Pour mémoire
« En un mot,
anéantir tout ce qui ne rampera pas à
nos pieds comme des chiens »
Smaïl Hadj Ali
Emmanuel
Macron est allé, à pied, au contact des
habitants dans une rue du centre d’Alger
AFP/Ludovic MARIN
Dimanche 10 décembre 2017
Le six décembre 2017, rue Larbi Ben M’hidi,
à un jeune algérien qui lui disait que
la France devait reconnaître ses méfaits
en Algérie, le Président Macron lui
demanda, excédé :
-« Quel
âge avez-vous » ?
-« 26 ans », répondit
le jeune homme.
-« Mais vous n’avez
pas connu la colonisation, lui rétorqua
le Président français ; qu’est-ce que
vous venez m’embrouiller avec ça » !
Au-delà, de
l’attitude véhémente à l’égard d’un
jeune homme soucieux de son histoire
nationale, et de surcroît en son pays,
le Président français avait probablement
oublié que ce sont des millions
d’Algériens qui sont nés après le 5
juillet, date de la proclamation de
l’indépendance nationale, et qui donc
« n’ont jamais connu la colonisation»,
et l’auraient à ce titre
« embrouillé », tout autant.
Ce sont aussi des
dizaines de millions de Français qui
n’ont jamais connu l’occupation
allemande, la trahison nationale
vichyste, et la Résistance, mais
personne ne le reprochera de ne pas
oublier ce passé.
Question. Le
Président français aurait-il tenu ces
propos à un jeune juif ou à un jeune
arménien, dont, respectivement la
communauté et le peuple, ont connu
l’horreur et le pire?
L’Algérie, son peuple, sauf erreur, ne
veulent ni repentance, ni
autoflagellation. Mais personne ne
pourra jamais empêcher les descendants
des peuples colonisés de considérer
que la
colonisation fut, à minima, une longue
« période
de deuil et de souffrance »,
comme l’avait souligné l’historienne et
romancière Guadeloupéenne Maryse Condé,
alors que la représentation française
venait de voter la loi sur les
« bienfaits de la colonisation », en
2005.
De même
que Jean Ferrat dans
Nuit et
Brouillard,
chantait
« qu’il twisterait les mots s’il fallait
les twister »,
pour dire
l’horreur des camps d’extermination
nazis, nous continuerons en Algérie, de
chanter et de dire, sans haine, ni
culpabilisation, l’épouvante que furent
ces 132 ans d’oppression, d’exaction, de
spoliation, et de néantisation.
Aussi et sans
« embrouille », voici, pour mémoire, et
pour commémorer l’héroïque Onze décembre
1960, quelques séquences, très abrégées,
de ce moment négateur d’humanité
revendiqué et administré par la France
coloniale, qu’historiens et penseurs, à
l’exemple de Mostefa Lacheraf, Bachir
Hadj Ali, Henri Alleg, M.C Sahli, et
bien d’autres, ont décrit et analysé il
y a des décennies.
Dès le
début de la conquête les crimes,
multiformes, furent un invariant de
l’armée coloniale. Pour le pouvoir
politique et militaire, les
indigènes, ces
êtres inférieurs,
les « Arabes »,
étaient des sous-hommes,
« qui ne comprennent que la force
brutale»[1],
et « qui
n’entendraient de longtemps des
raisonnements qui ne seraient point
appuyés par des baïonnettes »,
comme s’en convainquait dès 1830,
Lamoricière, cet émule des
« conquistadores », qui occupera le
poste de Ministre de la guerre en 1848,
après avoir sabré
« l’Arabe »
pendant 18 ans...
C’est cette vision du
monde qui va fonder et féconder la
politique coloniale pendant 132 ans.
