Réseau Voltaire
Le sarin de qui ?
Seymour M. Hersh
Les
certitudes de Barack Obama sur l’attaque
chimique du 21 août 2013 ne se fondaient
pas sur des renseignements de ses
services, mais étaient de simples
spéculations.
Jeudi 13 février 2014
En août-septembre 2013, Barack Obama,
François Hollande et David Cameron
accusaient la Syrie d’avoir massacré
1 400 opposants dans la banlieue de
Damas. Dénonçant le franchissement d’une
ligne rouge, ils annonçaient préparer
une expédition punitive contre le régime
criminel. Peu après, Londres se
retirait, puis Washington, et enfin
Paris. Revenant sur ces événements,
Seymour Hersh montre que le président
Obama ignorait tout de ce qui s’était
réellement passé, qu’il naviguait au
jugé, et qu’il a menti lorsqu’il a
prétendu détenir des preuves de la
culpabilité de la Syrie.
Cet article exceptionnel avait été
commandé par le New Yorker, qui
l’a refusé, puis présenté au
Washington Post, qui l’a refusé,
pour être finalement publié au
Royaume-Uni par la London Review of
Books.
Barack Obama n’a
pas tout dit cet automne quand il a
essayé de nous convaincre que Bashar
el-Assad était responsable des
attaques à l’arme chimique près de
Damas, le 21 août 2013. Dans
certaines circonstances, il a omis
des informations importantes, et
dans d’autres, il a présenté des
suppositions comme des faits. Plus
important, il n’a pas reconnu un
fait bien connu de la communauté des
services de renseignement : que
l’armée syrienne n’est pas la seule
partie dans la guerre civile de ce
pays à avoir accès au sarin, ce gaz
neurotoxique qui d’après une étude
de l’ONU —qui n’assigne aucune
responsabilité— a été utilisé dans
l’attaque à la roquette. Durant les
mois qui ont précédé cette attaque,
les services de renseignements
états-uniens ont produit une série
de rapports classés hautement
confidentiels, culminant par un
Operation Order —un document de
planification en prévision d’une
invasion au sol— qui citait des
preuves selon lesquelles le Front
al-Nosra, un groupe de djihadistes
affilié à Al-Qaïda, maîtrisait la
technique de production du sarin et
était capable d’en produire en
quantité. Quand les attaques ont eu
lieu, al-Nosra aurait dû faire
partie des suspects, mais le
gouvernement a sélectionné avec soin
les renseignements qui pouvaient
justifier une frappe contre Assad.
Dans son discours télévisé
national sur la Syrie, le 10
septembre [1],
Obama a fermement rejeté la
responsabilité de l’attaque au gaz
sarin, sur la banlieue de la Ghouta
orientale tenue par les rebelles,
sur le gouvernement d’Assad, et a
clairement indiqué qu’il était prêt
à mettre à exécution ses mises en
garde publiques antérieures selon
lesquelles l’utilisation d’armes
chimiques était une « ligne rouge »
à ne pas franchir : « le
gouvernement de Bachar al-Assad a
gazé plus d’un millier de
personnes », a-t-il dit. « Nous
savons que le régime d’Assad est
responsable (…) Et c’est pourquoi,
après mûre réflexion, j’ai déterminé
qu’il était dans l’intérêt national
des États-Unis de répondre à l’usage
d’armes chimiques par le régime
Assad en procédant à une frappe
militaire ciblée. » Obama allait
entrer en guerre pour appuyer une
menace publique, mais il le faisait
sans savoir avec certitude qui avait
fait quoi au petit matin du 21 août.
L’administration
Obama avait déformé les informations
disponibles
Il a cité une liste de ce qui
semblait être des preuves durement
arrachées de la culpabilité d’Assad :
« Dans les jours précédant le 21
août, nous savons que des membres du
personnel d’Assad chargé des armes
chimiques se préparaient à mener une
attaque à proximité d’un site où ils
ont confectionné un mélange avec du
sarin. Ils ont distribué des masques
à gaz à leurs soldats. Puis, à
partir d’une zone sous le contrôle
de l’État, ils ont tiré des
roquettes contre onze quartiers dans
lesquels le régime cherchait à
éliminer les forces de
l’opposition ». La certitude d’Obama
fut relayée à l’époque par Denis
McDonough, son chef de cabinet, qui
a déclaré au New York Times :
« Aucun de mes interlocuteurs n’a de
doute sur cette information » qui
établit un lien direct entre Assad
et son régime et les attaques au
sarin.
