Religion
Opposants et « ennemis » [2/2]
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Jeudi 31 mars 2016
Opposants et « ennemis » [1/2]
Des organisations homosexuelles
On trouve dans les organisations
homosexuelles les mêmes appréhensions
vis-à-vis des religions en général que
celles que l’on peut observer dans
certains milieux laïcs et féministes.
Les religions condamnent majoritairement
l’homosexualité et le retour du
religieux, notamment de l’islam,
signifie la réapparition de discours de
condamnation, de rejet ou de
l’homophobie passive et active. On a vu
naître ces dernières années de
véritables lobbies d’organisations
d’homosexuels et de lesbiennes qui
intervenaient au niveau politique comme
au niveau médiatique pour dénoncer la
réalité de l’homophobie dans les milieux
islamiques, notamment dans les livres et
les discours présents en Occident (et en
Orient) et pointer du doigt le danger
résidant dans les principes mêmes de la
religion musulmane. La capacité de
l’islam et des musulmans à « se
moderniser » dépendra, selon eux, de
leur capacité à accepter et à ne pas
condamner l’homosexualité. Il s’agit
pour certains d’attendre des musulmans
qu’ils reconnaissent le bien-fondé des
mariages homosexuels, de l’adoption et
d’accepter, le cas échéant, qu’un imam
puisse être homosexuel. La véritable
intégration des musulmans est à ce prix
et tout autre discours devra être tenu
pour forcément suspect.
Il existe bien sûr des discours de
condamnation et d’autres explicitement
homophobes au sein des sociétés
majoritairement musulmanes et parmi les
individus installés en Occident. Il
serait faux de le nier. Cela étant, les
approches sont diverses et il est
important de relever les différentes
positions parmi les musulmans. Depuis
des années, je répète que l’islam ne
promeut pas l’homosexualité (le principe
en est rejeté puisqu’il ne correspond
pas au projet divin établi pour les
êtres humains) mais que cela ne
m’empêche pas d’avoir une position
claire : le fait de ne pas partager les
opinions et les actions des homosexuels
quant à leur sexualité, ne m’empêche pas
de respecter ce qu’ils sont. C’est
d’ailleurs ce que chacun d’entre nous
doit attendre de ses semblables : le
respect de l’être, même s’il existe un
désaccord sur la croyance et/ou le
comportement. Si j’ai des réserves sur
le mariage homosexuel ou sur l’adoption
d’enfants par des couples homosexuels,
je n’hésite pas à lutter contre les
discours et les mesures homophobes dont
ces derniers pourraient être les
victimes et de m’engager à leurs côtés
dans toutes les causes communes.
Certaines organisations homosexuelles
trouvent ce discours encore trop
conservateur, dangereux par son
apparente ouverture, et elles ne voient
qu’un seul avenir possible pour la
coexistence avec les musulmans :
promouvoir et s’allier avec des
associations musulmanes d’homosexuels et
de lesbiennes. Les savants et les
musulmans qui respectent l’être sans
promouvoir le comportement sexuel ne
vont pas assez loin aux yeux de leur
militantisme maximaliste et clairement
intransigeant.
Les milieux
pro-israéliens et néo-conservateurs
Le conflit israélo-palestinien est
central et sa portée est désormais
globale. Deux phénomènes liés à la
situation au Moyen-Orient sont apparus
ces dernières années et qui ont une
importance majeure dans l’installation
des musulmans en Occident. Il importe de
les identifier et d’en prendre la mesure
réelle. Il y a d’abord ce que l’on a
appelé la montée du « nouvel
antisémitisme » qui ne serait plus le
fait des partis d’extrême-droite mais
des nouveaux citoyens ou résidents
arabes, asiatiques, turcs et musulmans.
Des organisations et des intellectuels
juifs ont dénoncé en France, en
Allemagne et en Angleterre (et dans
d’autres pays d’Europe ou aux
États-Unis) l’émergence de ce phénomène,
en stigmatisant parfois les populations
musulmanes vivant en Occident. La
présence des nouveaux citoyens musulmans
a également vu apparaître un discours de
plus en plus critique vis-à-vis de la
politique de l’État israélien et de son
traitement de la population
palestinienne. De plus en plus
d’intellectuels et de leaders
associatifs d’origine arabe, africaine
et asiatique (majoritairement musulmans
mais pas exclusivement) ont développé
une réflexion vis-à-vis des
gouvernements israéliens successifs et
ont rejoint des mouvements politiques
(de gauche, d’extrême-gauche ou
altermondialiste) critiquant la
politique israélienne.
La présence musulmane a donc été décrite
par certaines organisations ou
intellectuels (juifs et non juifs) comme
un danger quant à la renaissance des
vieux démons de l’antisémitisme en
Europe et d’autres ont ajouté à cette
menace celle d’un « islamo-gauchisme »
anti-israélien en affirmant que ce
dernier révélait sa nature profondément
antisémite.