Alger
1957. Le port. Ballottés par la houle,
des corps flottent. Ce sont les
« crevettes-Bigeard», un des trophées,
du 3ème régiment de
parachutistes coloniaux. (RPC). Cadavres
d’Algériens raflés par les
parachutistes, durant ladite
« bataille »
d’Alger[2],
qui, au-delà de l’héroïque résistance du
peuple qasbadji désarmé et d’une
escouade de combattants sommairement
armés, fut le moment mortifère, à
l’échelle industrielle, de la torture
d’État, et d’une massive et planifiée
ratonnade militaro-policière, à ciel
ouvert, tout aussi mortifère.
À ces
crimes collectifs, et à tant d’autres,
il est encore répondu :
« C’était la
guerre »[3],
avec, implicitement, ses dérives, ses
bavures des deux côtés! Inévitables. Les
crimes du 3ème régiment de
parachutistes coloniaux, -qui faisait
partie de la 10ème division
parachutiste de Massu-, et plus
largement de l’armée coloniale
étaient-ils le lot commun de toute
guerre, des dérives inévitables ? Une
sorte de fatalité en somme inhérente à
toute guerre ?
L’histoire du colonialisme en Algérie
montre en réalité que les violences et
les crimes coloniaux ont été une
constante politique, et un phénomène
d’’ordre structurel. À ce titre le 3ème
RPC, et la 10ème division de
Massu, responsables de la disparition de
Maurice Audin, de la liquidation de
Larbi Ben M’hidi, de l’assassinat d’Ali
Boumendjel et de milliers de patriotes
algériens, sont les dignes héritiers des
« Colonnes
infernales »
du général Bugeaud, adepte de « la
guerre totale jusqu’à extermination » ?
Dignes héritiers tout autant, des
« Voltigeurs de la
mort »,
dont le chef, le capitaine Montagnac,
déclarait :
« Tout doit être
pris, saccagé, sans distinction d’âge ni
de sexe (...). Voilà comment il faut
faire la guerre aux Arabes : tuer tous
les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans,
prendre toutes les femmes et les enfants
(…), les envoyer aux îles Marquises ou
ailleurs. En un mot, anéantir tout ce
qui ne rampera pas à nos pieds comme des
chiens. »
Dignes héritières des
Bureaux Arabes,
ont été aussi les sinistres
Sections
administratives spécialisées,
et ce malgré les tentatives de minorer,
sinon d’enjoliver leur rôle que l’on
peut entendre et lire ici et là, alors
qu’elles étaient des structures de
répression féroce et de flicage massif
des Algériens.
À
propos de Montagnac, on aurait pu penser
qu’il fut l’exception militaire en
matière d’anéantissement. Mais ces
crimes, ou l’incitation à les commettre,
étaient choses partagées par la fine
fleur intellectuelle de l’époque. Prenez
Tocqueville. Ce penseur et théoricien
adulé de la démocratie, homme de grande
d’humanité et de quelques sympathies
pour les Arabes, nous dit-on,
prodiguait, avec cynisme et sang-froid,
ses conseils, des
« nécessités
fâcheuses »,
disait-il, aux sabreurs et artilleurs
coloniaux pour plus de domination, de
désolation et de soumission :
(…)
J'ai souvent
entendu en France des hommes que je
respecte, mais que je n'approuve pas,
trouver mauvais qu'on brûlât les
moissons, qu'on vidât les silos et enfin
qu'on s'emparât des hommes sans armes,
des femmes et des enfants.
Ce sont là, suivant
moi, des nécessités fâcheuses, mais
auxquelles tout peuple qui voudra faire
la guerre aux Arabes sera obligé de se
soumettre
« Le
moyen le plus efficace dont on puisse se
servir pour réduire les tribus, c'est
l'interdiction du commerce. Le second
moyen en importance, après
l'interdiction du commerce, est le
ravage du pays. Je crois que le droit de
la guerre nous autorise à ravager le
pays et que nous devons le faire soit en
détruisant les moissons à l'époque de la
récolte soit dans tous les temps en
faisant de ces incursions rapides qu'on
nomme razzias et qui ont pour objet de
s'emparer des hommes ou des troupeaux ».[4]
Absolu
d’un idéal liberticide, défendu et porté
par des élites familières des Lumières
et de la modernité capitaliste,
convaincues par les théories des races
dites « inférieures », substrat
idéologique des futures politiques
d’extermination en Europe, comme
l’analyse Hanna Arendt[5],
la guerre de conquête coloniale,
appuyait par une administration du même
nom, ont effectivement, ainsi que le
préconisait Tocqueville, ravagé et
détruit les êtres, les villes, les
écoles, l’agriculture, le commerce, avec
comme point culminant le ravage de
l’ethos[6]
d’une société et d’un peuple dotés d’une
unité culturelle et cultuelle certaine.
