Amérique latine
Venezuela : le « hors-jeu »
des intellectuels
Marco Teruggi
Samedi 8 juillet 2017
Le commissariat est
un tas de ruines et de cendres. Il a été
assiégé pendant quatre heures par un
groupe d’une vingtaine de personnes
munies d’armes à feu et un tireur
d’élite, qui ont fini par l’incendier et
le détruire en utilisant une excavatrice
volée dans un établissement appartenant
à ‘état lors de pillages. Six policiers
ont été blessés. C’est tout juste s’ils
ont pu sauver leur peau car ils étaient
moins nombreux que les paramilitaires
qui leur ont tiré dessus quatre heures
durant dans l’objectif de les tuer.
Combien de balles pendant une telle
durée ? Devant le
commissariat, il y avait une place, sur
cette place des gens parmi lesquels se
trouvaient les paramilitaires. Celui qui
nettoie les ruines et avec qui je parle
pourrait même être l’un d’eux. La
terreur hante le souvenir des militants
chavistes qui étaient présents.
Une nuit, les
lumières de la ville se sont éteintes,
le ciel s’est illuminé de feux de
Bengale et les destructions ont
commencé. C’est comme cela que ça s’est
passé au début.
Durant la journée,
des groupes de 30 individus motorisés,
portant des capuches et les armes à la
main parcouraient les rues obligeant les
commerces à fermer. « Hé les rats
rouges ! nous allons vous tuer »,
criaient-ils. Certaines personnes ont dû
se cacher pour éviter d’être assassinées
par un groupe de quinze motards et deux
voitures, devenant clandestins dans une
ville ou un dispositif de contrôle
militaire se déployait.
Le même jour, 7
autres commissariats ont été attaqués
rien que dans l’État de Barinas, sans
compter les commerces détruits. Ce qui
signifie un total de 8 groupes disposant
des moyens de mener cette action. Et
cela ne s’est pas seulement passé à cet
endroit, mais dans près de 10 villes et
villages du pays ces dernières semaines.
Il s’agit
d’attaques-surprise, avec occupation
violente des lieux durant 1 ou 2 jours,
jusqu’à une semaine dans certains cas.
Une démonstration de force pour tester
la réaction de l’État, des corps de
sécurité et du chavisme.
Mais revenons-en au
commissariat. Je marchais parmi les
ruines et je tombe sur une déclaration
d’intellectuels de gauche. (NdT : une
forte visibilité a été offerte, p. ex.
par le Journal français « Le Monde », à
la pétition lancée début juin par un
groupe d’« intellectuels de gauche »,
altermondialistes ou écologistes
d’Amérique latine, d’Europe et des
États-Unis dénonçant la « dérive » de
Maduro. Le soutien au gouvernement
vénézuélien, accuse ce texte, « relève
non seulement d’un aveuglement
idéologique néfaste, mais il contribue
malheureusement à la consolidation d’un
régime autoritaire » (sic)). Que
penser, dans ces circonstances, d’un
texte qui accuse le gouvernement
d’autoritarisme? A en juger d’après
cette situation d’un village occupé de
force pendant 5 jours, c’est justement
l’autorité qui a fait défaut. Que doit
faire l’État devant une telle attaque de
paramilitaires? J’y ai réfléchi. Le
texte que j’avais sous les yeux ne
m’apportait aucune clé me permettant de
comprendre ce que je voyais. Au
contraire, il révélait une profonde
méconnaissance des événements. Il
taisait la réalité des faits.
Deux mois après le
début de cette phase du conflit, il
était déjà impossible de défendre la
thèse de mobilisations pacifiques de la
droite. Quiconque la soutient est soit
radicalement désinformé, soit un
menteur. C’est sur cette thèse et des
énoncés du genre « l’opposition
controversée » qui se fonde sur une
partie de la structure
argumentative/politique des
intellectuels de gauche. En réalité,
nous ne sommes pas devant une
mobilisation démocratique avec des
incidents propres des conflits de rue
avec barricades et cocktails Molotov,
qui ne sont que la partie apparente de
l’iceberg, le montage médiatique dont a
besoin la droite selon le schéma qui a
déjà été développé en 2014, avec,
rappelons-le, un bilan de 43 morts.
Nous sommes là
devant quelque chose de très différent.
L’événement du commissariat en est une
preuve. Ainsi que les couvre-feux
imposés par les paramilitaires dans
différentes localités, les tracts
menaçant de représailles ceux qui
ouvriraient leurs commerces ou
conduiraient les véhicules de transport
public –menaces mises à exécution-, les
attaques de camions acheminant des
denrées alimentaires vers la capitale et
les assassinats de cadres chavistes.
Il ne s’agit pas
simplement d’une « escalade de la
violence » dans l’abstrait, manière
d’appeler les choses qui nous rappelle
le journal argentin El Clarin qui accusa
la « crise » d’être responsable de
l’assassinat de Mario Santillan et
Maximiliano Kosteki. Nous sommes devant
un plan d’intensification de la violence
avec déploiement de forces
paramilitaires qui ont été infiltrées
sur le territoire vénézuélien depuis des
années. Il est surprenant de constater
que des intellectuels de gauche ayant
pourtant suivi des cursus d’analyse des
pays du continent, ne reconnaissent pas
la similitude de ces événements avec
ceux qui se sont déroulés dans des pays
comme la Colombie, qui a des centaines
de kilomètres de frontières communes
avec le Venezuela.