Mais au cours de récentes
interviews avec des officiers du
renseignement et militaires en
exercice et à la retraite, j’ai
trouvé une forte préoccupation, et
parfois de la colère, sur ce qui a
été perçu à plusieurs reprises comme
une manipulation délibérée de
l’information. Un officier de
renseignement de haut niveau, dans
un e-mail à un collègue, a qualifié
les assurances de l’administration
sur la responsabilité d’Assad de
« ruse ». L’attaque « n’est pas
l’œuvre du régime actuel »,
écrit-il. Un ancien haut
fonctionnaire du renseignement m’a
dit que l’administration Obama avait
déformé les informations disponibles
—en termes de chronologie et de
séquence— pour permettre au
président et à ses conseillers de
donner l’impression que
l’information avait été obtenue en
temps réels, au moment même où
l’attaque se produisait. La
distorsion, dit-il, lui rappelait
l’incident du golfe du Tonkin en
1964, lorsque l’administration
Johnson a inversé la séquence des
messages interceptés par la NSA pour
justifier l’un des premiers
bombardements du Nord-Vietnam. Le
même responsable a dit qu’il y avait
une immense frustration au sein de
la bureaucratie militaire et du
renseignement : « Les gars lèvent
les bras au ciel en disant :
‹Comment pouvons-nous aider ce gars
[Obama] si lui et ses copains à la
Maison-Blanche inventent les
informations au fur et à mesure ?› »
L’administration
n’en savait pas plus que le public
Les plaintes portent
principalement sur ce que Washington
n’avait pas : un signe annonciateur
quelconque chez l’auteur présumé de
l’attaque. La communauté du
renseignement militaire produit
depuis des années chaque matin un
résumé de renseignement hautement
classifié, connu comme le Morning
Report (rapport matinal), pour
le secrétaire à la Défense et le
président du comité des chefs
d’état-major ; une copie est
transmise aussi au conseiller de
Sécurité nationale et au directeur
du Renseignement national. Le
Morning Report ne contient
aucune information politique ou
économique, mais fournit un résumé
des événements militaires importants
à travers le monde, avec tous les
renseignements disponibles à leur
sujet. Un consultant supérieur du
renseignement m’a dit que peu de
temps après l’attaque, il a examiné
les rapports du 20 au 23 août.
Pendant deux jours – les 20 et 21
août – il n’y avait aucune mention
de la Syrie. Le 22 août l’élément
principal dans le rapport traitait
de l’Égypte ; un autre article
abordait les changements internes
dans la structure de commandement de
l’un des groupes rebelles en Syrie.
Rien n’avait été noté sur
l’utilisation du gaz neurotoxique à
Damas ce jour-là. Ce n’est que le 23
août que l’utilisation du sarin est
devenue une question dominante,
alors que des centaines de photos et
de vidéos du massacre avaient déjà
fait le tour du monde en quelques
heures sur YouTube, Facebook et
autres sites de médias sociaux. À ce
stade, l’administration n’en savait
pas plus que le public.
Obama a quitté Washington tôt le
21 août pour une tournée mouvementée
de conférences de deux jours à New
York et en Pennsylvanie ; selon le
bureau de presse de la
Maison-Blanche, il a été informé
plus tard dans la journée de
l’attaque, et de la colère
grandissante du public et des
médias. L’absence de toute
information sur le terrain était
évidente le 22 août, lorsque Jen
Psaki, porte-parole du département
d’État, a déclaré aux journalistes :
« Nous ne pouvons pas déterminer
avec certitude l’utilisation d’armes
chimiques. Mais nous consacrons tout
notre temps à cette affaire … à
faire tout ce qui est en notre
pouvoir pour établir les faits. » Le
ton de l’administration s’est durci
de 27 août, quand Jay Carney,
attaché de presse d’Obama, a déclaré
aux journalistes —sans fournir
aucune information précise— que
toutes les suggestions que le
gouvernement syrien n’était pas
responsable « sont aussi absurdes
que de suggérer que l’attaque n’a
jamais eu lieu. »
Il n’y avait pas
d’information sur les intentions
syriennes dans les jours qui ont
précédé l’attaque
L’absence d’alerte immédiate au
sein de la communauté du
renseignement états-unien démontre
qu’il n’y avait pas d’information
sur les intentions syriennes dans
les jours qui ont précédé l’attaque.
Et il y a au moins deux façons pour
les États-Unis d’en avoir eu
connaissance à l’avance : les deux
ont été abordés dans l’un des
documents secrets des services de
renseignement qui ont été rendus
publics ces derniers mois par Edward
Snowden, l’ancien sous-traitant de
la NSA.
Le 29 août, le Washington Post
a publié des extraits du budget
annuel pour tous les programmes
nationaux de renseignement, agence
par agence, fournis par Snowden. En
consultation avec l’administration
Obama, le journal a choisi de
publier seulement une petite partie
du document de 178 pages, qui a une
classification plus élevée que top
secret, mais il a résumé et publié
un article traitant de certaines
problématiques. Un d’entre eux est
l’absence de surveillance du bureau
d’Al-Assad. Le document indique que
le réseau mondial d’écoute
électronique de la NSA avait été
« en mesure de surveiller les
communications non cryptées entre
hauts responsables militaires dès le
début de la guerre civile ». Mais
qu’il s’agissait d’ « une
vulnérabilité dont les forces du
président Bachar al-Assad se ont
apparemment rendus compte plus
tard ». En d’autres termes, la NSA
n’avait plus accès aux conversations
du haut commandement militaire en
Syrie, parmi lesquelles les
communications cruciales d’Assad,
telles que les ordres pour une
attaque au gaz neurotoxique. (Dans
ses déclarations publiques depuis le
21 août, l’administration Obama n’a
jamais prétendu avoir des
informations précises reliant
personnellement Assad à l’attaque.)
