LE CRI DES PEUPLES
Après l’Uberisation des régimes de
retraite,
la fin des services publics et
des CDI ?
Ramin Mazaheri
Dimanche 29 décembre 2019 Source :
http://thesaker.is/macrons-uberization-pension-model-odd-jobbing-cant-provide-a-salary-how-can-it-provide-a-pension/
Traduction :
lecridespeuples.fr
« Nous avons
conçu ce système pour les jeunes
générations. Pour celles qui vont être
confrontées, plus encore que les nôtres,
à ces mobilités professionnelles qui
sont parfois des opportunités
professionnelles, à ces carrières
heurtées, à ces mobilités géographiques.
»Edouard Philippe,
Premier ministre français, à l’occasion
de l’inauguration
de ce qui devrait être le premier
système de retraite universel au monde,
11 décembre 2019.
« Comme tous les
agriculteurs pauvres partout en Chine,
ils devaient constamment chercher un
emploi supplémentaire, et leur travail
irrégulier pendant les saisons chargées
se faisait au détriment de leurs propres
récoltes. L’équipe d’enquête de 1942 a
donné l’exemple d’un village du comté de
Suide dans lequel, 31% de tous les
agriculteurs pauvres louaient leurs bras
à d’autres agriculteurs chaque année à
un moment ou à un autre, et 31% de plus
le faisaient à plein temps. »Extrait du livre
Génocides tropicaux, de Mike
Davis, décrivant la situation de la
Chine pré-révolutionnaire.
Macron et les 1% de
l’élite mondialiste qui piétinent les
99% de la population seraient ravis
s’ils pouvaient atteindre de tels
chiffres astronomiques de travailleurs
exerçant plusieurs emplois pour subvenir
à leurs besoins !
La France ne
tiendrait pas plus d’une semaine dans
une énorme grève générale si ses
travailleurs « arrogants » (car aux yeux
du pouvoir, il faut être sacrément
suffisant pour se rebeller, surtout en
cessant de travailler : il ne faut pas
toucher le portefeuille des puissants !)
étaient réduits à mendier du travail à
temps partiel pour survivre – comme dans
le monde anglo-saxon – au lieu de
travailler principalement dans le cadre
de contrats à long terme (CDI).
L’Uberisation de la
force de travail est une concoction
occidentale atroce, mais elle n’est pas
historiquement nouvelle. Cependant,
établir le montant des retraites sur la
base d’une vie de petits boulots est
clairement sans précédent.
L’énorme différence
entre la France et la Chine
pré-révolutionnaire est que personne
n’occupe la France militairement,
contrôlant son commerce extérieur,
faisant de ses dirigeants des
marionnettes qui ne peuvent pas
administrer correctement un pays, et que
personne ne force l’entrée de tonnes de
drogues (les fameuses « guerres de
l’opium » ). La France est en train
d’Uberiser (ou d’américaniser) son
économie du berceau à la tombe (en
supprimant progressivement la transition
entre la fin de la vie active et le
cimetière), au moment où les profits des
entreprises sont plus grands que jamais,
et sans être soumis à la moindre
sanction imposée de l’étranger.
Les petits boulots
comme mode de vie n’ont fonctionné que
temporairement en Chine – une révolution
populaire a réussi à restaurer la
souveraineté en 1949, et aujourd’hui, la
Chine fait l’envie économique du monde
entier – mais ce n’est malheureusement
pas le cas pour de nombreux pays
occidentaux.
Macron veut
transformer la France en États-Unis,
mais les Français préfèrent la
gouvernance morale de l’Asie
La France est-elle
la Chine ? Non, la France ressemble plus
aux États-Unis. Une évaluation sévère,
mais ce sera certainement encore plus
vrai si la grève générale ne parvient
pas à arrêter la « réforme » radicale
des retraites de Macron.
Tout simplement :
tous les travailleurs ne peuvent pas
être unis… dans le cadre d’un système de
retraite unique. Quelqu’un qui commence
à travailler à 18 ans et qui travaille
dans le froid et la chaleur ne peut pas
être comparé à un diplômé de doctorat
qui n’a commencé son travail de bureau
confortable qu’à 30 ans. Donc seuls les
naïfs et les cyniques soutiennent encore
cette idée saugrenue.
Mais les naïfs – et
surtout les cyniques – dirigent le
pouvoir exécutif semi-dictatorial de la
France et son pouvoir législatif
totalement aristocratique & bourgeois !
Il y aurait
beaucoup à écrire sur le système de
retraite « radical » de la France (au
sens réactionnaire du terme, et pas dans
son acception socialiste & progressiste)
dévoilé récemment, mais ce que nous ne
devons pas faire, c’est croire qu’il est
réellement nouveau.
