Religion
Le sentiment d’appartenance
et l’approche « post-intégration »
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Jeudi 30 juin 2016
Le sentiment d’appartenance aux
sociétés occidentales et européennes ne
naîtra pas de discours incantatoires et
idéalistes. Au-delà de toutes les
modalités de « l’intégration », le
sentiment d’appartenance convoque des
dimensions psychologiques très profondes
et parfois complexes. Il se nourrit de
divers éléments : l’atmosphère ambiante,
les discours politiques, intellectuels
et populaires, l’imagerie médiatique,
les représentations dans le quotidien,
la relation aux voisins, le sentiment
d’être reconnus comme une richesse ou,
au moins, d’avoir « une valeur » dans le
regard de l’autre. Cela ne se décrète
pas théoriquement et exige des efforts
conjugués pour nourrir ce sentiment dans
le for intérieur des individus : rien
n’est facile ici et tous les acteurs
doivent prendre leurs responsabilités.
Si l’on devait encore utiliser le
concept d’« intégration », on pourrait
parler, comme je le faisais dans mon
ouvrage Les musulmans dans la laïcité,
en 1993, de l’« intégration des
intimités » pour référer au processus
qui permet de « se sentir bien » et «
chez soi ». Peu à peu, les différents
modes d’« intégration » ont été, sont ou
vont être dépassés (intégration
linguistique, intellectuelle, sociale,
légale, culturelle et religieuse) : ce
qui demeure est l’étape ultime qui est
psychologique autant qu’intellectuelle
et qui nourrit le sentiment
d’appartenance et s’en nourrit.
À ce stade ultime, le succès du
processus d’intégration est justement de
cesser de parler d’intégration. Aussi
longtemps que l’on parle d’« intégration
», on alimente la perception de deux
entités basées sur le sentiment de «
nous » et d’« eux », d’une société qui «
accueille » et de citoyens, encore un
peu « d’origine immigrée », qui sont «
accueillis ». Le discours
quasi-obsessionnel sur « l’intégration »
des nouveaux citoyens est un obstacle
objectif à la naissance positive du
sentiment d’appartenance. En ce sens,
au-delà d’un certain point, les
politiques d’intégration produisent
exactement le contraire de ce qu’elles
disent vouloir réaliser : elles mettent
en avant des différences, délimitent des
entités caricaturales et entretiennent
l’idée que certains citoyens, après
plusieurs générations, sont encore des
invités, trop différents, qui doivent
encore et toujours « s’adapter ». Ce
discours nourrit des perceptions : en
France comme en Grande-Bretagne, après
trois, quatre, voire cinq générations,
on parle encore de Français ou de
Britanniques « d’origine immigrée ».
Jusqu’à quand reste-t-on un immigré
lorsque l’on sait que la seule
différence entre ceux qu’on appelle les
« Français de souche » ou les «
Britanniques de souche » et les immigrés
récents tient au fait que les « Français
de souche » ou les « Britanniques de
souche » sont simplement des immigrés de
plus longue date ? Sur le paramètre de
l’Histoire, les différences sont
relatives ; mais ce sont ici les
perceptions et les représentations qui
font problème, construisent les
appartenances et dessinent les
différences et les exclusions.
Il nous faut élaborer une approche et
un discours « post-intégration » qui
revisitent la façon dont on se
représente, dont on s’étudie et qui, en
cela, prennent acte des transformations
des sociétés européennes. Cela veut dire
revoir nos programmes officiels
d’histoire et y proposer une démarche
inclusive. Nous avons besoin d’une
Histoire nationale et européenne
officielle qui intègre les mémoires
plurielles des nouveaux citoyens qui la
composent : il s’agit d’en parler, de
mettre en évidence les richesses
culturelles et intellectuelles et de
donner de la valeur à cette contribution
et à cette présence. Il ne peut y avoir
de sentiment d’appartenance à un corps
social si celui-ci ne reconnaît pas
officiellement la valeur et la
contribution (historique et actuelle) de
ses membres, de tous ses membres. Il ne
s’agit pas de produire un discours
culpabilisant sur les colonisations du
passé, mais un discours positif et
confiant qui sait reconnaître les
erreurs, évaluer les richesses et les
apports, parler de l’expérience
douloureuse de l’exil et également de la
participation des premières générations,
mères et pères des nouveaux citoyens, à
la construction des pays européens.