Les capteurs NRO
ont été implantés près de tous les
sites de stockage d’armes chimiques
connus en Syrie
Le quotidien a également fourni
la première indication de
l’existence d’un système de capteurs
secrets à l’intérieur de la Syrie,
conçu pour fournir un avertissement
précoce sur toute modification de
statut des armes chimiques de
l’arsenal du régime. Les capteurs
sont suivis par le National
Reconnaissance Office, l’organisme
qui contrôle tous les satellites de
renseignement états-uniens en
orbite. Selon le résumé du
Washington Post, le NRO est
également chargé « de l’extraction
de données à partir de capteurs
placés sur le terrain » à
l’intérieur de la Syrie. L’ancien
responsable du renseignement, qui
avait une connaissance directe du
programme, m’a dit que les capteurs
NRO ont été implantés près de tous
les sites de stockage d’armes
chimiques connus en Syrie. Ils sont
conçus pour assurer une surveillance
constante de la circulation des
ogives chimiques stockées par
l’armée. Mais beaucoup plus
important, en termes d’alerte, est
la capacité des capteurs d’alerter
les services de renseignements des
États-Unis et d’Israël lorsque les
ogives sont armées de sarin. (En
tant que pays voisin, Israël a
toujours été à l’affût des
changements dans l’arsenal chimique
syrien, et travaille en étroite
collaboration avec les services de
renseignement états-uniens sur les
premiers avertissements.) Une ogive
chimique, une fois chargée de sarin,
a une durée de vie de quelques jours
seulement – l’agent neurotoxique
provoque presque immédiatement une
corrosion de la fusée : c’est une
arme de destruction massive qui, une
fois préparée, doit être utilisée
immédiatement sinon elle est perdue.
« L’armée syrienne n’a pas trois
jours pour se préparer à une attaque
chimique », m’a dit l’ancien
responsable du renseignement. « Nous
avons créé ce système de capteurs
pour déclencher une première alerte,
comme une alerte de raid aérien ou
une alarme d’incendie. On ne peut
pas attendre trois jours parce que
toutes les personnes impliquées
seraient déjà mortes. C’est soit
toute suite, soit trop tard. Vous ne
passez trois jours à préparer un tir
de gaz neurotoxique. » Les capteurs
n’ont détecté aucun mouvement dans
les mois et les jours qui ont
précédé le 21 août, a déclaré
l’ancien fonctionnaire. Il est bien
entendu possible que le sarin ait
été fourni à l’armée syrienne par
d’autres biais, mais l’absence
d’avertissement signifie que
Washington n’était pas en mesure de
surveiller en temps réel les
événements de la Ghouta orientale.
Les capteurs ont déjà fonctionné
dans le passé, chose que les
dirigeants syriens ne savaient que
trop bien. Au mois de décembre
dernier, le système de capteurs a
détecté des signes de ce qui
semblait être une production de
sarin dans un dépôt d’armes
chimiques. Il n’était pas
immédiatement clair si l’armée
syrienne simulait la production de
gaz sarin dans le cadre d’un
exercice (tous les militaires font
constamment ce genre d’exercices) ou
si elle préparait réellement une
attaque. À l’époque, Obama avait
publiquement mis en garde la Syrie
que l’emploi de sarin était
« totalement inacceptable » ; un
message similaire avait été
également transmis par voie
diplomatique. Par la suite,
l’incident se révéla faire partie
d’une série d’exercices, selon
l’ancien haut responsable du
renseignement : « Si ce que les
capteurs ont détecté en décembre
dernier était suffisamment important
pour que le Président en arrive à
leur dire : "Arrêtez ça !", pourquoi
n’a-t-il pas émis le même
avertissement trois jours avant
l’attaque au gaz du mois d’août ? »
Un journaliste
critique n’a pas été invité
La NSA bien sûr surveillerait le
bureau d’Assad 24/24h si elle le
pouvait, a déclaré l’ancien
fonctionnaire. D’autres
communications —de différentes
unités de l’armée au combat à
travers la Syrie— seraient beaucoup
moins importantes, et ne seraient
pas analysées en temps réel. « Il y
a littéralement des milliers de
fréquences radio tactiques utilisées
par les unités sur le terrain en
Syrie pour des communications de
routine banales », dit-il, « et il
faudrait mobiliser un très grand
nombre de cryptologues de la NSA et
le retour utile serait que dalle. »
Mais le « bavardage » est néanmoins
régulièrement stocké sur des
ordinateurs. Lorsque l’ampleur des
événements du 21 août fut perçue, la
NSA a mis sur pied un effort global
pour chercher des indices
annonciateurs de l’attaque, en
examinant toutes les archives des
communications stockées. Un ou deux
mots clés sont choisis et un filtre
est employé pour retrouver les
conversations pertinentes. « Ce qui
s’est passé ici, c’est que les
imbéciles [weenies] de la NSA sont
partis d’un événement —l’utilisation
de sarin— et ont tenté de retrouver
des conversations susceptibles
d’être en rapport avec cet
évènement », a déclaré
l’ex-fonctionnaire. « Cela ne donne
pas une évaluation très fiable, sauf
si vous partez du principe que
Bachar al-Assad a ordonné l’attaque
et qu’ensuite vous cherchez tout ce
qui pourrait le confirmer. » Le tri
sélectif des données était similaire
à la procédure utilisée pour
justifier la guerre en Irak.
La Maison-Blanche a eu besoin de
neuf jours pour préparer son dossier
contre le gouvernement syrien. Le 30
août, elle a invité un groupe de
journalistes à Washington (au moins
un journaliste souvent critique,
Jonathan Landay, le correspondant
sur les questions de sécurité
nationale pour McClatchy
Newspapers, n’a pas été invité),
et leur a remis un document
soigneusement étiqueté comme une
« évaluation du gouvernement »,
plutôt que comme une évaluation des
services de renseignement. Le
document était essentiellement un
argumentaire politique pour soutenir
les accusations de l’administration
contre le gouvernement Assad.