Je fus parmi les premiers, dès 1992, à
m’opposer à l’antisémitisme parmi les
musulmans, en affirmant que
« l’antisémitisme était par essence
anti-islamique » et qu’il fallait
dénoncer les dérives que l’on trouvait
dans certains discours musulmans
justifiant le rejet des juifs par
l’oppression perpétrée par les
gouvernements israéliens. Dans le même
temps, j’ai décidé de ne pas me taire et
de refuser toute forme de chantage :
critiquer Israël et ses politiques de
colonisations continues, d’annexions et
d’oppression n’est pas de
l’antisémitisme, de même que critiquer
le gouvernement d’Arabie Saoudite n’a
rien à voir avec l’islamophobie. Il faut
distinguer les choses : il s’agit de
refuser l’antisémitisme sous toutes ses
formes mais d’établir une critique
claire et nécessaire de la politique
israélienne.
Ce discours est considéré comme
dangereux par tous les défenseurs
inconditionnels d’Israël et de sa
politique. Pour que la critique ne soit
pas entendue, le plus simple est
d’entretenir le soupçon d’antisémitisme
envers tous ceux qui remettent en cause
la politique israélienne. Nous sommes
nombreux à avoir subi les foudres et les
manipulations des lobbies
pro-israéliens. En 2003, j’ai dénoncé
les manœuvres de certains intellectuels
(juifs et non juifs) dénonçant le nouvel
antisémitisme en stigmatisant ses
nouveaux promoteurs, « les Arabes », les
« Asiatiques » et plus généralement
« les musulmans ». J’ai aussi affirmé
que l’influence des lobbies
pro-israéliens était importante quant à
la promotion de la guerre en Irak, en
Europe comme aux États-Unis1, et que
cela était en soi problématique et
dangereux. Il aurait aussi certainement
fallu parler de l’influence considérable
des évangélistes sionistes. Quoi qu’il
en soit, cette double prise de position
m’a valu une campagne de dénigrement en
France puis aux États-Unis (et parfois
en Europe à cause de la campagne
française) où je fus présenté comme un
« antisémite » niant l’existence
d’Israël ou voulant sa destruction. Ces
prises de position m’ont également valu
de voir mon visa pour les États-Unis
révoqué neuf jours avant d’aller
m’installer définitivement dans
l’Indiana, afin d’occuper un double
poste de professeur permanent à
l’université de Notre Dame 2.
Au-delà de ces péripéties, il faut
retenir la réalité du climat général et
des jeux politiques et politiciens : de
nombreux lobbies israéliens s’activent à
répandre la suspicion vis-à-vis de la
présence musulmane en
Europe – potentiellement antisémite – et
cherchent à associer toutes les
critiques d’intellectuels arabes et
musulmans (mais aussi chrétiens)
vis-à-vis de la politique d’Israël à ce
même antisémitisme dangereux. On a vu
des Israéliens et des juifs dénoncer ce
jeu malsain mais ils marchent à
contre-courant et se sont fait eux-mêmes
traiter de juifs nourrissant « la haine
de soi ».
Certains
États arabes et… occidentaux
Le tableau ne serait pas complet si
l’on n’y ajoutait le jeu joué par
certains gouvernements arabes. Ces
derniers ont également très peur de
toutes les voix qui, installées en
Europe, peuvent faire la critique de la
dictature, du manque de démocratie, de
l’absence des sociétés civiles, de la
torture et de l’oppression des
populations. Des États comme l’Arabie
Saoudite, l’Égypte, la Syrie, la Tunisie
ou l’Algérie (et tant d’autres) n’ont de
cesse d’intervenir par des voies
directement politiques ou diplomatiques
pour jeter le discrédit sur les savants,
les intellectuels ou les leaders
musulmans qui les critiquent. Ceux-ci
seraient forcément des femmes et des
hommes dangereux, liés à l’islamisme
(radical ou pas) et se présentant comme
des démocrates. Ces États ont tout
intérêt à jeter un voile de suspicion
sur des personnalités qui pourraient
être entendues en Occident puisque leur
installation est acquise dans les
démocraties, qu’ils sont libres et qu’il
ne leur est plus nécessaire de « rentrer
au pays ».
Le travail de surveillance des
ambassades étrangères, d’informations
sur des soi-disant « suspects » ou
encore des « rumeurs » sur la fiabilité
et la loyauté de tel ou tel acteur
associatif ou de tel ou tel intellectuel
sont monnaie courante et c’est là le lot
quotidien de nombreux citoyens européens
engagés dans les associations
musulmanes. Avec le temps, les
gouvernements européens seront forcément
moins dépendants des sources
d’informations étrangères mais, pour
l’heure, les États arabes « très
démocratiques » continuent d’entretenir
la rumeur et le soupçon vis-à-vis de
leurs opposants installés à l’étranger
et les dirigeants européens (ainsi que
certains journalistes régulièrement
invités à des dîners de presse)
reçoivent ces informations utiles et
« de première main ».
