Analyse
Une cause est perdue dès lors
qu’elle se défend par la torture
Smaïl Hadj Ali
Mardi 6 octobre 2020
Article transmis au journal Liberté
Octobre 1988
Une cause est
perdue dès lors qu’elle se défend par la
torture.
Par Smaïl Hadj Ali.
Le titre de cet
article est aussi celui d’un livre qui
reste à éditer.
À son origine, un
texte rédigé pour la réédition en
octobre 2018 du livre Octobre ils
parlent, dirigé par S.A. Semiane,
qui, malgré tous ses efforts, ne pourra
pas le rééditer.
Ce titre fut aussi
l’exergue anonyme des déclarations du
Comité national contre la torture de
1988 à 1993.
Pour marquer la
commémoration d’octobre 88, nous avons
choisi de présenter, en les abrégeant,
deux aspects de ce travail : Le
Comité national contre la torture et
L’invariance de l’univers
tortionnaire.
S’il est difficile
de relater les pages sombres de
l’histoire de notre pays indépendant,
doit-on, pour autant, laisser le
puits avec son couvercle ?
Au-delà de
l’impérative obligation de ne jamais se
satisfaire de l’état du monde, il y a
celle de combattre l’amnésie.
Bien avant la
question de ses origines, ou une
herméneutique de ses aspects cachés,
Octobre 88 fut d’abord le moment et le
lieu de la violence illégitime d’État
contre des milliers de citoyens.
Une question nous
hante à ce jour : que sont devenus ces
citoyens ?
En en faisant des
victimes d’accident de travail,
les auteurs de cette ignominie
savaient-ils que le mot travail désigne
en latin un instrument de torture ?
Mais octobre 1988,
c’est aussi ces milliers d’Algérien(ne)s
tissant un monde solidaire, fraternel
dans un foisonnement insoupçonné de
luttes contre la répression et la
torture d’État en tant que forme la
plus directe, la plus immédiate de la domination
de l’homme sur l’homme, ce qui est
l’essence même du politique. (P. Vidal-Naquet)
Certes, ces valeurs
ne cessèrent d’être, mais elles
peinaient à se développer pour diverses
raisons, dont l’une tenait à un espace
public despotique, inauguré par le coup
d’État militaire du 19 juin 1965, ses
tortures, son arbitraire.
Du comité
national contre la torture au
Comité algérien contre la torture1.
1988-1993.
En réponse à
l’appel du 13 octobre 1988 initié par
des collègues de l’Université des
Sciences et Technologies de Bab Ezzouar,
des centaines d’universitaires,
majoritairement de la wilaya d’Alger, se
réunissent à l’USTHB le 17 octobre 1988.
À l’ordre du jour
la répression meurtrière, la torture.
Contrairement aux
évidences, la création du Comité ne fut
pas consensuelle.
Durant les débats,
la proposition d’un « Collectif
contre la torture » est soumise à
l’A.G.
À cette
proposition, des collègues de diverses
obédiences politiques opposent celle
d’un Comité pour la défense
des libertés démocratiques, à
l’exclusion d’un Comité contre la
torture, sauf que rien n’empêchait
l’existence des deux.
Le clivage
persistant, il fut décidé de donner la
parole aux citoyens torturés, parmi
lesquels des collègues arrêtés par la
DGPS le 03 octobre et les jours
suivants.
Libérés depuis peu,
ils sont très affaiblis, blessés,
visages tuméfiés, munis de béquilles
pour certains.
Leurs témoignages
plongent l’assemblée dans l’indignation
et la colère. Ce jour, la torture
d’État, revêtait publiquement la réalité
abjecte dans la République, ce que par
ailleurs elle ne cessa d’être depuis
l’indépendance. Pour la combattre un
Comité composé de 17 universitaires.
Ce sont les
milliers de citoyens réprimés et
torturés qui déterminèrent la
proposition initiale de créer un
collectif contre la torture.
À cela,
s’ajoutaient, pour l’un des auteurs de
la proposition, les tourments et les
souffrances endurés par son parent,
Bachir Hadj Ali, depuis que ses
bourreaux de la Sécurité Militaire le
soumirent aux tortures qu’il décrira
dans L’Arbitraire.
Deux textes,
l’Appel pour une pétition nationale
et la Déclaration pour une
mobilisation nationale contre la
torture, actent la naissance du
Comité.
