Pour de nombreuses
années à venir, la France sera divisée
en deux périodes distinctes : avant les
Gilets Jaunes et après les Gilets
Jaunes. La France est largement
convaincue que les choses ne peuvent
jamais redevenir comme avant.
Je ne pense pas
qu’il puisse y avoir un meilleur critère
de succès national, un meilleur
indicateur d’impact socioculturel que
cela.
En dehors de la
France, les Gilets Jaunes ont offert au
monde un cadeau précieux, au prix d’un
sacrifice considérable : plus personne
ne considérera la « démocratie à la
française » avec le respect que leur
gouvernement exige avec arrogance pour
le prétendu « berceau des droits de
l’homme ». Pour une génération ou plus,
« Et les Gilets Jaunes [éborgnés et
mutilés], alors ? » sera une réplique
qui mettra fin à la discussion face à
quiconque revendique encore la
supériorité morale du système politique
de type « occidental ». [Même la
dictature militaire algérienne s’est
montrée incomparablement plus
respectueuse des droits de l’homme, face
à un mouvement autrement plus dangereux
pour le pouvoir que les Gilets Jaunes].
La répression
systématique des classes les plus
pauvres est bien une « valeur
universelle », mais seulement au sein
des systèmes néo-libéraux et
néo-impériaux. Ne vous y méprenez pas :
cela fait un an que les Gilets Jaunes se
révoltent contre les diktats économiques
de cet « Empire néo-libéral » qu’est
l’Union européenne, et de sa marionnette
néo-coloniale qui occupe temporairement
le palais de l’Élysée à Paris.
L’année écoulée a
vu la rédemption de l’esprit
révolutionnaire français. Tous les pays
n’en ont pas, après tout.
L’Angleterre, par
exemple, va bêtement « rester tranquille
et poursuivre ainsi » – une synthèse
parfaite du conservatisme britannique,
haïssant toute idée de changement –
jusqu’à la lie, toujours. C’est pourquoi
la lecture de la couverture médiatique
anglophone des Gilets Jaunes était si
prévisible : « Les conservateurs anglais
s’opposent au mouvement égalitaire en
France ». Cela fait plus de 200 ans
qu’ils ont la même rengaine, depuis
Edmund Burke, qui a fondé le
conservatisme occidental moderne avec
son livre réactionnaire Réflexions
sur la révolution en France publié
en 1790.
La France n’est pas
l’Angleterre, mais il y a 53 semaines,
je ne pense pas que quiconque pouvait
penser que les Français seraient
capables de mobiliser l’énergie, le
dévouement et l’abnégation nécessaires
pour manifester chaque week-end pendant
un an malgré la répression massive menée
par l’État.
C’est un exploit
incroyable, et seuls ceux qui sont
pleins de bile et de haine peuvent leur
refuser ce modeste cadeau de
reconnaissance honnête pour leur
anniversaire.
Mais c’est
exactement ce qu’a fait la couverture
des médias occidentaux dominants
anglophones et en francophones de
l’événement : ils ont affirmé que les
Gilets Jaunes n’ont rien obtenu et rien
réalisé.
Une chose que les
Français n’aiment pas se rappeler, c’est
que la Révolution française a échoué, et
rapidement. C’est comme s’ils avaient
oublié l’Empereur Napoléon.
La Révolution
française ne ressemble pas aux
révolutions iranienne, chinoise ou
cubaine, qui ont toutes perduré. La
Révolution américaine a également
perduré – dommage qu’elle ait été encore
plus aristocratique (bourgeoise) et
sectaire que la Révolution française.
Mais la Révolution
française a eu lieu à une époque
d’impérialisme régional constant, de
guerres, d’esclavage, de répression des
femmes, de sectarisme religieux et
ethnique, etc. Nous aurions tort de dire
qu’elle n’a pas tout de même eu de
ramifications positives dans le monde
entier, et ce dans les domaines les plus
importants de la politique, de
l’économie, de la culture, etc. L’URSS –
le seul empire fondé sur la
discrimination positive – a également
échoué, mais nous aurions tort de dire
qu’il n’a pas produit de changements
positifs pour ses peuples et pour le
monde entier.
En bref, voici
quelques victoires tangibles des Gilets
Jaunes : ils ont empêché Emmanuel Macron
de présenter un 10ème budget d’austérité
consécutif ; ils ont (provisoirement)
empêché Macron de privatiser les trois
aéroports de Paris ; les 10 milliards
d’euros de « concessions » ont été
crédités du maintien de la croissance
économique française dans le positif au
dernier trimestre.
Cependant, même si
les Gilets Jaunes n’ont évidemment pas
encore renversé la Ve République et mis
en place un nouveau régime, leur
victoire culturelle est inestimable.
Tout comme le mouvement Occupy
aux États-Unis en 2011 nous a donné le
slogan et la mentalité de « Nous sommes
les 99% », les Gilets Jaunes
représenteront quelque chose
d’équivalent en termes de
conscientisation des masses.
