Religion
Les débuts
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Samedi 19 mars 2016
C’est vers la fin des années
quatre-vingts et le début des années
quatre-vingt-dix que j’ai commencé à
m’engager plus spécifiquement sur la
question de l’islam et des musulmans
dans le monde et particulièrement en
Occident. Auparavant, j’avais pendant
des années – dès l’âge de dix-huit
ans – parcouru le Tiers-Monde de
l’Amérique du Sud à l’Inde, en passant
par de très nombreux pays du continent
africain. J’avais été élevé au sein
d’une famille dans laquelle l’appel et
le sens de la foi étaient mariés à la
défense de la dignité humaine et de la
justice. Même s’il ne se faisait pas au
nom de l’islam, mon engagement avait
toujours été valorisé par ma mère comme
par mon père : lutter contre la pauvreté
dans le Sud, promouvoir l’éducation (et
notamment celle des femmes), protéger
les enfants de la rue, visiter les
favelas et soutenir des projets
sociaux, lutter contre la corruption et
les dictateurs et revendiquer un
commerce plus humain et plus équitable
étaient autant de causes justes qu’ils
reconnaissaient et saluaient.
J’avais été enseignant, puis très
jeune doyen dans un lycée genevois et
j’avais lancé des opérations de
sensibilisation à la solidarité dans les
écoles, les collèges et les lycées.
Croyant, pratiquant dans ma vie privée,
je respectais le devoir de réserve de ma
fonction publique : jamais mon
appartenance religieuse n’a été mise en
avant. Il était juste qu’il en fût
ainsi. L’institution scolaire comme les
medias louaient ce « travail
exemplaire » de mobilisation des jeunes
pour la solidarité dans les pays du
Tiers-Monde comme en Occident puisque
nous avions aussi lancé des opérations
de sensibilisation vis-à-vis des exclus
du Quart-Monde dans les sociétés
industrialisées et des personnes âgées :
j’avais été élu l’une des personnalités
genevoises de l’année en 1990. J’ai
ensuite démissionné de mon poste de
doyen et de celui de président de
l’association Coopération – Coup de
main qui promouvait ce que
j’appelais une impérative « pédagogie de
la solidarité ». J’avais besoin de
changement et d’un retour aux sources de
ma foi et de ma spiritualité. Autour de
moi, de surcroît, la question de l’islam
avait pris de plus en plus d’importance
tout au long des dix années qui
s’étaient écoulées : de la révolution
iranienne en 1979, à l’affaire Rushdie
ou à la controverse autour du « voile
islamique » en France en 1989. On
commençait à parler, beaucoup, de
l’islam et des musulmans.
J’ai alors décidé de m’engager dans
ce qui m’apparaissait déjà être le défi
majeur de l’avenir : construire des
ponts, expliquer et faire mieux
comprendre l’islam aux musulmans autant
qu’à l’Occident que je connaissais si
bien pour y avoir vécu et avoir étudié
la littérature française et la
philosophie. Mon mémoire de philosophie
traitait de La notion de souffrance
chez Nietzsche alors que la thèse
dans laquelle je m’étais ensuite engagé
(et qui avait pour titre Nietzsche,
historien de la philosophie)
m’avait obligé à une lecture sérieuse et
approfondie des plus grands philosophes
occidentaux de Socrate et Aristote
jusqu’à Schopenhauer, en passant par
Descartes, Spinoza, Kant, Hegel ou Marx,
afin de confronter la substance de leurs
thèses aux traductions et
interprétations nietzschéennes parfois
très libres. Mon temps était alors à la
lecture (et un peu aux sports) et
l’habitude était de me plonger dans les
textes pendant cinq à huit heures par
jour. J’ai également pris la décision de
reprendre des études intensives de
sciences islamiques. Je me suis établi
un programme de lecture spécialisé puis
j’ai décidé de me rendre en Égypte avec
ma famille. Il s’agissait pour chacun
d’en bénéficier : pour ma femme et mes
enfants, ce séjour leur permettait de
connaître le pays, d’apprendre l’arabe
et d’étudier l’islam. De mon côté, je
m’étais imposé un programme astreignant
avec l’objectif de couvrir en vingt mois
le programme de formation universitaire
de cinq ans. Le mode de formation
traditionnel (avec un savant – ‘âlim,
en cours privé), me permettait un rythme
individuel et intensif qui commençait
tous les jours à cinq heures du matin et
finissait à vingt-trois heures ou
minuit. Je n’oublierai jamais cette
période de formation : intense,
difficile mais si lumineuse et
éclairante. Grâce à Dieu, je suis
parvenu à mes objectifs et je n’ai cessé
depuis de poursuivre ma formation par
des lectures, des rencontres et bien sûr
l’écriture d’articles et d’ouvrages sur
l’islam en général ou le droit et la
jurisprudence islamiques (fiqh)
en particulier.