L’Appel
souligne, entre autres, que : La
torture sous toutes ses formes, s’est
institutionnalisée comme mode de
traitement des différences d’opinion et
des problèmes sociaux.
La Déclaration
acte la création du Comité
national contre la torture, et le
Comité interuniversitaire de
coordination, et condamne la
répression sous toutes ses formes,
le recours à l’état de siège, les
tribunaux d’exception, les arrestations
de blessés dans les hôpitaux, le recours
à bouchkara...
Elle exige, entre
autres, la libération de tous les
détenus, le retour de l’armée dans les
casernes, et déclare le 5 octobre
journée nationale contre la torture et
pour les libertés démocratiques.
Le Comité
en1992-93.
Si les luttes
d’octobre 1988 ont pu contenir la
torture quelques mois, et conduire
l’État Algérien à en ratifier les textes
internationaux l’interdisant, elles ne
purent l’empêcher d’être pratiquée de
nouveau.
Le 16 mars 1992, un
mois après la proclamation de l’état
d’urgence, le Comité diffuse un document
dans lequel il se dit inquiet et
préoccupé par la circulation
d’informations sur des atteintes à
l’intégrité physique et morale de
citoyens arrêtés.
Le document signale
que le 01 mars 1992, le Comité demanda
une audience au Ministre de l’intérieur,
Larbi Belkheir, restée sans réponse, et
que trois membres du Comité, T. Achour,
notre cher et regretté2 D. Belkhenchir,
vice-président, et S. Hadj Ali, furent
longuement reçus, le 11 mars 1992, à la
Présidence de la République par deux
conseillers de M. Boudiaf.
Durant l’audience,
le Comité fit part de ses inquiétudes,
rappela l’impunité des tortionnaires
d’Octobre 1988, innocentés par un vote
de l’APN. Sa demande de se rendre
dans les centres de sûreté où
étaient détenus des militants
islamistes, n’eut pas de suite.
Dans un autre
document diffusé en janvier 1993, le
Comité signale que :
Depuis quelques
mois des informations concordantes et
des témoignages accablants de cas de
torture nous parviennent. De fortes
présomptions nous font craindre une
généralisation de cette pratique immonde
à l’encontre de citoyens algériens. Le
Comité, réaffirme qu’il ne saurait
cautionner par son silence les actes de
torture. Il y va de l’intérêt des droits
de l’Homme, de l’honneur de notre pays
et des institutions républicaines.
Exiger le
respect de l’intégrité physique et
morale de chaque citoyen, avant, et
au-dessus, de toutes considérations,
telle était la ligne de conduite du
Comité. Pour lui, la République
ne pouvait ni torturer, ni combattre la
torture par la torture, sauf à faire
sienne cette barbarie.
L’invariance de
l’univers tortionnaire.
Les victimes de la
torture d’État, décrivent un univers
tortionnaire invariant.
Cette invariance
qualifie tous les univers tortionnaires,
et définit les mêmes souffrances, les
mêmes infamies, les mêmes abjections.
Elle définit
également l’univers des bourreaux pour
qui tout torturé est un ennemi.
Au-delà de leur
motivation, ou de leur nationalité, les
rapports des tortionnaires à leur proie
sont interchangeables.
Mêmes méthodes,
mêmes menaces, même langage ordurier :
fils de p.., nous allons te
b.. ; mêmes occurrences religieuses,
dieu, diable, enfer ; mêmes menaces de
viol des épouses, des enfants. Leurs
instruments immuables, violent et
violentent les mêmes organes : anus,
sexes, testicules, seins, bouche,
langue, crâne.
« Bordé par un
océan de souffrances et de tourments
déchaînés, cet univers se situe sur
les hauteurs de la ville, ou dans
des lieux sordides de sa périphérie.
Il serpente à
travers souterrains et s’enfonce dans
des sous-sols chtoniens, peuplés «
d’yeux rouges et de doigts assassins ».
Les témoignages
décrivent l’ordalie du fer, du feu, de
l’eau tueuse, évoquent l’horreur d’une
cave, de l’escalier en
colimaçon menant à la salle des
supplices. Ils nomment la «
cellule zéro sise à la Villa des
Oiseaux, un mètre vingt dans sa longueur
et 50 cm dans sa hauteur, la
chambre rouge du camp militaire de Sidi
Fredj, ou ces cellules cages,
avec quatre trous pour laisser passer
de l’air, comme celle décrite par
une moudjahida, veuve d’un chahid,
torturée en septembre 1965 par la SM,
après l’avoir été par les parachutistes
de Bigeard.