Il importe de développer des
politiques positives et officielles qui
s’intéressent aux contributions et aux
partages plutôt qu’à une soi-disant «
intégration » dont on ne sait plus très
bien ce qu’elle recouvre à partir du
moment où la très grande majorité des
citoyens parlent la langue du pays,
respectent les lois et revendiquent
justement le droit d’être traités
égalitairement. Tout se passe pourtant
comme s’ils devaient encore et encore
prouver leur appartenance, en étant
soumis à des listes de questions
sensibles (variables selon les pays
européens) qui doivent déterminer s’ils
sont « intégrables » ou pas, « modérés »
ou pas : êtes-vous d’abord musulmans ou
italiens, britanniques ou français ?
parlez-vous la langue nationale à la
maison ? que pensez-vous du « voile
islamique » ? votre position sur
l’homosexualité ? comment éduquez-vous
vos enfants ? allez-vous à la piscine ?
voulez-vous des écoles islamiques ?
comment choisissez-vous votre médecin
femme ou homme ? etc., quand on ne va
pas jusqu’à les questionner sur le
conflit israélo-palestinien, la guerre
en Irak ou, plus généralement, sur les
crises au Moyen-Orient, en Asie ou en
Afrique du Nord. Ces questions-tests
sont proprement intolérables, elles sont
pourtant omniprésentes et distinguent
les bons musulmans des « mauvais », les
bons citoyens des « suspects » : on
n’oserait pourtant pas poser le dixième
de ces mêmes questions à des citoyens
ordinaires, « de souche », athées,
agnostiques, juifs, catholiques ou
protestants, fussent-ils conservateurs
ou dogmatiques.
Avec la politique liée aux programmes
scolaires dont nous parlions plus haut,
il importe de lancer des projets sur le
plan local qui réunissent les citoyens
autour de valeurs communes et qui
cessent de les classer comme « nationaux
», « intégrés » ou « à intégrer » (ou «
autochtones » ou « allochtones » comme
aux Pays-Bas). Il importe de prendre
acte qu’ils sont citoyens et de les
engager dans des actions sociales de
proximité qui reconnaissent leur
présence, promeuvent leur richesse et
mobilisent leur énergie. J’ai été
associé, durant les deux dernières
années, avec la municipalité de
Rotterdam et sous l’impulsion initiale
d’un élu du parti écologiste (Orhan
Kaya), à un projet pilote extrêmement
intéressant et novateur. Il s’agit,
autour du thème générique « Citoyenneté,
identité et sentiment d’appartenance »,
de développer des ponts dans différents
domaines : éducation, marché de
l’emploi, medias, relations entre les
communautés religieuses, projets
sociaux, etc. C’est au niveau local que
l’on peut faire naître un véritable
sentiment d’appartenance, des liens de
respect mutuel et de confiance, et des
initiatives novatrices et plurielles.
Après un premier cycle de rencontres de
terrain, j’ai publié un premier rapport
d’étape sur l’éducation et le processus
se poursuit autour des questions du
marché de l’emploi et des medias . À
l’image de ces projets qui insistent sur
la proximité, le sentiment commun
d’appartenance et la créativité
citoyenne – au nom d’une approche qui
est clairement de nature «
post-intégration » –, nous avons besoin
de politiques nationales d’initiatives
locales. Au demeurant, on s’aperçoit, au
niveau local, que les tensions et les
débats passionnés qui polarisent les
acteurs au niveau national, ne sont pas
des réalités au niveau local. On aurait
tort de se laisser tromper par les
débats des capitales, des propos de
certains politiciens très visibles ou de
certains medias nationaux qui ne rendent
pas compte des dynamiques très
constructives qui opèrent partout au
niveau des villes et des quartiers.