Cependant, il était plus précis
qu’Obama ne le sera plus tard, dans
son discours du 10 septembre : les
services de renseignement
états-uniens, disait le document,
savaient que la Syrie avait commencé
à « préparer des armes chimiques »
trois jours avant l’attaque. Dans un
discours agressif prononcé plus tard
ce jour-là, John Kerry a fourni plus
de détails. Il a dit que « le
personnel d’armes chimiques » de la
Syrie « étaient sur le terrain, dans
la région, en train de faire des
préparatifs » dès le 18 août. « Nous
savons qu’il a été dit à des
éléments du régime syrien de se
préparer à une attaque en mettant
des masques à gaz et de prendre des
précautions liées à des armes
chimiques. » L’évaluation du
gouvernement et les commentaires de
Kerry laissaient entendre que
l’administration avait suivi en
direct l’attaque au gaz sarin. C’est
cette version là, fausse mais non
contestée, qui a été largement
diffusée à l’époque.
Le nombre de
morts varie considérablement
Une réaction imprévue est venue
sous la forme de plaintes formulées
par la direction de l’Armée syrienne
libre (ASL) et d’autres sur
l’absence de mise en garde. « C’est
incroyable, ils n’ont rien fait pour
avertir les gens ou essayer
d’arrêter le régime avant le
crime », a déclaré Razan Zaitouneh,
un député de l’opposition qui a vécu
dans une des villes touchées par le
sarin, à la revue Foreign Policy.
Le quotidien Daily Mail a été
plus direct : « Un rapport des
services de renseignement indique
que des responsables états-uniens
étaient au courant de l’attaque au
gaz neurotoxique en Syrie trois
jours avant qu’elle ne tue 1400
personnes —dont plus de 400
enfants—. » (Le nombre de morts
suite à l’attaque varie
considérablement, d’un minimum de
1429, selon le chiffre initialement
annoncé par l’administration Obama,
à beaucoup moins ; un groupe syrien
de défense des droits de l’homme a
fait état de 502 morts ; Médecins
sans frontières (MSF) en a annoncé
355, et un rapport français a
répertorié 281 cas de décès connus.
Le chiffre étonnamment précis avancé
par les États-Unis était fondé,
selon un article ultérieur publié
par le Wall Street Journal,
non pas sur un décompte réel des
corps, mais sur une extrapolation
effectuée par les analystes de la
CIA, qui ont introduit plus d’une
centaine de vidéos de Ghouta
trouvées sur YouTube dans un système
informatique et ont ensuite examiné
les images pour trouver des
cadavres. En d’autres termes, ce
n’était guère plus qu’une
conjecture.)
La presse
états-unienne ne prête que peu
d’attention à cette rétraction
Cinq jours plus tard, un
porte-parole du bureau du directeur
du Renseignement national a répondu
aux plaintes. Une déclaration à
l’agence Associated Press disait que
les informations sur lesquelles
étaient fondées les affirmations
antérieures de l’administration
n’étaient pas connues au moment de
l’attaque, mais n’avaient été
récupérées que par la suite :
« Soyons clairs, les États-Unis
n’ont pas observé, en temps réel,
comment cette attaque terrible a eu
lieu. Les services de renseignement
ont pu recueillir et analyser les
informations après les faits et
déterminer que les éléments du
régime d’Assad ont en effet pris des
mesures pour se préparer avant
d’utiliser des armes chimiques. »
Mais comme la presse états-unienne
avait déjà son histoire à raconter,
cette rétraction n’a reçue que peu
d’attention. Le 31 août, le
Washington Post, en s’appuyant
sur l’évaluation du gouvernement, a
rapporté de manière saisissante et
en première page que les services de
renseignement états-uniens avaient
pu enregistrer « chaque étape » de
l’attaque par l’armée syrienne en
temps réel, « depuis les vastes
préparatifs pour le lancement de
fusées jusqu’aux évaluations
effectuées après l’action par des
responsables syriens ». Le journal
n’a pas publié le correctif d’Associated
Press et la Maison-Blanche a gardé
sa mainmise sur la version des
évènements.
Obama était
arrivé à une conclusion hâtive
Et donc, lorsque Obama a déclaré
le 10 septembre que son
administration savait que le
personnel d’armes chimiques d’Assad
avait préparé l’attaque à l’avance,
il fondait sa déclaration non pas
sur des informations interceptées en
direct, mais sur des communications
analysées plusieurs jours après le
21 août. L’ancien responsable du
renseignement a expliqué que la
chasse aux échanges pertinents est
remontée jusqu’à l’exercice détecté
au mois de décembre précédent
[2012], dans lequel, comme Obama l’a
dit plus tard en public, l’armée
syrienne avait mobilisé le personnel
d’armes chimiques et distribué des
masques à gaz à ses troupes.
L’évaluation de la Maison-Blanche et
le discours d’Obama ne constituent
pas une description précise des
événements qui ont précédé l’attaque
du 21 août mais un compte-rendu
d’une séquence de mesures que
l’armée syrienne prendrait en cas
d’attaque chimique. « Ils ont
reconstitué l’histoire », a déclaré
l’ex-fonctionnaire, « à partir de
différentes pièces. Le modèle
employé était celui qui remonte au
mois de décembre ». Il est possible,
bien sûr, que Barack Obama n’était
pas au courant que ce compte-rendu
avait été établi à partir d’une
analyse du protocole de l’armée
syrienne en cas d’attaque au gaz,
plutôt que sur des observations
directes. Quoi qu’il en soit, il
était arrivé à une conclusion
hâtive.
Des éléments de
preuve potentiels déplacés et
peut-être manipulés
La presse allait emboîter le pas.
