Amérique latine
Venezuela :
ruptures du storytelling
Thierry Deronne
Samedi 5 août 2017
Le 2 août, peu
après la forte mobilisation citoyenne
qui s’est manifestée lors de l’élection
d’une Assemblée Constituante, les
vénézuéliens ont pu voir sur
Globovision (une des télévisions
privées majoritaires dans le pays) Henry
Ramos Allup, un des plus belligérants
leaders de l’opposition, déclarer: «
nous avons décidé de participer aux
élections régionales, à celles des
maires et aux présidentielles. »
(1). Un secteur important de la droite
se démarque publiquement des violences
de l’extrême droite de Leopoldo Lopez et
admet la validité du Centre National
Électoral (qu’il dénigrait jusqu’ici
comme instrument chaviste). Légitimer le
retour à la voie démocratique préconisé
par le président Maduro ? Le
storytelling distillé à toute heure,
tous les jours et par tous les moyens,
et auquel croient par conséquent dans
leur quasi totalité les citoyens
occidentaux, commence à tourner dans le
vide.
Plus le temps
passe, plus le mammouth de la
concentration mondiale des médias
éprouve des difficultés à empêcher la
diffusion d’éléments qui lui échappent.
L’image d’une guerre civile ou celle
d’une opposition démocratique en lutte
contre un régime répressif ne tient
plus. On sait que la majorité des
victimes a été causée par les violences
de l’extrême droite (2), que cette
violence est confinée à quelques pour
cents du territoire – zones riches ou
paramilitarisées (municipalités de
droite et frontière avec la Colombie),
que la grande majorité vit en paix et
rejette ces violences, y compris parmi
les électeurs de droite (3). Le « régime
» (en réalité un gouvernement élu) a
arrêté et jugé rapidement les membres
des forces de l’ordre qui ont fait un
usage excessif de la force (4).
« Je ne
comprends pas pourquoi Maduro ne se
dépêche pas d’adopter la constitution de
l’Arabie Saoudite pour faire plaisir au
gouvernement états-unien ».
Il faut aussi
détruire le périlleux exemple d’une
Assemblée Constituante. Alors que ce 4
août des militants chavistes,
féministes, écologistes, militants de la
culture populaire ou contre la
spéculation immobilière étrennent à
Caracas leurs sièges de députés
constituants (5), les grands médias
dénigrent le suffrage des vénézuéliens
en relayant les dénonciations de
« fraude » lancées depuis Londres par le
directeur de Smartmatic – une société
commerciale qui a fourni les machines du
Centre National Electoral (CNE) mais
n’a pas accès aux données du vote (6).
Les médias ne
mentionnent pas une source bien plus
sérieuse. Après avoir observé le scrutin
sur place, le Conseil des Experts
Électoraux d’Amérique Latine (CEELA)
formé de juristes et d’ex-présidents des
tribunaux électoraux de plusieurs pays
d’Amérique Latine, conclut que « le
résultat des élections au Venezuela est
véridique et fiable. » Le CEELA
précise que le Conseil National
Électoral (CNE) a employé « le
même système qu’il a utilisé pour toutes
les élections, y compris celles de 2015
où l’opposition a remporté la majorité
des sièges à l’Assemblée Nationale
». Ce système électoral, qualifié par
l’observateur Jimmy Carter de « meilleur
du monde » (7) permet à « toute
personne de vérifier que ceux qui sont
venus voter étaient bien les 8.089.320
annoncés par le CNE » (8)
Une des
conséquences de la vitesse émotionnelle,
de l’instantané satellitaire, de
l’absence de contexte, etc.. qui
caractérisent toute campagne de
propagande s’appelle l’obligation de
moyenne. D’un côté mille médias nous
martèlent exactement la même version, de
l’autre le Venezuela réel reste
lointain, difficile d’accès. La plupart
des citoyens, intellectuels ou militants
en sont réduits à faire une moyenne
forcément bancale entre l’énorme
quantité de mensonges quotidiens et une
minorité de vérité. Ce qui donne, dans
le meilleur des cas : « il y a une
lutte entre blocs, il y a des problèmes
de droits de l’homme, une symétrie de la
violence, une guerre civile, je condamne
la violence d’où quelle vienne, etc..
». Et dans le pire, ce plaisir lâche
de répéter les titres de 99,9 % des
médias sans rien connaître du Venezuela,
de crier avec la meute pour se sentir
puissant, de montrer du doigt et de
faire la chasse aux « suppôts du
dictateur ». En France surtout, mais
aussi en Espagne, le Venezuela est
remplacé par un écran blanc pour
projections privées et règlements de
compte entre courants politiques. Le
problème est que la quantité de
répétition, même si elle crée une
qualité d’opinion, ne fait pas une
vérité en soi. Le nombre de titres ou
d’images identiques pourrait d’ailleurs
être mille fois plus élevé, cela ne
signifierait toujours pas qu’on nous
parle du réel.
Caricatures extraites
d’une analyse de la propagande par le
site
http://www.les-crises.fr/et-ca-recommence-propagande-de-guerre-au-venezuela/
Comment, dès lors,
nous reconnecter au réel ? Quand
le Mouvement des Sans Terre du
Brésil, comme l’ensemble des mouvements
sociaux (9) et les principaux partis de
gauche d’Amérique Latine (10) ou 28
organisations vénézuéliennes des droits
humains (11) dénoncent la
déstabilisation violente de la
démocratie vénézuélienne et soutiennent
la mobilisation des citoyens pour élire
une assemblée constituante, on dispose
d’un large éventail d’expertises
provenant d’organisations démocratiques.