Les mêmes valeurs et les mêmes
principes qui avaient motivé mon premier
engagement pour la solidarité, la
dignité humaine, la justice dans les
sociétés du Sud comme dans celles du
Nord, nourrissaient mon engagement en
tant que musulman. Il s’agissait pour
moi d’assumer ma religion, de
l’expliquer et, surtout, de montrer que
nous avons tant en commun avec le
judaïsme, le christianisme mais
également avec les valeurs prônées par
tant d’humanistes, d’athées et
d’agnostiques. Il s’agissait de
questionner des préjugés, de revisiter
les fausses constructions du passé de
l’Europe (dont l’islam aurait été
absent) et, bien sûr, de nous permettre
de nous engager avec confiance pour ce
« vivre ensemble » qui allait être notre
destin commun.
Musulman, et
« intellectuel controversé »
Tout allait changer néanmoins. Les
valeurs de dignité, de solidarité et de
justice que j’avais défendues comme
citoyen et enseignant sans religion
apparente (et que l’on avait tant
saluées dans le passé) n’avaient plus la
même teneur ni le même goût quand elles
étaient défendues par un
« intellectuel » ou un
« savant musulman ». Au moment où je me
suis mis à parler comme un « musulman »,
ou que j’ai été perçu comme tel, à ce
moment très précis, un voile de
suspicion a été déployé sur mes
intentions et mes discours. Je vivais
l’expérience de cette révélation : le
lourd et ancien contentieux des
relations houleuses de l’Europe avec la
religion et en particulier avec
l’islam – de l’influence intellectuelle
niée aux croisades et aux
colonisations – n’avait clairement pas
été réglé. J’étais un Suisse, un
Européen, mais j’étais surtout « un
musulman » dans le regard de mes
concitoyens : je n’étais au demeurant
pas un « vrai Européen » ou alors
fallait-il encore que je le prouve. Mes
interlocuteurs avaient des listes de
questions auxquelles il fallait me
soumettre pour « tester » la vraie
nature de mon « intégration » et, au
passage, m’imposer une posture défensive
de constante justification.
J’observais, j’analysais et
j’évaluais la nature des contentieux du
passé et des craintes du présent.
L’immigration continuée depuis la
seconde Guerre mondiale, la nouvelle
visibilité des jeunes générations de
musulmans, les revendications nouvelles
dans les écoles et les hôpitaux, etc.
Autant de phénomènes (auxquels allait
bientôt s’ajouter la violence) qui
étaient de nature à entretenir la peur,
la suspicion et le doute. La conscience
européenne, partout, faisait face à de
profonds doutes : qu’allons-nous devenir
avec cette immigration galopante dont,
en sus, les sociétés européennes ont
besoin ? Qui sont ces musulmanes et ces
musulmans représentant « une nouvelle
citoyenneté »[1] et qui font
majoritairement face à de sérieuses
difficultés économiques alors que les
partis politiques les connaissent si
peu ? Que veulent-ils, au fond :
« s’intégrer » ou « islamiser »
l’Europe ?
Très vite, mon engagement dans le
débat public européen sur la question de
l’islam allait faire se concentrer sur
l’« intellectuel visible » une multitude
de projections et/ou d’animosités qui
m’atteignaient de plusieurs fronts. Mes
appels au dialogue, à la rencontre
autour des universels communs, au
« vivre ensemble » dans l’enrichissement
mutuel paraissaient « trop beaux pour
être vrais » et devaient « cacher
quelque chose ». Dans les faits, mes
prises de position étaient aussi de
nature à gêner les intérêts de certains
idéologues, organisations, mouvements et
gouvernements pour qui la présence de
l’islam et de musulmans assumés, et
parfois critiques et revendicateurs,
était en soi problématique et
potentiellement dangereuse. Depuis
quinze ans, les attaques se sont
multipliées et sont provenues de
plusieurs fronts qu’il est possible
d’identifier sans grande difficulté. Les
médias ont souvent relayé ces critiques
soit avec des agendas et des objectifs
douteux (quand ils étaient eux-mêmes
impliqués idéologiquement), soit
simplement en rapportant les allégations
glanées ici et là sur Internet (toujours
les mêmes, mille fois répétées).
On a d’abord attaqué ma filiation.
Petit-fils du fondateur des Frères
Musulmans, j’étais par définition
dangereux et il ne fallait pas
m’écouter. L’islam, disait-on et
répète-t-on encore, permet la
dissimulation (taqiyya) et donc
je la pratiquais sans limite : tout ce
qui apparaît si beau au public
occidental n’est somme toute que la face
présentable d’un agenda caché autrement
plus obscur : je veux islamiser la
modernité, l’Europe et les Européens et
sans doute ai-je des liens avec des
radicaux ou des terroristes. Les
allégations répétées plusieurs centaines
de fois sur Internet (évidemment sans
preuves) donnent aujourd’hui
l’impression qu’il y a sans doute
quelque chose de vrai dans tout cela. Il
n’y a pas de fumée sans feu,
répète-t-on : ainsi est née la figure de
« l’intellectuel controversé ».
[1] Dans les pays les plus avancés
comme en Angleterre ou en France. Le
phénomène de cette installation
définitive, du passage de l’immigrant au
citoyen, allait et continue de se
répandre dans tous les pays européens.
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