Le rapport de l’ONU du 16
septembre [2]
confirmant l’utilisation de sarin a
pris soin de préciser que l’accès
des enquêteurs sur les lieux de
l’attaque, cinq jours après qu’elle
ait eu lieu, avait été sous le
contrôle des forces rebelles.
« Comme pour d’autres sites »,
avertit le rapport, « ces sites ont
été largement fréquentés par
d’autres personnes avant l’arrivée
de la mission … Pendant notre
séjour, des individus sont arrivés
en transportant d’autres munitions
suspectes, ce qui indique que ces
éléments de preuve potentiels sont
en train d’être déplacés et
peut-être manipulés ».
Pourtant, le New York Times
s’est emparé du rapport, à l’instar
des responsables états-uniens et
britanniques, pour affirmer que
celui-ci fournissait des preuves
accablantes qui confirmaient les
affirmations de l’administration.
Une annexe au rapport de l’ONU
reproduit des photos prises sur
YouTube de quelques munitions
récupérées, dont une fusée qui
« correspond précisément » aux
caractéristiques d’un obus
d’artillerie de calibre 330. Le
New York Times a écrit que
l’existence de ces fusées prouvait
sans conteste que le gouvernement
syrien était responsable de
l’attaque « parce que de telles
armes n’avaient jamais été signalées
entre les mains de l’insurrection ».
Les analyses de
la trajectoire de vol sont
« complètement loufoques »
Theodore Postol, professeur de
technologie et de sécurité nationale
au MIT, a examiné les photos de
l’ONU avec un groupe de collègues et
a conclu que la grosse fusée de
calibre était une munition
improvisée qui avait été très
probablement fabriquée localement [3].
Il m’a dit qu’elle était « quelque
chose que vous pourriez fabriquer
dans un atelier d’usinage
artisanal ». La fusée dans les
photos, a-t-il ajouté, ne correspond
pas aux spécifications d’une fusée
similaire, mais plus petite, connue
comme faisant partie de l’arsenal
syrien. Le New York Times,
s’appuyant à nouveau sur les données
du rapport de l’ONU, a également
analysé la trajectoire de vol de
deux des roquettes tirées et
soupçonnées d’avoir transporté du
sarin, et a conclu que l’angle de
descente « pointait directement »
vers une base de l’armée syrienne
située à plus de neuf kilomètres de
la zone d’impact. Postol, qui a été
conseiller scientifique auprès du
chef des opérations navales du
Pentagone, a déclaré que les
affirmations du Times et
d’autres « n’étaient pas fondées sur
des observations réelles ». Il a
conclu que les analyses de la
trajectoire de vol en particulier
étaient, selon ses termes dans un
courrier électronique,
« complètement loufoques », car une
étude approfondie démontrait qu’il
était « improbable » que la portée
de ces roquettes improvisées soit
supérieure à deux kilomètres. Postol
et un collègue, Richard M. Lloyd,
ont publié une analyse deux semaines
après le 21 août dans laquelle ils
ont correctement calculé que les
roquettes impliquées transportaient
beaucoup plus de sarin que
précédemment estimé. Le Times
a rapporté en détail cette analyse,
en décrivant Postol et Lloyd comme
des « experts de premier plan en
armement ». Mais l’étude ultérieure
des deux hommes sur les trajectoires
des fusées, qui contredisait les
précédents rapports du Times,
a été envoyée au journal la semaine
dernière [9 au 15 décembre 2013] et,
à ce jour, le quotidien n’en a
toujours pas fait état.
La
Maison-Blanche n’avait aucune preuve
directe de l’implication de l’armée
ou du gouvernement syriens
La fausse déclaration de la
Maison-Blanche sur ce qu’elle savait
à propos de l’attaque, et quand elle
l’a sue, n’a eu d’égal que sa
volonté de ne pas tenir compte des
renseignements qui pouvaient nuire à
sa version des événements. Cette
information concerne al-Nosra, le
groupe rebelle islamiste désigné par
les États-Unis et les Nations Unies
comme une organisation terroriste.
Al-Nosra est connue pour avoir
réalisé des dizaines d’attentats
suicides contre des chrétiens et
autres sectes musulmanes non
sunnites à l’intérieur de la Syrie,
et pour avoir attaqué son allié
initial dans la guerre civile,
l’Armée Syrienne Libre (ASL) laïque.
Son objectif déclaré est de
renverser le régime d’Assad et
d’instaurer la charia. (Le 25
septembre al-Nosra a rejoint
plusieurs autres groupes rebelles
islamistes en répudiant l’ASL et une
autre faction laïque, la Coalition
Nationale Syrienne.) [4]
Le redoublement d’intérêt
états-unien pour al-Nosra et le
sarin a été provoqué par une série
de petites attaques à l’arme
chimique qui se sont produites en
mars et avril ; à l’époque, le
gouvernement syrien et les rebelles
s’accusaient mutuellement. L’Onu a
finalement conclu que quatre
attaques chimiques avaient eu lieu,
mais sans attribuer de
responsabilité. Un fonctionnaire de
la Maison-Blanche a déclaré à la
presse fin avril que les services de
renseignement avaient estimé « avec
différents niveaux de certitude »
que le gouvernement syrien était
responsable de ces attaques. Assad
avait franchi la « ligne rouge »
d’Obama. L’évaluation d’avril a fait
la une des journaux mais quelques
mises en garde importantes ont été
perdues en cours de route. Le
fonctionnaire anonyme qui a dirigé
la séance d’information a reconnu
que les évaluations des services de
renseignement « ne sont pas à elles
seules suffisantes ». « Nous
voulons », a-t-il dit, « enquêter
au-delà de ces évaluations pour
recueillir des faits afin que nous
puissions établir un ensemble
d’informations crédibles et
corroborées qui peuvent ensuite être
transmises à nos décideurs. » En
d’autres termes, la Maison-Blanche
n’avait aucune preuve directe de
l’implication de l’armée ou du
gouvernement syriens, un fait
rarement mentionné par la presse. Le
discours musclé d’Obama passait bien
auprès du public et du Congrès qui
considéraient Assad comme un
assassin sans pitié.