C’est-à-dire de sources directes et
d’une connaissance plus profonde de la
réalité que la « moyenne » d’un
« science-po » européen obligé de
préserver un minimum de respectabilité
médiatique pour protéger sa carrière.
Pour ne pas laisser
assassiner Salvador Allende sans le
savoir et ne pas agresser ceux qui
rejettent la fièvre de la propagande et
dont on découvrira demain qu’ils avaient
raison sur le Venezuela, la société
occidentale a besoin d’une
démocratisation radicale de la propriété
des médias – le développement du
pluralisme de l’information est en
France l’obligation légale du CSA – (12)
et parallèlement à la création et à la
multiplication de médias hors marché,
qu’ils soient publics ou associatifs, de
développer de nouvelles écoles ou seront
rétablis comme facteurs centraux d’un
journalisme au service des citoyens : le
temps d’enquête, l’acquisition d’une
culture historique, la possibilité de
voyager sur place (13) et l’écoute d’un
secteur aussi vivant que les mouvements
sociaux.
Thierry Deronne,
Caracas, le 4 août 2017
Photos (invisibles
dans nos médias et pour cause..) :
l’Assemblée Constituante s’installe au
Congrès, à Caracas, le 4 août.
Notes
- Voir
l’interview complète par la
télévision privée Globovision :
https://www.youtube.com/watch?v=9unGt_pSCnM.
Au Venezuela la majorité des médias,
comme l’économie en général, sont
privés et s’opposent aux politiques
sociales du gouvernement bolivarien.
Lire :
Thomas Cluzel ou l’interdiction
d’informer sur France Culture,
http://wp.me/p2ahp2-1M7
- Pour un
graphique et un tableau précis et
complet des victimes, des secteurs
sociaux, des responsables et des
personnes condamnées, voir
https://venezuelanalysis.com/analysis/13081;
Sur les assassinats racistes de la
droite :
Sous les Tropiques, les apprentis de
l’Etat Islamique 27 juillet
2017 ;
Le Venezuela est attaqué parce que
pour lui aussi « la vie des Noirs
compte » (Truth Out) 24 juillet
2017
- Sur les
sondages de la firme privée
Hinterlaces :
Nouveaux sondages surprises au
Venezuela (juillet 2017) 25
juillet 2017
- Sur
l’arrestation de membres de forces
de l’ordre, voir
Droits de l’Homme au Venezuela :
deux poids, deux mesures 17
juillet 2017 et un tableau complet
sur :
https://venezuelanalysis.com/analysis/13081
- Sur la
mobilisation citoyenne pour élire la
Constituante :
https://venezuelainfos.wordpress.com/2017/08/01/photos-medias-contre-droit-au-suffrage-des-venezueliens/
et sur les candidats et enjeux de
cette assemblée, on peut lire entre
autres :
Quels sont les enjeux du vote du 30
juillet pour l’Assemblée Nationale
Constituante ? 28 juillet 2017,
De qui ont peur les Etats-Unis et la
droite mondiale ? 28 juillet
2017,
Génération « chaviste rebelle » :
les visages et les voix des
candidat(e)s député(e)s à la
Constituante, par Angele
Savino (L’Huma) 27 juillet 2017.
- Voir « Le
CNE rejette les allégations de
fraude »,
http://www.cne.gob.ve/web/sala_prensa/noticia_detallada.php?id=3554
- « Former US
President Carter: Venezuelan
Electoral System “Best in the
World” »,
https://venezuelanalysis.com/news/7272
- Informations
données en conférence de presse du
CEELA et reprises par El Universal
(journal d’opposition)
http://www.eluniversal.com/noticias/politica/ceela-sistema-electoral-venezuela-confiable_90933
- Réunion de
mouvements sociaux du Brésil, avec
liste de signataires :
http://baraodeitarare.org.br/index.php?option=com_content&view=article&id=1571:comite-brasileiro-pela-paz-na-venezuela-lanca-manifesto&catid=12:noticias&Itemid=185
-
Les partis de gauche et les
mouvements sociaux d’Amérique Latine
appuient un peuple qui écrit sa
constitution à la barbe de l’Empire.
21 juillet 2017
-
28 organisations des droits humains
demandent le respect du droit au
suffrage pour l’Assemblée
Constituante 29 juillet 2017
- C’est en
effet, selon la loi, une des
obligations du Conseil Supérieur
de l’Audiovisuel (CSA). La loi
française n° 86-1067 du 30 septembre
1986 modifiée et complétée, relative
à la liberté de communication (et
qu’on aimerait voir appliquer) dit :
ARTICLE 29 : … Le CSA veille, sur
l’ensemble du territoire, à ce qu’une
part suffisante des ressources en
fréquences soit attribuée aux
services édités par une association
et accomplissant une mission de
communication sociale de proximité,
entendue comme le fait de favoriser
les échanges entre les groupes
sociaux et culturels, l’expression
des différents courants
socioculturels, le soutien au
développement local, la protection
de l’environnement ou la lutte
contre l’exclusion…
- L’entrée en
force de grands actionnaires privés
dans le champ médiatique a entraîné
des coupes claires dans les budgets
internationaux avec pour conséquence
la suppression des correspondants
étrangers et la dépendance accrue
d’agences comme l’AFP, Reuters ou
EFE. Or celles-ci ont récemment
blanchi le terrorisme d’extrême
droite en le relookant comme un
« combat pour la liberté » (Reuters)
ou ont fait passer
les photos d’électeurs chavistes
pour des électeurs de droite (EFE).
Reçu de Thierry Deronne pour publication
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