Un Colombien qui a
vécu la terreur paramilitaire sait en
revanche automatique détecter ce qui se
passe au moyen des mêmes méthodes au
Venezuela.
Cet aspect déplace
le débat sur un autre point : que
doit-on faire? Comment doit réagir un
État lorsqu’il est directement agressé
dans ses organes de sécurité par des
groupes armés financés depuis des pays
étrangers, comme les USA et la Colombie?
Ne doit-il pas se défendre? Comment
doit-il assurer sa défense dans le cadre
d’une processus politique comme celui
que connaît le Venezuela? Nous sommes là
devant une situation complexe,
inconfortable, où les rôles sont
inversés.
Je lus donc ce
texte et n’y trouvai aucun élément de
réponses. Je constatai qu’il ne fait que
répéter les thèses de la droite
présentées de manières académique et
progressiste – progressiste?
Pendant ce temps,
des opposants ont tiré sur un groupe de
journalistes qui accompagnaient la
police et une compagne de Telesur fut
touchée par une balle. Si elle n’avait
pas eu son gilet pare-balles et son
casque, elle serait morte, selon la
presse. Et ce serait « l’escalade de
violence » qui aurait tiré la balle ?
Le texte des
intellectuels de gauche met quasi
exclusivement l’accent sur ce qu’ils
définissent comme des erreurs du
gouvernement. Ils revendiquent cette
critique en particulier. Je ne cesse
de m’interroger sur l’arrogance de ceux
qui prétendent que l’Histoire commence à
partir du moment où ils entrent en
scène. Ils ont l’air de croire qu’au
Venezuela les critiques n’existent pas,
que le chavisme est monolithique, que
les expériences d’organisation
populaire, les communes par exemple, ne
contestent pas la bureaucratie et ne la
nomment pas publiquement pour ce qu’elle
est : une bureaucratie corrompue.
Puis ils viennent nous faire la leçon
pour, disent-ils, occuper la place d’une
gauche qui ne se tait pas.
La première
chose qu’ils auraient dû faire, la plus
importante, est d’écouter avant de
parler.
Selon eux, ils
l’auraient fait, et l’argument avancé
est qu’il existerait au Venezuela un
espace politique qui aurait adopté une
position similaire à la leur. L’
étonnant est qu’en se référant à cet
espace, une seule personne soit
nommée : Edgardo Lander. C’est donc à
partir d’une telle analyse –Lander
continue encore à défendre la thèse de
manifestations pacifiques- que nos
intellectuels construisent leur
structure argumentative. L’espace auquel
ils se réfèrent est constitué de
personnes aux références et aux parcours
douteux, à quelques rares exceptions
près. Tout le monde sait cela au
Venezuela, non seulement le gouvernement
mais aussi la militance populaire, les
organisations critiques, communales,
dont à mon avis les intellectuels de
gauche ne connaissent même pas
l’existence. D’où la pauvreté des
documents publiés.
Leur
argumentation ignore tout de
l’expression critique constructive qui
existe au sein du chavisme. Ils
signent leurs articles sur le Venezuela
en ignorant tout de la réalité des
communes, des régions, des campagnes et
des brigades de défense chavistes qui
s’organisent dans un certain nombre de
villes et villages face au scénario en
cours. Ils parlent du haut d’une place
qui serait située bien au-dessus du
commun des mortels, en particulier des
classes populaires qu’ils évoquent selon
un point de vue purement académique et
qui renforce leur point de vue sans
doute! Ils posent un diagnostic qui est
long à s’asseoir : leur production
intellectuelle a du retard sur la
réalité vénézuélienne ! Elle est
complètement hors-jeu. La meilleure
réflexion politique, les meilleures
conclusions et synthèses sont loin
d’être le fait de la classe
intellectuelle à ce jour, mais sont en
grande partie produites par les
habitants et les habitantes des
communes, sans aucune idéalisation de ma
part.
L’arrogance
-l’opportunisme?-les amène à faire de
leur situation hors -jeu un communiqué
public. En lisant ce qui est écrit, je
constate une fois de plus qu’il
n’apporte aucun élément de compréhension
de la situation ni la moindre
proposition de sortir du scénario en
cours qui présente tous les indices
d’affrontements civils provoqués par la
stratégie mise en œuvre par la droite.
Le texte raisonne selon une logique
gouvernement/opposition et non de
révolution en marche/contre-révolution
totale. Je vois ensuite un appui au
communiqué signé par Mariestella Swampa
dans lequel elle se pose en victime,
affirmant qu’une logique de lynchage a
été déclenchée contre elle. Puis je lis
un article : le jeune qui a été lynché
puis brûlé en pleine manifestation de la
droite car soupçonné d’être chaviste,
est mort. J’ai repassé les images des
faits, le jeune a été battu par des
dizaines d’individus avant de partir en
courant, le corps en feu. Le monde
entier a vu ces images. Pourquoi les
paramilitaires, ni les assassinats dûs à
la haine politique au Venezuela
n’empêchent-ils pas les intellectuels de
gauche de dormir ?