Deux mois plus tard, un
communiqué de la Maison-Blanche a
annoncé un changement dans
l’évaluation de la culpabilité
syrienne et a déclaré que les
services de renseignement avaient
maintenant « une grande certitude »
que le gouvernement Assad était
responsable de pas moins de 150
décès dus à des attaques au sarin.
Ce qui a fait encore plus la une des
journaux. On annonça à la presse
qu’Obama, en réponse à cette
nouvelle donnée, avait ordonné une
augmentation de l’aide non létale à
l’opposition syrienne. Mais encore
une fois, il y avait d’importantes
réserves. Cette nouvelle information
contenait un rapport selon lequel
les responsables syriens avaient
planifié et exécuté les attaques.
Aucun détail n’était fourni, pas
plus que l’identité des auteurs du
rapport. Le communiqué de la
Maison-Blanche précisait que
l’analyse en laboratoire avait
confirmé l’utilisation de sarin,
mais aussi que cette utilisation
confirmée de l’agent neurotoxique
« ne nous dit pas comment, ni où les
individus ont été exposés, ni qui
est responsable de sa diffusion ».
La Maison-Blanche a en outre
déclaré : « Nous n’avons pas de
rapports corroborés et fiables qui
indiquent que l’opposition en Syrie
a acquis ou utilisé des armes
chimiques ». Cette déclaration
contredit les preuves fournies à
l’époque par les services de
renseignement des États-Unis.
Al-Nosra et son
emploi de sarin
Dès la fin du mois de mai, m’a
dit le consultant du renseignement,
la CIA avait informé
l’administration Obama sur al-Nosra
et son emploi de sarin, et avait
envoyé des rapports alarmants qu’un
autre groupe fondamentaliste sunnite
actif en Syrie, al-Qaïda en Irak
(AQI), avait également maîtrisé la
fabrication de sarin. À l’époque,
al-Nosra opérait dans les zones
proches de Damas, y compris dans la
Ghouta orientale. Un document des
services de renseignement émis au
milieu de l’été a abondamment traité
la cas de Ziyaad Tariq Ahmed, un
expert en armes chimiques et ancien
membre de l’armée irakienne, dont la
présence était signalée en Syrie et
qui opérait dans la région de la
Ghouta orientale. Le consultant m’a
dit que Tariq avait été identifié
« comme un gars d’al-Nosra, connu
pour avoir fabriqué du gaz moutarde
en Irak et comme quelqu’un impliqué
dans la fabrication et l’utilisation
de sarin. » Il est considéré comme
une cible majeure par l’armée
états-unienne.
Al-Nosra avait
la possibilité d’acquérir et
d’utiliser le sarin
Le 20 juin, un câble top secret
de quatre pages récapitulant les
capacités d’al-Nosra en armes
chimiques fut transmis à David R.
Shedd, vice-directeur de la Defense
Intelligence Agency [Agence de
Renseignement militaire]. « Shedd a
été informé de manière précise et
complète », a dit le consultant.
« Ce n’était pas un tas de "nous
pensons que …". » Il m’a dit que le
câble ne précisait pas si c’était
les rebelles ou l’armée syrienne qui
avaient lancé les attaques en mars
et avril, mais il confirmait les
rapports antérieurs selon lesquels
al-Nosra avait la possibilité
d’acquérir et d’utiliser le sarin.
Un échantillon du sarin utilisé
avait également été récupéré —avec
l’aide d’un agent israélien— mais,
selon le consultant, on ne trouve
aucune mention de cet échantillon
dans les échanges de câbles.
Les forces
rebelles étaient capables d’attaquer
les forces états-uniennes avec du
sarin
Indépendamment de ces
évaluations, les chefs d’état-major,
en prévision d’un envoi de troupes
états-uniennes en Syrie pour
s’emparer des stocks d’agents
chimiques du gouvernement, ont
demandé une analyse générale des
menaces potentielles. « L’Ordre
d’Opération fournit la base de
l’exécution d’une mission militaire,
lorsqu’elle est ordonnée », a
expliqué l’ancien responsable du
renseignement. « Cela inclut
l’éventuelle nécessité d’envoyer des
soldats états-uniens sur un site
chimique syrien pour empêcher les
rebelles de s’en saisir. Si les
rebelles djihadistes devaient
prendre le contrôle d’un site,
l’hypothèse est qu’Assad ne nous
attaquerait pas parce que nous
serions en train de protéger les
produits chimiques des rebelles.
