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Vous avez dit nouvel antisémitisme ?
Simon Assoun
Lundi 24 septembre 2018
Ce jeudi 20 septembre, c’est avec effroi
que nous avons découvert cette
inscription, sur la porte d’entrée d’un
immeuble de la rue Ordener, dans le
18ème arrondissement de Paris : « Ici
vivent des ordures juives, notamment au
troisième. » Le sinistre message est
accompagné d’un dessin de croix
celtique, symbole utilisé notamment par
les groupes néo-fascistes et
l’extrême-droite nationaliste. Alors que
le contexte politique national est
notamment marqué par la constance de la
progression électorale du Rassemblement
national (ex-FN) et par la résurgence
des groupes néo-fascistes,
d’ultra-droite et identitaires (attaques
contre le mouvement étudiant au
printemps 2018, ouvertures de locaux et
de salles dans plusieurs villes,
démonstrations de force contre les
réfugiés), cet acte violemment
antisémite témoigne de la vitalité et de
la dangerosité de l’antisémitisme de ces
courants politiques, dont il porte le
vocabulaire et la symbolique.
La simultanéité avec des événements
survenus dans d’autres pays européens,
notamment les émeutes anti-migrants de
Chemnitz durant lesquelles de nombreux
réfugiés ont été attaqués ainsi qu’un
restaurant juif, n’est pas anecdotique.
De la Suède à l’Italie, de l’Allemagne à
la Hongrie, le retour de
l’extrême-droite, au pouvoir comme dans
la rue, est une réalité pour tout le
continent européen. Si elle fait mine de
changer de visage, il ne faut pas
creuser trop profond pour que refasse
surface la haine anti-juive. Pour ces
courants et ces partis politiques, les
Juifs restent des « parias » et ne sont
tolérables qu’en tant que colons
européens au Moyen-Orient, comme en
témoigne l’enthousiasme pro-israéliens
de nombre d’entre eux [1].
Pourtant, la lutte
contre l’antisémitisme est aujourd’hui
largement menée sous le prisme du
« nouvel antisémitisme », lequel postule
que l’antisémitisme est aujourd’hui
essentiellement le fait des classes
populaires issues de l’immigration
post-coloniale et de l’extrême-gauche.
Ce serait donc un antisémitisme de type
nouveau, du fait des acteurs et du fait
du registre, qui tendrait à remplacer
l’antisémitisme traditionnel des
sociétés modernes occidentales. Ce
paradigme est aujourd’hui au coeur de la
prise en charge du combat contre
l’antisémitisme par le gouvernement
Macron comme par les institutions
officielles juives. Dans sa version la
plus conservatrice, le combat contre
l’antisémitisme se confond avec le
combat pour la défense des « valeurs »
et de « l’identité » de l’Occident,
contre un ennemi commun incarné par les
réfugiés venus du Sud et les descendants
de l’immigration post-coloniale.
En 2002, le CRIF
contribue largement à la diffusion,
notamment dans le milieu politicien, du
livre Les territoires perdus de la
République, coordonné par l’historien
Georges Bensoussan et dont la thèse
centrale désigne l’antisémitisme
contemporain comme une importation
exclusivement venue de « l’univers
culturel » arabo-musulman. Cette
approche a été largement nuancée par
d’autres chercheurs. Ainsi, dans un
ouvrage collectif dirigé par le
sociologue Michel Wierworka, Nonna
Mayer, directrice de recherche CNRS au
Centre de recherches politiques de
Sciences Po (CEVIPOF), relativise, à
partir d’une étude croisée de résultats
de sondages, la thèse d’un antisémitisme
associé à l’islam et à l’extrême-gauche
en montrant la plus forte progression
des opinions judéophobes dans les
milieux d’extrême-droite [2].
Le journaliste Nicolas Weill pointait
dans un livre qu’il publiait en 2004 les
angles morts de la thèse d’un « nouvel
antisémitisme » de nature
extra-européenne [3].