Pour ma part, j’ai
choisi de répondre de l’intérieur même
du chavisme, en adoptant une position
critique publique contre les
bureaucrates, les corrompus, les
traîtres et les « autoproclamés ». J’en
ai beaucoup parlé,
tout est écrit. Pour transformer la
réalité du processus révolutionnaire en
cours, dans les secteurs dominés par la
bureaucratie, il faut laisser place à la
critique, et rétablir raison et
détermination. La bureaucratie n’est pas
tombée du ciel et ne sera pas éliminée à
coups de textes. Elle fait partie des
difficultés, des débats, des tensions et
des obligations d’un chavisme qui se
veut radical, populaire et rebelle.
Voilà une tâche qui
reste à effectuer, avec une question:
nous reste-t-il assez de temps?
Le processus pour
établir une Assemblée Nationale
Constituante, à laquelle se sont
inscrits plus de 55 000 candidats, peut
être une opportunité tant pour un retour
au débat d’idées sur un plan
démocratique que pour un renouvellement
interne du chavisme, ce mouvement
participatif pouvant lui faire récupérer
une majorité électorale. C’est-ce que je
souhaite ; j’écris, je milite pour que
cela arrive.
Il n’existe à ce
jour aucun autre bloc en dehors du
chavisme et de la droite actuelle.
Vouloir se situer dans un au-delà en
invoquant une « complexité » par
opposition au supposé « simplisme » de
tous les autres revient dans les faits à
rester piégé du côté du bloc de la
droite, comme le dit Enrique Dussel. Et
donc, de soutenir la stratégie élaborée
et financée par les USA et les classes
dominantes vénézuéliennes, ce qui
représente une lutte des classes
brutale, avec toutes ses contradictions.
Les hommes d’affaires et les
propriétaires terriens le savent
clairement. Il n’existe aucun endroit
qui serait situé au-dessus du conflit en
cours et invoqué au nom du peuple qui ne
serait pas représenté par les deux
forces politiques existantes. Ce lieu
n’existe que dans l’imaginaire de ceux
qui écrivent, dans une sorte
d’auto-reconnaissance, dans un désir de
se situer quelque part dans leur ego.
Mais sûrement pas dans la bataille
politique actuelle, ni dans les
conclusions du communiqué. Et la
simplification de Svampa prétendant que
ceux qui se sont opposés au communiqué
se limitaient à l’espace politique
argentin est fausse. Chaque jour qui
passe apporte la confirmation que la
défense critique du Venezuela
n’appartient pas exclusivement à un
secteur de la gauche, mais à un ample
éventail de forces et de courants
d’intellectuels qui peuvent
difficilement être assimilés à leur
parcours. Serions-nous tous simplistes?
Qu’est-ce-qui réunit une telle diversité
de signatures dans un communiqué qui
prime sur celui des intellectuels de
gauche?
Je pense qu’il
s’agit d’adopter une position éthique
face à ce conflit, de faire preuve d’un
sens de l’histoire et de la
responsabilité qui permette de
distinguer où se situent les frontières
entre la critique et la collaboration
avec la stratégie de l’ennemi – je dis
bien « ennemi » en toute connaissance de
cause, son plan étant de faire table
rase du chavisme comme le montrent les
faits-.
Ce communiqué a
peut-être favorisé le cadre d’unité
qu’il recherchait. Pour le moment, les
pronostics n’offrent pas de signaux
positifs. Les mouvements souterrains des
forces paramilitaires de droite
annoncent de probables attaques à plus
grande échelle. Ses porte-paroles l’ont
annoncé : ils ne reconnaîtront pas
l’Assemblée Nationale Constituante et
feront leur possible pour qu’elle ne
soit pas établie. Ce qui veut dire
qu’ils peuvent commettre des actions
pour empêcher la tenue des élections,
forcer à l’abstention par l’usage de la
violence, par exemple. Ils s’y sont déjà
entraîné dans ces réunions, mesurant
leurs forces à celles du gouvernement.
Selon diverses analyses, leur plan est
de plonger le pays dans le chaos, le
pousser à l’affrontement, à une violence
chaque fois plus destructive pour la
société elle-même et à une situation d’ingouvernabilité
où se disputeraient territoires et sens.
Ils ont le feu vert des États-Unis pour
le faire.
Que faut-il faire
face à cela? Quelles actions doit mener
le chavisme? J’ai lu le manifeste sans y
trouver la moindre réponse. Je n’y vois
que la crise d’intellectuels.
Source :
https://hastaelnocau.wordpress.com/2017/06/08/el-orsai-intelectual-ante-venezuela/
Traduction :
Frédérique Buhl
Par Marco Teruggi.
Blog :
https://hastaelnocau.wordpress.com/
Reçu de Thierry Deronne pour publication
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