Venezuela
L'addition
Thierry Deronne
Dimanche 23 avril 2017
« Dépêché à Caracas pour cause de
campagne présidentielle en France ? »
s’écria le vieux Petkoff, amusé du
paradoxe qui ramenait son vieil ami « le
doctor Paulo » sous les lambris
viscontiens du Four Seasons. Le
cinéphile devenu journaliste s’efforça
de rire, fermant un œil complice pour l’abrazo.
Au fond de lui-même il était d’une
humeur massacrante. Certes, la laptop
posée sur le couvre-lit moiré l’avait
rasséréné. Paris publiait in extenso son
article sur les morts au Venezuela et
sur la marche de la droite jusqu’à la
Conférence épiscopale, la « marche du
silence en mémoire des tombés », un
titre qui serait aussitôt copié/collé à
l’infini sur une myriade de sites et de
tweets. Et le président de Voluntad
Popular lui avait répété que des
médias comme le sien revêtait un rôle
muy, muy importante, si si hermano,
dans l’offensive finale contre le
« régime ».
Mais au-delà des abrazos effusifs, Paulo
Paranagua le sentait, quelque chose
n’allait pas. Au déjeuner il avait
failli prétexter un appel urgent tant
l’irritaient les litanies de Maria
Candela, coprésidente de l’ONG des
droits humains Libertad Segura.
« Chaque matin je me réveille avec le
même pays que la veille et un terrain de
golf qui brûle mais Maduro est toujours
là il voudrait démissionner mais ce sont
les autres chavistes qui ne le laissent
pas faire et je ne comprends pas puisque
les sous-marins nord-américains sont
partis il y a deux jours de Panama
pourquoi rien ne bouge nous n’avons
personne de sérieux dans nos rangs et
figurez-vous qu’hier des jeunes d’un
barrage ont stoppé ma voiture et m’ont
obligée à baisser la fenêtre j’ai dû
leur montrer mon masque d’anonymous je
leur ai dit moi aussi je viens
d’Altamira moi aussi je travaille, on
est du même bord vous savez ? j’ai dû
leur filer une bouteille de rhum pour
qu’il me laissent passer… ces malandros
(voyous)». Le soir il interrogea des
amis de Primero Justicia sur ces
militants d’extrême droite qui
agressaient jusqu’aux médias amis comme
Globovision, Venevision ou Televen (1),
mais la réponse l’avait frustré : « unos
loquitos » (des fous).
Le 19 avril, alors
que tous lui promettaient la fin du
régime avec le même fébrilité que l’an
passé à Marie Delcas volant pour
l’occasion de Bogota à Caracas, le froid
nocturne de l’échec avait dégrisé les
militants qui avaient inondé Twitter de
leur rage contre le président de
l’Assemblée Nationale – revenu très
souriant de Washington. « Alors
Julio, ta promesse de faire tomber
Maduro, tu l’as oubliée ?». Même la
pluie avait trahi en faveur des
chavistes en éteignant un à un les
incendies allumés dans les villes
principales du pays. Des dirigeants de
la droite lui avaient avoué – off the
record Paulo, off the record ! –
leur lassitude face à une extrême droite
qui jouait en solitaire, les remplaçait
dans les réunions à l’ « ambassade » et
qui le 20 avril, avait payé la pègre
d’El Valle pour mettre à sac des
commerces. L’affaire avait mal tourné,
avec onze personnes électrocutées en
pillant une boulangerie. Mais « le
doctor Paulo » avait promis de s’en
tenir a la règle établie : tout mort est
un mort du régime. Et nul besoin de
s’étendre sur l’assaut nocturne, mené
trois heures durant, contre une
maternité de Caracas. A ces heures aucun
taxi ne se serait risqué à sortir de
l’Est cossu de la capitale pour qu’il
aille interviewer les mères des
barrios évacuées de justesse, leurs
bébés dans les bras (2). Quant à la
critique de l’UNICEF sur ceux qui
détruisaient des centres de santé et des
écoles (3), elle restait trop générale
pour qu’à l’extérieur on en saisisse la
couleur.
Ce soir il se
sentait fatigué. Comment expliquer à
Petkoff qui le relançait sur son
répondeur, qu’une interview de lui dans
le Monde l’obligerait a démentir
un article antérieur où il annonçait la
fermeture par « le régime » de son
journal, le dernier titre indépendant
du Venezuela ? Alors que chaque
matin une édition toute fraîche de
Tal Cual le narguait au kiosque du
bar ?
Avant de se coucher
il écouta encore à la télévision le
dirigeant de la droite Henry Ramos Allup
déclarer que la marche en l’honneur des
morts valait aussi pour les « víctimas
potenciales y eventuales » des jours
prochains (4). Il avait fait ses
calculs. En comptabilisant tous ces
morts on arrivait au chiffre de vingt et
dès lundi, les violences reprendraient.
Tenir, tenir jusqu’au dimanche soir
murmura-t-il en français en glissant un
pourboire dans la main du serveur à la
bouteille de Westland qui
feignait de relire l’addition.
Thierry Deronne,
Venezuela, avril 2017
Notes
-
albaciudad.org/2017/04/opositores-agreden-a-periodistas-de-medios-privados-globovision-televen-y-venevision-videos
-
http://misionverdad.com/la-guerra-en-Venezuela/ataque-a-hospital-materno-hugo-chavez-es-un-crimen-de-guerra
-
albaciudad.org/2017/04/unicef-llama-a-venezolanos-respetar-escuelas-y-centros-de-salud-y-proteger-a-los-ninos
-
http://albaciudad.org/2017/04/ramos-allup-predice-victimas-potenciales-y-eventuales-que-seguramente-habra-en-los-proximos-dias-video/
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