Religion
L’appel au Jihâd 2/3
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 19 mai 2017 B- La réalité des
conflits
Nous avons rappelé plus haut que la
Révélation présente la diversité comme
un choix du Créateur : « […] Si Dieu
l’avait voulu, Il aurait fait de vous
une seule communauté mais il en est
ainsi afin de vous éprouver en ce qu’Il
vous a donné. Rivalisez donc de bonté
[…] » Coran 5/48
Ainsi, en même temps qu’elle est le
fait d’un choix, la diversité s’avère
être une épreuve pour les hommes : la
gestion des différences est présentée
comme un défi qu’ils doivent relever de
la même façon d’ailleurs que chacun doit
relever le défi de ses tensions
intérieures. La grandeur des hommes sera
fonction de leur choix et le Coran
oriente ce dernier par l’aspiration à
une rivalité dans le bien (on trouve
dans un autre verset l’idée que la
finalité de la diversité des nations et
des tribus trouve son sens dans le fait
de chercher à s’entre-connaître). La
diversité, la pluralité peuvent être le
moyen d’une élévation de l’homme – elles
devraient l’être – mais il serait naïf
de ne pas tenir compte de la réalité des
conflits. Ils existent, et la Révélation
nous informe qu’ils sont nécessaires à
la préservation de l’harmonie et de la
justice parmi les hommes : « […] Si Dieu
ne repoussait pas certains hommes par
d’autres, la terre serait corrompue.
Mais Dieu est celui qui dispense la
grâce aux mondes. »Coran 2/251
Ainsi la diversité et les conflits
qui en résultent sont inhérents à la
création : l’homme relève le défi de son
humanité, non pas dans le refus de la
pluralité et des divergences mais bien
dans leur gestion. C’est sa conscience,
nourrie par les principes de justice et
d’éthique, qui doit le guider pour
défendre les droits de chaque communauté
comme de chaque individu. C’est bien ce
qu’ajoute ce verset au sens du
précédent : « […] Si Dieu ne repoussait
point certains hommes par d’autres, les
ermitages seraient démolis ainsi que les
synagogues, les oratoires et les
mosquées où le nom de Dieu est
fréquemment invoqué […] » Coran 22/40
On notera avec intérêt que les
ermitages, les synagogues et les
oratoires sont mentionnés avant les
mosquées et qu’il s’agit très clairement
de l’expression de leur inviolabilité en
même temps que du respect dû aux adeptes
des différentes religions. La
formulation est on ne peut plus
explicite : « Si ton Seigneur l’avait
voulu, tous ceux qui sont sur terre
croiraient. Est-ce à toi de contraindre
les gens jusqu’à ce qu’ils soient
croyants ? » Coran 10/99
La différence des croyances, comme
celle des couleurs et des langues, sont
des faits avec lesquels il nous faut
vivre. Nous l’avons exprimé plus haut,
il convient de le rappeler ici avec
force, le principe premier de la
coexistence dans la diversité est celui
du respect et de la justice. Encore une
fois le Coran est clair : « Ô vous les
porteurs de la foi ! Tenez-vous fermes
comme témoins, devant Dieu, en
pratiquant la justice. Que la haine
envers un peuple ne vous incite pas à
commettre des injustices. Soyez justes !
La justice est proche de la piété.
Craignez Dieu ; Dieu est bien informé de
ce que vous faites. » Coran 5/8
Face aux inévitables conflits
d’intérêt et aux volontés de puissance,
le vrai témoignage de la foi est dans le
respect du droit de chacun. Si ce
dernier est bafoué et si l’injustice se
répand, alors il devient de la
responsabilité des hommes de s’opposer à
cet état de fait. C’est très exactement
dans ces conditions qu’a été révélé le
premier verset appelant au devoir du
jihâd, à la résistance armée :
« Autorisation est donnée aux victimes
d’agressions (de se défendre), car elles
ont été injustement traitées et Dieu est
capable vraiment de les secourir.
(L’autorisation est donnée à) ceux qui
ont été expulsés injustement de leurs
foyers pour avoir seulement dit : “Notre
Seigneur est Dieu.” […] » Coran 22/39-40
Après treize ans de vie à la Mecque
et presque autant d’années de
persécution violente, après avoir dû
s’exiler à Médine, le verset permet aux
musulmans de se défendre au nom du
respect de leur foi et de la justice.