Revenez aux deux
citations liminaires, mais mettez de
côté la propagande occidentale moderne
qui fomente les préjugés contre les
populations rurales, et leur idée
inspirée par la politique identitaire
selon laquelle tous les travailleurs ne
sont pas fondamentalement similaires :
l’Uberisation complète du marché de
l’emploi implique une vie de métiers
précaires, multiples, instables et sans
retraite. Ce que la Chine
pré-progressiste avait, c’était une
économie « Uberisée », et… c’était
horrible.
Il ne faut pas
s’étonner que le PDG d’Uber, Dara
Khosrowshahi, soit un Iranien
anti-révolutionnaire. Les exilés
réactionnaires – des révolutions en
Russie, à Cuba, etc. – sont les gens que
l’Occident aime élever parce qu’ils sont
souvent encore plus réactionnaires que
ce que l’on peut trouver à l’intérieur
de l’Occident : ils sont violemment,
personnellement en (contre-) guerre avec
la politique progressiste de leur pays
d’origine qui est commune à toutes les
révolutions depuis 1917.
La réalité
inexprimée dans la couverture adulatrice
d’Uber par les médias occidentaux est la
suivante : personne ne veut vraiment
être un chauffeur Uber. Ils ne le font
que parce que leurs gouvernements ne
leur fournissent pas de travail à temps
plein suffisamment rémunéré.
Cette réalité reste
inexprimée parce que l’Occident, le
capitalisme, et en particulier les
partisans de la forme du capitalisme
néolibérale de marché libre haïssent
viscéralement l’aide gouvernementale
pour les classes pauvres / moyennes, y
compris des choses comme des retraites
décentes, même dans les pays riches.
Beaucoup de gens
qui lisent ceci ressentent peut-être la
même chose : ils croient que beaucoup de
gens ne veulent que vivre d’allocations,
et que moralement, une telle vision du
monde ne mérite qu’un châtiment. Leur
point de vue est exactement le même que
celui de l’Occident quand ils ont imposé
l’ère du « grand bond en arrière » aux
pays en développement qu’il colonisani,
durant l’époque victorienne tardive.
Le livre de Davis
est tellement nécessaire parce qu’il
montre la vérité des premières années
dévastatrices du marché libre & du
capitalisme néolibéral : une pauvreté et
une famine forcées, organisées, et même
génocidaires (Davis utilise le terme d’
« holocauste », comme pour le massacre
des Juifs par les Nazis ; on parle tout
de même de 50 millions de morts !)
parce que le libre marché le veut.
Cette période de l’histoire occidentale
n’est absolument jamais discutée ; à
l’inverse, les premières années
cahotieuses des pays qui ont connu des
révolutions populaires au XXe siècle
sont sans cesse mentionnées et
critiquées, même si ces nations avaient
des objectifs bien plus nobles et des
obstacles autrement plus énormes à
surmonter, notamment imposés par
l’étranger.
Contrairement au
Grand bond en avant de la Chine, qui a
produit des infrastructures et des
systèmes d’irrigation qui sont encore en
usage aujourd’hui, la « Belle Époque »
ou «
l’âge doré » du colonialisme
occidental (1865-1914) a délibérément
négligé les infrastructures paysannes et
les systèmes d’irrigation (quelque chose
qui n’a jamais été fait par aucun
gouvernement dans l’histoire
précoloniale de l’Inde ou de la Chine,
par exemple) pour créer cette force de
travail « Uberisée », désespérément
instable et à la merci du patron, de
l’usurier, du capitaliste étranger, en
somme, de ce « libre marché » impie.
Le démantèlement
des retraites en France doit être
considéré comme s’inscrivant dans un
schéma historique, et non comme un
événement isolé.
La grève générale
actuelle est une réponse au projet
d’austérité de cet « Empire néolibéral
», qu’est l’Union européenne. L’UE fait
enfin à l’Europe ce que les Européens
ont fait au reste du monde pendant deux
siècles : ruiner et démanteler
volontairement et impitoyablement ce qui
a pris tant de temps à être construit.
Un gouvernement
capitaliste, en particulier un
gouvernement occidental individualiste,
ne veut PAS de la stabilité des
travailleurs, parce que leur bonheur
vient nécessairement aux dépens des
profits et du contrôle de la société par
les 1%. C’est aussi vrai à l’époque
d’Uber qu’à l’époque victorienne.
Pas de services
publics, pas de fonctionnaires, pas de
retraites – seulement la domination
privée
Qui mène la grève générale en France ?
Les travailleurs du secteur public.
Pourquoi pas des
travailleurs du secteur privé ? Ils ont
tout autant à perdre de la réforme de
Macron. Mais les travailleurs privés
peuvent être beaucoup plus facilement
licenciés, bien sûr, et notamment pour
des choses comme avoir fait grève
pendant un mois. Il devrait être facile
de comprendre pourquoi les dogmes
occidentaux, de marché libre & de
néolibéralisme, axés sur les intérêts
des 1%, exigent la fin du secteur
public.