Au lieu de se focaliser sur l’origine de
certains auteurs d’actes antisémites, il
invitait à s’interroger sur la
circulation des préjugés et des idées
antisémites, replaçant les nouvelles
formes de judéophobies dans une
généalogie franco-française.
Cependant, ces
points de vue ne bénéficient pas de la
même attention et de la même promotion
de la part des institutions juives, qui
met alors en avant les interventions et
publications d’intellectuels
conservateurs, à l’image d’Alain
Finkielkraut ou de Pierre-André Taguieff.
Focaliser uniquement l’attention sur
certaines formes de judéophobies
contemporaines, ou sur certains de ses
acteurs, au détriment de l’antisémitisme
européen moderne, participe largement à
la dédiabolisation de l’extrême-droite,
ainsi qu’à sa banalisation et à sa
progression. En 2015, nous pouvions
entendre Roger Cukierman, alors
président du CRIF, affirmer dans un
propos alambiqué que bien que le FN
n’était pas un parti fréquentable,
Marine Le Pen était « personnellement
irréprochable » et que « toutes les
violences (…) sont commises par des
jeunes musulmans. » [4].
Une islamisation du débat qui, comme le
note le politologue Vincent Geisser [5],
témoigne de suivisme dont font preuves
les institutions juives vis-à-vis de
l’ensemble de la société et notamment de
la sphère politique et de l’agenda
étatique. De quoi faire littéralement le
jeu d’une extrême droite qui, du RN aux
mouvements néo-fascistes, progresse de
manière inquiétante.
La politique des
institutions officielles juives, en
plein « tournant conservateur » [6]
laisse ainsi complètement désarmé face à
l’extrême-droite, alors que tout indique
que son antisémitisme est amené à se
manifester de plus en plus violemment.
Relais des tendances dominantes de la
scène politique française comme de la
scène politique israélienne, ses choix
engagent pourtant l’ensemble de la
communauté juive dont le CRIF s’est
depuis longtemps auto-proclamé unique
porte-parole. En opposant la communauté
juive à l’immigration post-coloniale,
notamment ses couches les plus
exploitées et stigmatisées, cette
politique dangereuse n’offre aucune
issue à la communauté juive. Pire, en
associant l’ensemble de la communauté
juive à la défense inconditionnelle de
l’État israélien, elle expose les Juives
et Juifs les plus pauvres à des formes
de judéophobie parfois meurtrières.
Sombre époque que
nous vivons et qui donne dramatiquement
raison au révolutionnaire italien
Antonio Gramsci, lequel écrivait au
tournant des années 1930, depuis sa
cellule de prison : « L’ancien monde se
meurt, le nouveau tarde à paraître, et
dans ce clair-obscur surgissent les
monstres. » [7].
Alors que se déploie une violence
institutionnelle de plus en plus
terrible contre les secteurs de la
population les plus relégués dans notre
société inégalitaire, l’antisémitisme,
dont on nous avait pourtant dit qu’il
n’existait plus, ou moins, ou sous une
forme nouvelle, montre qu’il est
toujours là, inchangé, et qu’il ne
compte pas rester tapi dans l’ombre.
Simon Assoun, du Bureau
national de l’UJFP.
[1] Voir
un article sur notre site à ce surjet
[2] Nonna
Mayer, « Les opinions antisémites en
France après la seconde Intifada »,
Revue internationale et stratégique,
2005/2 (N°58), pp. 143-150
[3] Nicolas
Weill, La République et les antisémites,
Grasset, Paris, 2004
[4] URL :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2015/02/23/pour-le-president-du-crif-marine-le-pen-est-irreprochable-personnellement_4581604_3224.html
[5] Vincent
Geisser, « Le « Syndrome 1967 » ? Les
institutions juives de France face à
l’Intifada Al-Aqsa », Revue
internationale et stratégique, 2005/2
(N°58), p. 106
[6] Selon
l’expression de l’historien Enzo
Traverso
[7] Antonio
Gramsci, Les Cahiers de prison, Cahier
3, Éditions Gallimard Paris, 1983
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