La salle de torture
domine cet ensemble.
Espace du
brisement, lieux d’une à mise à nu comme
mise à mort, elle est équipée des mêmes
instruments : électricité, baignoires
souillées d’excréments, d’urines, câbles
en métal, bouteilles, sommier et pinces
métalliques. Elle est le lieu de
l’irrespiration provoquée par le
supplice de la baignoire ; elle est
l’antre de la sodomisation avec le
goulot de bouteilles.
Réduit visqueux
dans lequel traîne la planche
gluante des vomissures anciennes, et
la paillasse pourrie mélange d’acide,
d’excréments, elle est habitée de
regards d’égouts et de museaux de
rats.
Un cri, mille voix,
ont essayé d’en traverser les murs.
L’une d’elle, résume ce lieu où rôde la
mort :
Une merveilleuse
voix de contralto venue des profondeurs
du Nil emplit le silence pesant. Un
appel à la prière s’élève, ponctué par
un bruit sourd de bottes. L’enfer est
allumé et les yeux de ses servants sont
injectés de sang.
À cet enfer,
s’ajoute une temporalité destructrice :
absence d’horaires, absence de repères,
bandage des yeux, séances de torture
jour et nuit, dans le but de plonger les
victimes dans un rapport anomique au
temps et d’intensifier leur état de
confusion psychique et mentale.
Pour ne pas
conclure
C’est en octobre
1965, que Bachir Hadj Ali lança la
phrase qui titre ce texte à la face du
tortionnaire qui lui suggérait de se
suicider. Ce fut juste avant la onzième
séance de torture, dite du casque
allemand, qui lui occasionnera des
lésions au cerveau, irréparables.
Cette phrase nous
dit que la torture discrédite et maudit
toute cause. Elle offre, aussi, une clef
pour analyser les échecs politiques
répétés de notre pays. Elle permet de
saisir l’hostilité, les méfiances des
citoyens à l’égard des régimes
successifs, qui érigèrent torture,
arbitraire, empire de la force, violence
politique en mode de gestion des
contradictions sociales et politiques,
consubstantielles à toute société.
Quelle confiance
accorder à des régimes recourant à la
torture pour promouvoir une cause
ou rétablir l’ordre, qui
déclarent ne rien savoir, ou minorent
les actes de terreur qu’ils ont
ordonnés.
Gardons-nous
cependant de voir dans cette pratique
des dérives, ou des dysfonctionnements.
Le problème est
autre. Il est inhérent au despotisme,
qui ne voit jamais les hommes
autrement que dépouillés de leur
dignité.
1 Le comité
obtiendra son agrément en août 1990,
après 16 mois d’attente et prendra le
nom de CACT. La moudjahida Z’hor Zerrari,
qui fut torturée par les parachutistes
français, en sera la Présidente.
2
Djillali
Belkhenchir sera assassiné le 10 octobre
1993.
Smaïl Hadj Ali
Universitaire
Membre du Comité
contre la torture
Note
Dans ses éditions,
papier et numérique, du cinq octobre
2020, le journal algérien Liberté a
censuré la phrase de Bachir Hadj Ali :
Une cause est perdue dès lors
qu'elle se défend par la torture,
(1), qui titrait mon article sur la
pratique de la torture en Octobre1988.
Elle fut remplacée unilatéralement par
le titre : Souvenirs douloureux et
blessures béantes, qui ne correspond
en rien à l'esprit du texte.
Ceci,
indépendamment de l'illustration d'un
texte sur et contre la torture par une
photo de voitures calcinées !
En amputant
l'article de son titre original, au
mépris de l’auteur, de la déontologie et
du lectorat, Liberté a rendu
incompréhensible le contenu de
l'article, construit à partir de la
phrase de Bachir Hadj Ali.
Les lecteurs ne
prendront donc pas connaissance de la
phrase, à laquelle je faisais allusion
en usant des termes le titre de
l'article ou la phrase qui titre
l’article, dans le corps du texte,
afin d’économiser des signes et de ne
pas dépasser le nombre qui m'en avaient été
accordés
Le texte signale,
d'autre part, que la phrase du titre
fut également l'exergue, anonyme,
des déclarations du Comité national
contre la torture, de 1988 à 1993. Les
lecteurs de ce journal n'en sauront rien
non plus.
(1)
(L'Arbitraire 1965, Les Éditions de
Minuit, 1966, Dar el Ijtihad 1991)
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