La responsabilité des citoyens de
confession musulmane est également très
importante. Il s’agit à la fois, comme
je l’ai dit, de revoir le contenu des
enseignements dispensés dans les
organisations et les mosquées et la
nature des représentations que l’on
propage sur la société environnante. Il
est important que l’on insiste, dans les
cercles musulmans, sur l’importance de
la connaissance de la langue, du cadre
légal environnant mais aussi que l’on
développe une approche positive sur la
culture, les arts, la contribution, la
créativité et, bien sûr, le sentiment
d’appartenance qu’il faut assumer et
nourrir. Ce que les musulmans entendent
dans les mosquées, les conférences ou
les activités communautaires doit leur
permettre de vivre sereinement leur
appartenance à l’islam en même temps
qu’une citoyenneté assumée et ouverte
vers leurs concitoyens. C’est pour cette
raison que l’institutionnalisation au
niveau local comme au niveau national
est si importante : à terme, il faudra
que les imams soient formés dans le
contexte occidental, européen et
national, de façon bien sûr
indépendante, et qu’ils connaissent la
langue et la culture du pays, qu’ils en
soient imprégnés de l’intérieur afin
d’apporter aux communautés religieuses
une vision et des solutions en phase
avec les réalités du terrain.
Les intellectuels, les leaders, les
cadres associatifs et de nombreux
savants musulmans déploient des efforts
considérables pour mener à bien cette
transition et, comme je l’ai dit, les
choses évoluent vite. Il faut encore
néanmoins du temps pour que les
musulmans développent une vision globale
cohérente et déterminent les formes et
les étapes des engagements
multidimensionnels dont ils ont besoin.
Les défis sont multiples et les enjeux
conséquents : outre les questions
strictement religieuses, il y a bien sûr
des considérations économiques et
culturelles dont il faut tenir compte
dans les processus de représentations et
de perceptions de soi et de
l’environnement. À cela, il faut ajouter
l’enjeu politique : au niveau national,
de nombreux partis politiques affirment
qu’il faut distinguer l’appartenance
religieuse et l’appartenance citoyenne :
toutefois, au niveau local, on
s’aperçoit que les pratiques sont tout
autres et que les autorités et les élus
tiennent non seulement compte des
appartenances religieuses mais qu’ils
s’appuient sur ce sentiment pour drainer
des voix et attirer des électeurs. Le
phénomène est visible partout : les
musulmans et leur nombre sont ou vont
devenir des enjeux importants dans les
élections, et les partis politiques,
souvent déconnectés de ces nouveaux
citoyens, ne parviennent souvent à les
atteindre que par des discours «
communautaires », en leur promettant de
tenir compte de leurs demandes «
religieuses ». Nous sommes ici en
complète contradiction avec les
principes politiques affichés
distinguant le religieux du politique.
Pour les leaders et les citoyens de
confession musulmane, le défi est de
taille : ils peuvent jouer sur le
rapport de force, et la force du nombre,
pour influer sur les politiques locales
et, en même temps, renforcer le
sentiment communautaire. Ils peuvent, au
contraire, s’engager à développer une
éthique citoyenne qui consiste à exiger
de la cohérence, des politiques sociales
justes et un traitement égalitaire. Cela
veut dire exiger de l’intégrité
politique, de la compétence et
l’évaluation civique des politiques
locales plutôt que d’emmener les
citoyens de confession musulmane vers
des logiques politiciennes
communautaires et fermées, dans
l’impasse desquelles des politiciens –
obsédés par les élections – les emmènent
étrangement et dangereusement.
Le sommaire de Tariq Ramadan
Le dossier religion musulmane
Les dernières mises à jour
|