Tous les Ordres d’Opération
contiennent une estimation des
menaces potentielles. Nous avions
des analystes techniques de la CIA,
de la Defense Intelligence Agency,
de spécialistes en armements, et des
gens des services d’alerte qui
travaillaient sur le problème … Ils
ont conclu que les forces rebelles
étaient capables d’attaquer les
forces états-uniennes avec du sarin
parce qu’ils étaient capables d’en
produire. Cette conclusion
s’appuyait sur des indications et
des renseignements humains, ainsi
que sur des intentions exprimées et
la capacité technique des
rebelles. »
Il est prouvé que pendant l’été
des membres du comité des chefs
d’état-major ont été troublés par la
perspective d’une invasion terrestre
de la Syrie ainsi que par le désir
professé par Obama de fournir un
appui non létal aux factions
rebelles. En juillet, le général
Martin Dempsey, président du comité
des Chefs d’état-major, a fourni une
évaluation pessimiste en déclarant,
au cours d’une audition publique
devant la commission des Forces
armées du sénat, que « des milliers
d’hommes des forces spéciales et
d’autres forces terrestres »
seraient nécessaires pour s’emparer
de l’arsenal très dispersé d’armes
chimiques en Syrie, ainsi que « des
centaines d’avions, de navires, de
sous-marins et autres matériels de
logistique ». Les estimations du
Pentagone étaient de 70 000 hommes,
en partie parce que les forces
états-uniennes auraient également à
protéger la flotte de fusées
syriennes : l’accès à de grandes
quantités de produits chimiques pour
créer du sarin n’avait pas grand
intérêt pour les rebelles sans les
moyens requis pour l’expédier. Dans
une lettre au sénateur Carl Levin,
Dempsey a mis en garde que la
décision de saisir l’arsenal syrien
pourrait avoir des conséquences
inattendues : « Nous avons appris de
ces dix dernières années, cependant,
qu’il ne suffit pas de simplement
modifier l’équilibre des forces
militaires si on ne prête pas
soigneusement attention à préserver
le fonctionnement de l’État … Si les
institutions du régime devaient
s’effondrer en l’absence d’une
opposition viable, nous pourrions
par inadvertance donner le pouvoir
aux extrémistes ou libérer les armes
chimiques que nous cherchons
justement à contrôler ».
La CIA a refusé de commenter cet
article. Le porte-parole de la DIA
et le bureau du directeur du
Renseignement national (Office of
the Director of National
Intelligence – ODNI) ont dit qu’ils
n’étaient pas au courant du rapport
de Shedd et, lorsqu’ils ont reçu les
références précises du câble, ont
dit qu’ils ne le trouvaient pas.
Shawn Turner, directeur des Affaires
publiques de l’ODNI, a déclaré
qu’aucune agence de renseignement
états-unienne, y compris la DIA,
« n’affirme que le Front al-Nosra a
réussi à développer une capacité à
fabriquer du sarin ».
Al-Nosra est le
plus efficace et gagne en force
Les responsables des Affaires
publiques de l’administration sont
moins préoccupés par le potentiel
militaire d’al-Nosra que Shedd dans
ses déclarations publiques. À la fin
de juillet, il a donné un
compte-rendu alarmant sur la
puissance d’al-Nosra au Forum annuel
sur la sécurité à Aspen, dans le
Colorado. « On compte pas moins de
1 200 groupes disparates au sein de
l’opposition », a dit Shedd, selon
un enregistrement de sa
présentation. « Et parmi cette
opposition, le Front al-Nosra est le
plus efficace et gagne en force. »
Ceci, a-t-il dit, « est une grave
préoccupation pour nous. Si rien
n’est fait, je suis très inquiet que
les éléments les plus radicaux » —il
a également cité Al-Qaïda en Irak—
« prennent le pouvoir ». La guerre
civile, a-t-il ajouté, « ne fera que
s’aggraver au fil du temps … la
violence incommensurable est encore
à venir. » Shedd n’a fait aucune
mention d’armes chimiques dans son
intervention, mais il n’en avait pas
l’autorisation : les rapports reçus
à son bureau étaient hautement
confidentiels.
Une série de dépêches secrètes
sur la Syrie pendant l’été ont
signalé que des membres de l’ASL se
plaignaient auprès des services de
renseignement états-uniens
d’attaques répétées sur leurs forces
par les combattants d’al-Nosra et d’al-Qaïda.
Les rapports, selon le consultant du
renseignement qui les avait lus,
fournissaient la preuve que l’ASL
est « plus préoccupée par les
cinglés que par Assad ». L’ASL est
composée en grande partie de
transfuges de l’armée syrienne.
L’administration Obama, déterminée à
faire tomber le régime d’Assad et à
poursuivre le soutien aux rebelles,
a cherché dans ses déclarations
publiques depuis l’attaque à
minimiser l’influence des factions
salafistes et wahhabites. Au début
de septembre, John Kerry a abasourdi
un auditoire du Congrès en affirmant
soudainement qu’al-Nosra et d’autres
groupes islamistes étaient des
acteurs minoritaires au sein de
l’opposition syrienne. Plus tard, il
a retiré ses propos.
Après le 21 août, à la fois lors
des séances d’information publiques
et privées, l’administration a
ignoré les informations disponibles
sur l’accès potentiel d’al-Nosra au
sarin et a continué à prétendre que
le gouvernement Assad était le seul
à détenir des armes chimiques. Tel
est le message véhiculé dans les
différents briefings secrets que les
membres du Congrès ont eus dans les
jours qui ont suivi l’attaque,
lorsque Obama cherchait du soutien
pour son offensive par missile
contre des installations militaires
syriennes. Un législateur avec plus
de 20 ans d’expérience dans les
affaires militaires m’a dit qu’il
est reparti d’une de ces séances
avec la conviction que « seul le
gouvernement Assad possédait du
sarin et pas les rebelles. » De
même, après la publication du
rapport de l’ONU le 16 septembre qui
confirmait que du sarin avait été
utilisé le 21 août, Samantha Power,
l’ambassadrice des États-Unis à
l’Onu, a déclaré lors d’une
conférence de presse : « Il est très
important de noter que seul le
régime [Assad] possède du sarin, et
nous n’avons aucune preuve que
l’opposition en possède ».