Au bout du compte, une société et un
peuple asservis, décivilisés par un
implacable processus de spoliation, de
paupérisation, de dés-alphabétisation,
de régression socioculturelle, et de
terreur existentielle érigée en mode
d’administration d’exception d’une
population défaite et exsangue. Terreur
à laquelle prirent toute leur part les
auxiliaires et supplétifs locaux, que
l’on tente aujourd’hui de réhabiliter
par la bande, avec la connivence et
l’aide d’institutions et de
personnalités publiques[7].
Mais, et pour tout dire, n’avons-nous
pas été aussi le pays dont un
hebdomadaire public[8],
a largement et généreusement donné la
parole, en novembre 1984, au
tortionnaire et responsable de la
liquidation de Larbi Ben M’hidi, le
patron du 3ème RPC, le
parachutiste Bigeard, et ce, nous
disait-on, au nom d’une nécessaire
« décontraction idéologique »,
de la « liberté
d’expression,
dont était privé,
faut-il rappeler, la très grande
majorité des Algériens?
De 1954 à
1962, pour tenter de briser
l’insurrection nationale et l’aspiration
profonde des Algériens à la liberté,
l’armée française n’aura aucun mal à
renouer avec les violences de l’armée
d’Afrique, celle-là même qui participa,
au côté des capitulards Versaillais de
Thiers, défaits par Bismarck, au meurtre
de 30 000 révolutionnaires parisiens[9],
entre le 21 et le 28 mai 1871[10].
Violences
absolues, totales, crimes de guerre et
contre l’humanité, notion faite sienne
par le président Macron le 14 février
2017, requalifiée il est vrai par celle
de
« crime contre l’humain »[11],
quelques jours après, lors d’un meeting
électoral le 18 février 2017, à Toulon,
ville-portuaire d’où est partie la
flotte et l’armada de la conquête qui
mettra le pays à feu et à sang ?
Pour le
système colonial, -que des historiens
français en vue, souvent invités en
Algérie, s’exprimant à foison dans la
presse privée et publique, ainsi que des
politiques français, ayant exercé ou
exerçant les plus hautes
responsabilités, ont qualifié de
« système injuste », les Algériens
n’étaient rien d’autres qu’une
« race
inférieure »
Pour
maintenir leur asservissement, la
puissance coloniale se dotera d’une
administration militaire et civile
d’exception, à vocation mortifère.
Celle-ci mettra en pratique les pseudo
théories sur les races, une invention
des « sciences » en terre européenne au
19ème siècle, qui
fonctionneront comme le nécessaire
lubrifiant[12]
idéologique pour la cohésion de la
colonie de peuplement.
