glaciales à pied pour fonder
la première union de républiques
indépendantes d’Amérique du Sud. C’est
de cette dialectique historique que
Chavez se fit le pédagogue, portant ses
doigts dans ses cheveux crépus pour
rappeler au peuple d’où il venait,
rappelant l’origine des origines, la
rébellion de Jose Leonardo Chirino, dont
le corps démembré par les espagnols fut
exposé aux quatre vents, pour avoir
annoncé avant Bolivar la libération des
esclaves. Ce désir d’égalité est
toujours vivant, et c’est un moteur
extraordinaire du point de vue
démocratique.
MV. Comment ce «
moteur » se manifeste-t-il, de nos jours
?
TD. En
amenant des gens à traverser à gué des
rivières, à déjouer les attentats et les
menaces de la droite pour aller voter
pour l'Assemblée Nationale Constituante,
débordant même le Parti Socialiste
Unifié (le principal parti chaviste).
Cette dialectique maître-esclave, on la
retrouve partout dans l'Etat ou dans la
société. On sait que la guerre
économique ne vise pas seulement à
asphyxier un pays, elle vise à détruire
la culture en tant qu’elle relie les
citoyens. Or, ce sursaut citoyen, cette
« pulsion créatrice d’un peuple »
que Chavez avait prophétisée en citant
Marc Bloch, se produit au moment où
toute une micro-corruption quotidienne
parle plutôt d’un affaissement
collectif. Malgré tout ce que signifient
le dollar parallèle, la vie plus
difficile et l’éreintement de trois ans
et demi de guerre économique, malgré le
sabotage violent de l’élection par
l’extrême droite, huit millions de
Vénézuéliens « repassent les Andes »
pour sauver le rêve de Bolivar et vont
déposer un bulletin dans l’urne pour
élire une Assemblée Constituante. Et on
a donc actuellement un oxygène
formidable dans la société.
MV. Un oxygène
formidable ?
TD. Oui car
l’abstention populaire aux législatives
de 2015 – et la victoire de la droite -
marquait la fatigue, la colère et le
rejet par la base chaviste de la
permanence dans l’Etat d’un personnel
social-démocrate, expert en corruption
et rhabillé en « chaviste », dont
le poids devenait plus insupportable en
pleine hausse des prix par le secteur
privé. Forte de cette victoire, la
droite a cru son heure revenue, a mis la
pression grâce à l’appui sans conditions
des Etats-Unis et des médias, et a
déclenché l’insurrection de ces derniers
mois. Le peuple invisibilisé par les
médias, a subi, observé en spectateur,
cette minorité violente brûler vifs des
citoyens afrodescendants. Elle y a lu,
avec raison, le retour du fouet du
maître. Le peuple a eu cette «
sagesse patiente », comme chantait
Ali Primera, de ne pas tomber dans la
provocation et de bouter hors des rues,
à l’aide de bulletins de vote, cette
violence qui a causé la majorité des
morts – et que les médias ont imputés
automatiquement au « régime ». Le
vote constituant du 30 juillet, le
retour à la paix, c’est d’abord cela :
la réparation de la défaite électorale
de décembre 2015, la remoralisation
populaire. Huit millions de citoyens
descendant des versants glacés,
traversant des rivières fortes. Le bruit
des pas à contre-courant trouble le
sommeil de politologues. Un pouvoir
originaire, constituant est au travail.
Si Chavez est vivant malgré la dictature
des médias privés au-dedans comme
au-dehors c’est parce qu’il est le
mouvement d’un ressort comprimé pendant
trop longtemps : trop de larmes
rentrées, trop d’humiliation. Une partie
de la droite l’a compris en se
démarquant récemment des violences de
l’extrême droite – celle que Macron
vient de recevoir à l’Elysée : en
annonçant les premiers leur
participation aux élections des
gouverneurs d’octobre, ces vieux renards
de la « social-démocratie » ont assez de
flair pour comprendre que la violence
raciste ne peut que réveiller la
conscience des esclaves. Trop tard. Tous
les grands chantiers, qu'il s'agisse de
la transformation de l'Etat, de la lutte
contre la corruption, de la
transformation du système productif, de
la sortie du « rentisme pétrolier »,
mais aussi des droits en matière
culturelle, écologique, y compris les
droits des animaux, tous les chantiers
possibles et imaginables reviennent à la
surface.
MV. En France,
l’idée d’une Constituante a été portée
par Jean-Luc Mélenchon, le candidat de
la France Insoumise, pendant la campagne
des élections présidentielles.
TD. En
effet, il incombe à chaque génération,
disait Frantz Fanon, de découvrir sa «
mission ». Ce que je peux dire à la
France Insoumise, c'est que ce chantier
de la Constituante vénézuélienne, qui
approfondit la démocratie, mérite d’être
visibilisé, étudié, et surtout qu’on n’a
peut-être pas encore commencé à en
prendre la mesure ni à en déchiffrer
l’origine. Et c’est pourquoi j’affirme
qu’on n'a encore rien dit du Venezuela.
NOTES.
(1) Thierry Deronne, licencié
en Communications Sociales (IHECS,
Bruxelles, 1985) vit au Venezuela depuis
1994. Enseignant universitaire (UBV,
UNEARTE) et formateur des mouvements
sociaux au sein de l’Ecole Populaire et
Latino-Américaine de Cinéma et de
Télévision. Après avoir donné des
formations audiovisuelles dans le
Nicaragua sandiniste des années 80, il
fonde cette école au Venezuela en 1994,
et participe à la fondation de plusieurs
télévisions associatives et publiques
comme Vive TV, dont il fut
vice-président de 2004 à 2010. Cinéaste,
réalisateur du Passage des Andes (2005),
de Carlos l’aube n‘est plus une
tentation (2012) et de Jusqu’à nous
enterrer dans la mer (2017),
documentaire sur la vie d’un quartier
populaire dans la révolution
bolivarienne qu’on peut commander à
gloriaverges@free.fr de France
Amérique Latine (FAL 33).
(2) Au seizième siècle, dans
plusieurs pays d'Amérique latine sous la
domination espagnole, les marrons
étaient des esclaves noirs qui
s'évadaient et créaient des « cumbes »,
sortes de « communes » restées vivantes
dans la géographie et dans la mémoire
collective. Des historiens avancent que
ce nom leur a été donné par référence à
un type de cheval sauvage, Cimarron,
réputé difficilement domptable.
Maxime Vivas
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