L’idée d’une
attaque états-unienne par missiles
sur la Syrie n’a jamais convaincu
l’opinion publique
On ne sait pas si ce rapport
hautement confidentiel sur al-Nosra
a été mis à la disposition de Power,
mais son commentaire était à l’image
de l’attitude qui prévalait au sein
de l’administration. « L’hypothèse
première était que Assad avait fait
le coup », m’a dit l’ancien
responsable du renseignement. « Le
nouveau directeur de la CIA [John]
Brennan, a sauté à cette conclusion
… s’est pointé à la Maison-Blanche
et a dit : "Regardez ce que j’ai !"
C’était verbal, ils ont juste brandi
la chemise tachée de sang. Il y
avait beaucoup de pression politique
pour convaincre Obama d’aider les
rebelles, et il y avait un vœu pieu
que ce [lien entre Assad et
l’attaque au gaz sarin] forcerait la
main d’Obama : "Voici le télégramme
de Zimmermann de la rébellion
syrienne et à présent Obama peut
réagir". Un vœu pieu partagé par les
partisans de Samantha Power au sein
de l’administration. Pas de chance,
certains membres du comité des chefs
d’état-major ont été alertés qu’il
allait attaquer et ont fait savoir
que ce n’était peut-être pas une si
bonne idée que ça. »
La distorsion
par l’administration des faits
entourant l’attaque au sarin
L’idée d’une attaque
états-unienne par missiles sur la
Syrie n’a jamais convaincu l’opinion
publique et Obama s’est rapidement
tourné vers l’Onu et la proposition
russe de démanteler l’industrie de
guerre chimique syrienne. Toute
possibilité d’une action militaire
fut définitivement écartée le 26
septembre lorsque l’administration
s’est jointe à la Russie pour
approuver un projet de résolution du
conseil de sécurité de l’Onu
demandant au gouvernement Assad de
se débarrasser de son arsenal
chimique. La marche arrière d’Obama
fut un soulagement pour de nombreux
hauts responsables militaires. (Un
conseiller de haut niveau pour les
opérations spéciales m’a dit que
l’attaque par missile, mal conçue,
sur les aérodromes militaires
syriens et les sites de missiles,
comme initialement prévue par la
Maison-Blanche, aurait été
« l’équivalent d’un soutien aérien
rapproché pour al-Nosra. »)
La distorsion par
l’administration des faits entourant
l’attaque au sarin soulève une
question incontournable :
savons-nous tout sur l’empressement
qu’Obama a eu pour ne pas mettre sa
menace de « ligne rouge » à
exécution et bombarder la Syrie ? Il
prétendait avoir un dossier en
béton, puis tout à coup a décidé de
porter la question devant le
Congrès, pour ensuite accepter
l’offre d’Assad de renoncer à ses
armes chimiques. Il semble possible
qu’à un moment donné il a été
directement confronté à des
informations contradictoires : des
éléments suffisamment solides pour
le persuader d’annuler son plan
d’attaque, quitte à subir les
critiques que le Républicains
n’allaient pas manquer de lui faire.
Les forces
rebelles comme al-Nosra devaient
également désarmer
La résolution de l’Onu, adoptée
le 27 septembre par le Conseil de
sécurité, a indirectement avancé
l’idée que les forces rebelles comme
al-Nosra devaient également
désarmer : « Aucune partie en Syrie
ne devra utiliser, développer,
produire, acquérir, stocker,
conserver ou transférer des armes
[chimiques]. » La résolution demande
également que le Conseil de sécurité
soit immédiatement informé si un
groupe non-étatique « acquiert des
armes chimiques ». Aucun groupe
n’est nommément cité. Tandis que le
régime syrien poursuit le
démantèlement de son arsenal
chimique, l’ironie est qu’après la
destruction du stock d’agents
chimiques d’Assad, al-Nosra et ses
alliés islamistes pourraient se
retrouver comme la seule faction à
l’intérieur de la Syrie capable de
fabriquer du sarin, une arme
stratégique différente de toute
autre dans la zone de guerre. Il
reste peut-être encore des choses à
négocier.
Source
London Review of Books
Article original publié par la
London Review of Books, vol.
35 no 24, le 19 décembre 2013, p. 9–12.
Version française par VD pour
Le Grand Soir
[1]
« Discours
à la Nation de Barack Obama sur la crise
syrienne », par Barack Obama,
Réseau Voltaire, 10 septembre 2013.
[2]
“Report
of the investigation into the alleged
use of chemical weapons in the Syrian
Arab Republic, concerning the incident
which occurred in the Ghouta area of
Damascus on 21 August 2013”,
Voltaire Network, 16 September 2013.
[3]
« Les
erreurs US sur le massacre de la Ghoutta »,
Réseau Voltaire, 18 janvier 2014.
[4]
NdlR : L’auteur définit l’ASL et le CNS
comme laïques car ces instances ne se
définissent pas religieusement.
Cependant, elles n’ont jamais déclaré
être favorables à un État laïque, au
sens latin, c’est-à-dire à un État qui
refuserait d’intervenir dans la sphère
religieuse. Jusqu’à la fin 2012, les
unités d’Al-Qaïda se battaient sous
l’étiquette de l’ASL, tandis que la CNS
est contrôlée par l’Arabie saoudite.
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