« Ce
système injuste »,
-quel euphémisme!- a désintégré la
société algérienne. Il lui a interdit
toute possibilité, 132 années durant,
une éternité, d’inventer, d’imaginer son
« avenir
historique »,
de penser sa modernité, de concevoir son
rapport au monde, de proposer son apport
singulier, riche de son histoire
plurimillénaire, à l’universalité, en un
mot d’exister. Peut encore considérer un
instant que l’Algérie n’aurait pas pu
mieux faire que ses millions de victimes
des guerres coloniales, que la
mobilisation forcée des siens pour les
guerres qui n’étaient pas les siennes,
que les famines organisées, et les
épidémies induites par celles-ci. Peut-
on penser un instant qu’elle n’aurait
pas mieux fait que les lois d’exception,
le Code de l’indigénat, les
expropriations massives, la pratique
systématisée et généralisée du racisme,
la destruction-péjoration de son système
anthroponymique, ou encore les cinq
techniciens en agriculture et les
quelques 90% d’analphabètes dans les
deux langues. C’est cela, et la liste
reste ouverte, l’héritage fondamental
laissé par un système de gouvernement
mu, entre autres, par une logique de
destruction culturelle
et, comme
le notait Lacheraf
d’« ébranlement
du substrat mental »
des individus et des groupes sociaux. Un
héritage qui, à ce jour, -sans occulter
les régressions qui érodent, au
quotidien, la société, et l’emprise des
castes prédatrices et exploiteuses,
néo-colonisées, qui s’emploient à
saigner et à corrompre le pays-, pèse
encore lourdement sur le cerveau des
vivants.
Oui la
colonisation fut une barbarie. Elle ne
pouvait porter en elle
« des éléments de
civilisation ».
Seuls le combat et
la résistance des
Damnés de la
terre,
depuis 1830, puis la libératio n et
l’indépendance nationale furent et
firent civilisation
Smaïl Hadj Ali
Universitaire
[1] Pierre de Castellane, officier
de l’Armée d’Afrique. Ce texte
reprend des aspects d’un court
article de S.H.A, publié en
décembre 2012, par le quotidien
français L’Humanité.
[2]
L’héroïsme des patriotes
Algériens n’étant pas en cause,
cette appellation surfaite ne
profite en vérité qu’à l’armée
française, puisqu’elle laisse
supposer qu’il y eut un
affrontement entre deux armées
de forces plus ou moins égales.
Or la 10ème division
de parachutistes commandée par
Massu pour mener « bataille »,
était formée de huit mille
paras, suréquipés, parmi
lesquelles les troupes, dites
d’élite, du 3ème RPC.
Ceci sans compter l’apport de
forces auxiliaires, telles que
les Unités territoriales, etc,
[3]
Également nom d’un film
franco-algérien, réalisé en
1992, par Faillevic et Rachedi.
[4]
Cf. Smaïl Hadj Ali,
Os Sao
Simonianos e a colonizaçao da
Argelia,
Revista dos Estudos Avançados,
n° 56, janeiro/abril 2006, USP,
Sao Paulo. Brasil
[5]
Cf. Smaïl Hadj Ali,
La
colosionisation de la Palestine,
Algérie Patriotique, du 9 au 13
août 2015.
[6]
Cette situation se traduira par
de multiples et profondes formes
d’aliénation et de reniementde
soi qui carenceront durablement
les rapports de l’ex-colonisé à
son Histoire, à son socle
identitaire et à ses cultures,
une fois l’indépendance
recouvrée. Nous n’en sommes pas
quitte encore aujourd’hui,
d’autant que ces questions
fondamentales ont été laissées
ou livrées aux partisans d’une
fantasmagorique pureté
religieuse, culturelle et
identitaire. Autant d’illusions
qui continuent de violenter
symboliquement la société
algérienne, et travaillent à la
rendre toujours plus ignorante
et étrangère à sa complexité.
[7]
Cf. Smaïl Hadj Ali,
« À propos
du féodal Bengana »,
Algérie
Patriotique, 28 février 2017.
[8]
L’entretien de ce tortionnaire à
Algérie Actualité, avait été
largement relayé lors du J.T de
20 heures de la RTA.
[9]
Cf. Smaïl Hadj Ali,
De la
réhabilitation de la Commune de
Paris,
Le Grand Soir, 16 décembre 2016.
[10]
Bannis et déportés en Algérie,
certains de ces
révolutionnaires, se
retourneront contre leurs frères
Algériens en lutte contre
l’oppression.
[11]
Au-delà de sa charge, cette
formule ne revêt aucune
signification politique ou
juridique
[12]
Cf. Smaïl Hadj Ali,
« Les
Arabes ne comprennent que la
force brutale »,
in L’Humanité, décembre 2012
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