Il faut ajouter que certains
gouvernements occidentaux ne sont
eux-mêmes pas très heureux de voir leurs
citoyens et leurs résidents musulmans
critiquer la duplicité de leurs
politiques quand ils parlent de
démocratie et n’hésitent pas à
collaborer avec les pires dictatures si
elles sont riches ou intéressantes « géostratégiquement ».
Entretenir le soupçon sur l’engagement
de ces intellectuels et de ces leaders
musulmans et sur les intentions est
également de nature à minimiser la
portée de leurs critiques politiques
internes. Il existe là une alliance
objective d’intérêts bien compris entre
certains États arabes et asiatiques
autocratiques et des gouvernements
occidentaux qui collaborent avec eux, et
ce, en contradiction totale avec les
valeurs que ces derniers affirment
défendre et promouvoir (droits de
l’Homme, démocratie, etc.).
Certains
groupes salafî et quelques
« ex-musulmans »
Il importe de ne pas oublier les
obstacles et les critiques qui
proviennent de l’intérieur des
communautés musulmanes en Occident et
leur potentielle instrumentalisation. En
effet, le tableau se complexifie,
d’autant plus quand on prend la mesure
des tensions et des divisions internes
qui sont loin de clarifier les choses et
qui peuvent, politiquement, être
exploitées dans un sens ou dans l’autre.
Ainsi, on voit des groupes salafî
littéralistes ou des mouvements très
traditionalistes éviter en général de
s’impliquer en politique, tout en
élaborant un discours théologique
souvent très dur vis-à-vis des
mouvements réformistes et/ou islamistes.
Certains de ces groupes salafî
littéralistes soutiennent des États
comme l’Arabie Saoudite, convaincus
qu’il faut respecter l’autorité de
gouvernements qui, selon eux,
« appliquent l’islam ». Religieusement
sincères sans doute, ils sont d’une
naïveté politique autant abyssale que
dangereuse. Ces groupes peuvent,
eux-mêmes ou leurs propos critiques,
être instrumentalisés en Occident pour
jeter la suspicion ou le discrédit sur
d’autres tendances. En d’autres lieux et
circonstances douloureuses, nous avons
observé ce jeu d’alliances tout à fait
singulier avec les Talibans : utiles
pour un temps aux desseins américains en
Afghanistan, ils sont devenus les
ennemis de tous dès que l’administration
Bush en a décidé autrement3. Ces
exploitations stratégiques existent, à
un autre niveau, dans les sociétés
occidentales où des leaders musulmans ou
des gouvernements exploitent à dessein
ces divisions et la naïveté politique de
certains.
Il faut ajouter l’engagement et les
critiques de celles et de ceux qui se
présentent encore comme musulmans ou
alors comme « ex-musulmans » et dont
l’appartenance, présente ou ancienne, à
l’islam donne une certaine crédibilité à
leurs propos. Certains ont vécu des
expériences difficiles à l’intérieur des
sociétés ou des communautés musulmanes,
d’autres ont été d’anciens radicaux ou
extrémistes violents, d’autres enfin
viennent de sociétés majoritairement
musulmanes et affirment connaître « de
l’intérieur » la vraie nature des
problèmes. Il ne fait aucun doute que
certaines de leurs critiques sont
justifiées et pertinentes et il faut y
répondre. Ce qui, pourtant, est une
évidence aujourd’hui est l’exploitation
de « ces discours de l’intérieur » qui
seraient censés prouver le danger de
l’islam, la duplicité de certains
musulmans ou encore des ramifications
secrètes de « la tentaculaire
internationale islamiste ».
Volontairement ou non (et souvent en
totale connaissance de cause), ces
« musulmans modérés » ou ces
« ex-musulmans » (qui y gagnent la
reconnaissance, la célébrité et quelques
avantages financiers) jouent le jeu de
certains gouvernements ou s’allient à
des intellectuels soi-disant « neutres »
idéologiquement pour entretenir les
suspicions et confirmer les doutes
vis-à-vis de l’islam ou de certains
savants ou intellectuels musulmans.
Si des musulmans le disent, cela doit
être vrai ! Encore une fois, il ne
s’agit pas d’affirmer que toutes leurs
critiques sont infondées, mais d’être
tout à fait conscients de la potentielle
exploitation politique de leurs propos :
d’aucuns parmi ces musulmans ou
« ex-musulmans »4 ont compris, de
surcroît, qu’il leur suffisait de
répéter ce que l’on avait envie de leur
entendre dire, se prêtant ainsi à ce jeu
avec quelque complaisance.
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