Abû Bakr comprit d’emblée la portée du
message et il affirmera qu’avec la
révélation de ce verset « nous comprîmes
qu’il allait s’agir de lutte armée ». On
trouve ici une expression explicite de
ce que recouvre le jihâd sur le plan
inter-communautaire ou inter-national.
Comme nous l’avons relevé sur le plan
intime, où il s’agissait de lutter
contre toutes les forces d’agressivité
et de violence inhérentes aux êtres
humains, il convient ici, de la même
façon, de s’opposer à tout agresseur, à
toute volonté de pouvoir et
d’exploitation qui se manifestent
naturellement dans toutes les
communautés humaines et qui font fi des
droits fondamentaux.
Tout, dans le message de l’islam,
appelle à la paix et à la coexistence
entre les hommes et les nations. En
toutes circonstances, il faudra préférer
le dialogue au silence et la paix à la
guerre. À l’exception d’une seule
situation qui fait de la lutte un devoir
et de l’opposition un témoignage de
fidélité au sens de la foi : le jihâd
est l’expression du refus de toute
injustice et la nécessaire affirmation
de l’équilibre et de l’harmonie dans
l’équité. On souhaiterait que ce fût une
lutte non-violente, éloignée de
l’horreur des armes ; on aimerait que
les hommes aient cette maturité d’âme
qui permette une gestion moins sanglante
des affaires du monde ; mais l’histoire
nous prouve que l’être humain est par
nature belliqueux et que la guerre n’est
rien d’autre qu’une des façons qu’il a
de s’exprimer. La résistance à
l’expression trop violente de ce
penchant, le nécessaire équilibre des
forces paraissent être les conditions
d’un ordre à visage humain : c’est le
seul cas où la violence se voit
légitimée… très exactement dans les
situations où la violence subie, où la
répression imposée, où le déni de droit
sont tels que ce serait perdre sa
dignité humaine que de s’y soumettre :
« Dieu vous commande la justice […] »
Coran 16/90
Le verset exprime clairement le sens
de l’action des hommes : lutter pour le
bien et refuser l’injustice de toute la
force de son être. Porter la foi, c’est
porter le témoignage de cette dignité
dans la résistance : elle est à la
communauté ce que la maîtrise de la
colère est à l’intimité de chacun.
On peut constater aujourd’hui une
effervescence dans le monde musulman et
beaucoup condamnent la violence qui
accompagne le réveil d’un « islam
fanatique, radical et intégriste ». On
doit comprendre cette inquiétude et il
faut dénoncer la violence politique qui
s’exprime par des assassinats de
touristes, de prêtres, de femmes et
d’enfants, par des bombes aveugles et
des carnages sanglants. Ces actions ne
sont pas défendables et ne respectent en
rien le message coranique. Encore
faut-il condamner la violence qui
s’exprime en amont, et qui est le fait
des pouvoirs dictatoriaux qui très
souvent sont soutenus par les grandes
puissances. Chaque jour qui passe, des
peuples entiers subissent la répression,
l’abus de pouvoir, et les viols des
droits les plus inhumains. Jusqu’à quand
faudra-t-il qu’ils se taisent et qu’ils
se voient jugés « dangereux » par
l’Occident s’ils osent exprimer leur
refus ? Il ne s’agit pas ici de
justifier la violence mais bien de
comprendre dans quelles circonstances
elle prend corps : les déséquilibres
Nord-Sud, les exploitations des hommes
et des matières premières produisent,
conjugués avec les démissions des
peuples du Nord, une violence bien plus
dévastatrice que celle, si
spectaculaire, des groupes armés.
Pourrions-nous appeler les hommes, en
cette fin de xxe siècle, à se mobiliser
pour plus de justice tant sociale que
politique et économique parce qu’il nous
paraît que c’est là la seule façon de
rendre aux hommes les droits qui feront
taire les armes ? Cet effort serait la
traduction littérale du mot jihâd… il
est témoignage d’un cœur qu’illumine la
foi et d’une conscience que façonne la
responsabilité.
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