Mais nous devons
réaliser que les partisans du libre
marché ont toujours considéré toutes les
dépenses publiques – emplois, services,
pensions – comme un gaspillage
inefficace, incompétent et même
moralement répugnant, même lorsque la
seule alternative était la mort.
Ce qu’ils ne
réalisent pas, c’est qu’il n’y a que
deux choix : donner aux citoyens un
emploi dans la fonction publique et
obtenir des avantages pour la société,
ou leur donner des indemnités de chômage
et n’obtenir aucun avantage pour la
société, sauf celui d’éviter la famine.
Les partisans du
néolibéralisme, cependant, exigent une
troisième option : ne percevoir aucun
impôt et ne rien donner au peuple, pour
que les riches puissent conserver chaque
centime. C’était exactement la même
vision lors des débuts génocidaires du
capitalisme occidental. Voilà ce que dit
Davis sur la réponse du gouvernement
colonial à l’une des nombreuses famines
en Inde britannique (notons bien que
durant 120 ans de domination
britannique, il y a eu 31 famines,
tandis que durant les 2 000 années
précédentes de domination locale, il n’y
a eu que 17 famines) :
« Le comte de
Lytton, vice-roi des Indes (1876-1880) a
rapidement ordonné à ses officiers et
ingénieurs de district de ‘décourager
les aides et secours de toutes les
manières possibles… La simple détresse
n’est pas une raison suffisante pour
venir en aide à la population.’ Il
s’agissait de forcer les paysans à
donner de l’argent au gouvernement, et
non l’inverse. »
La zone euro n’est
pas confrontée à la famine, mais leur
décennie perdue de croissance économique
a créé une pauvreté sans précédent
depuis l’immédiat après-guerre. Le
nouveau régime de retraite de Macron est
la même réponse morale que celle de
Lytton : il s’agit de donner de l’argent
aux 1%, et non pas de laisser les 1% «
gaspiller » leur argent pour des
personnes âgées.
Les Français
veulent des ajustements mineurs à leur
modèle de retraite actuel ; Macron veut
le démanteler complètement. Nous pouvons
facilement l’imaginer dire : « Le fait
d’être dans la détresse n’est pas une
raison suffisante pour que les personnes
âgées reçoivent des retraites décentes.
»
Les choses n’ont
fondamentalement pas changé dans la
culture économique occidentale depuis
1865. Lytton était si populaire qu’il
est l’un des rares Britanniques à avoir
jamais eu des funérailles d’État en
France ; Macron est célébré comme un
dieu conquérant dans le monde
anglophone. Le système de colonisation
de l’Indonésie par les Pays-Bas, dit
cultuurstelsel, a été calqué
sur l’Inde britannique, et ils sont
aujourd’hui le « partenaire silencieux »
de l’Allemagne pour ce qui est d’imposer
l’austérité aux pays les plus faibles de
la zone euro.
Les liens à tisser
entre le passé et le présent sont
infinis, et ils sont tous basés sur
l’exploitation de la personne moyenne,
jeune ou âgée, car la culture
occidentale est opposée à tout sauf à la
démocratie libérale aristocratique. Ce
n’est pas un modèle accepté par l’Iran,
la Chine et peut-être la « majorité
silencieuse » des nations du monde.
Quiconque ne peut
pas voir le lien entre la Chine dominée
par l’impérialisme, à la merci des plus
grands trafiquants de drogue au monde
(les marchands d’opium britanniques), et
le modèle Uber, manque de flexibilité
intellectuelle en raison du soutien
dogmatique à l’idéologie de marché libre
faussement moraliste, ou croit à tort
que les êtres humains ont énormément
changé au cours des 150+ dernières
années.
Le slogan de la
grève générale de la France est devenu :
« Quelques semaines de chaos ou toute
une vie de misère ? ». Il n’est pas très
imprégné d’esprit révolutionnaire –
l’économie est une affaire sombre et
sans émotion en Occident – mais c’est du
bon sens.
Cependant, le bon
sens et l’humanité ont souvent été
au-delà de ce que l’oligarchie des 1% en
Occident, adorateurs de
l’individualisme, a pu rassembler depuis
plusieurs siècles.
Ramin Mazaheri est le
correspondant principal de la chaîne
iranienne anglophone Press TV à Paris.
Ayant la double nationalité américaine
et iranienne, il vit en France depuis
2009. Il a été journaliste quotidien aux
Etats-Unis et a exercé en Egypte, en
Tunisie, en Corée du Sud et ailleurs.
Ses articles ont été publiés dans divers
journaux, revues et sites internet, et
il apparaît à la radio et à la télévision. Voir
tous ses articles
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