Les Gilets Jaunes
veulent une révolution culturelle
française et devraient être à sa tête
Cependant, une
grande différence entre les deux
mouvements est qu’Occupy a été
dirigé par de nombreux « bienfaiteurs »
diplômés de l’enseignement supérieur –
et que Dieu les bénisse –, alors que les
Gilets Jaunes sont sans aucun doute un
mouvement issu des classes les plus
marginalisées.
Apparemment,
l’enquête la plus complète à ce jour a
montré que peu de Gilets Jaunes sont au
chômage, que les deux tiers d’entre eux
gagnent moins que le salaire national
moyen et qu’un pourcentage encore plus
grand déplore le manque de ressources
culturelles et de liens sociaux entre
les individus. En d’autres termes : des
citoyens qui travaillent dur, mais qui
restent pauvres, qui sont isolés, et qui
aspirent à davantage d’enrichissement
culturel..
C’est pourquoi j’ai
maintes fois fait
un parallèle différent : les Gilets
Jaunes exigent essentiellement une
révolution culturelle. Seuls la Chine et
l’Iran en ont déjà eu une, et tous deux
ont été parrainées par l’État.
Les révolutions
culturelles mettent au pouvoir les
valeurs des classes autrefois opprimées
– tout est interrompu pendant peut-être
des années afin d’engager des
discussions de masse, dans le but de
moderniser radicalement les institutions
démocratiques et la culture générale
d’une nation afin de s’accorder avec les
idéaux politiques modernes. C’est
précisément ce que souhaitent les Gilets
Jaunes : une longue réflexion
démocratique globale et un débat public
sur l’inclusion de la France dans
l’Union européenne, la zone euro, l’OTAN
et l’américanisation /
néo-libéralisation de leurs politiques
nationales.
Les paysans
chinois, la « révolution des va-nu-pieds
» en Iran et les Gilets Jaunes basés en
province et dans les zones rurales : il
est impossible de ne pas admettre la
validité de ces parallèles. Bien
entendu, l’Occident n’insiste que sur le
fait que les deux révolutions
culturelles en Chine et en Iran auraient
été une grave erreur.
Ce n’est pas vrai :
la révolution culturelle en Chine a
créé le capital économique et humain
rural qui a jeté les bases de leur
essor des années 80, même si l’Occident
voudrait vous faire croire que sa
renaissance n’est née que des réformes
de Deng Xiaoping ; la révolution
culturelle iranienne a balayé
l’imitation oppressive de l’Occident par
l’élite et a créé la première véritable
démocratie musulmane moderne.
Les Gilets Jaunes
insistent sur le fait qu’ils sont la «
vraie » France, et après avoir discuté
avec eux pendant une année entière, je
suis d’accord : ils en savent autant,
voire plus que moi sur la politique. La
politique, ce n’est pas sorcier, après
tout, et consiste surtout à appliquer
une moralité commune aux politiques
publiques et aux événements quotidiens.
L’Iran et la Chine
avaient déjà un gouvernement inspiré par
la démocratie socialiste (et non par la
démocratie libérale aristocratique)
lorsqu’ils se sont lancés dans leurs
révolutions culturelles, alors que ce
n’est pas le cas en France, d’où la
répression.
Qu’est-ce que le
mouvement Occupy a « réalisé »,
après tout ? Il n’a empêché aucun
sauvetage de banque aux frais du
contribuable, il a jeté l’éponge après
une répression infiniment moins violente
qu’en France et aucun mouvement direct
ne lui est associé aujourd’hui.
Cependant, seul un conservateur
burkinabé insisterait pour soutenir que
le mouvement Occupy n’a pas
sensibilisé beaucoup de gens aux
réalités de la lutte des classes, du
caractère juste des revendications
égalitaires et de l’iniquité de la
cupidité régnante. Cela n’a jamais été
mentionné dans les médias occidentaux –
qui n’admirent que les mouvements
d’extrême droite, nativistes et
anti-socialistes, comme à Hong Kong –
mais les Algériens ont également
protesté pendant 39 week-ends
consécutifs.
Les Gilets Jaunes
n’ont pas échoué – ils ont beaucoup à
célébrer pour leur anniversaire, et cet
article est un rappel trop rare de cette
réalité.
Les médias
iraniens et russes font le travail des
médias français
Il est important de noter que depuis la
fin du mois de juin, lorsque la France a
commencé à partir en vacances d’été, les
médias russes (RT, Sputnik) et iraniens
(Press TV, IRIB) à Paris (y compris mes
collègues de langue farsi et espagnole)
ont été les seuls journalistes de
télévision couvrant ouvertement les
manifestations des Gilets Jaunes.
Mes collègues
français ont fait la chose la plus lâche
possible : ils ont abandonné le terrain.
Pendant plusieurs mois, beaucoup de
parisiens ne pouvaient pas croire que je
travaillais encore à couvrir les
manifestations des Gilets Jaunes chaque
samedi. J’ai entendu à plusieurs
reprises : « Je croyais qu’elles étaient
finies ! »
À quelques
exceptions près que je peux compter sur
les doigts d’une main, depuis plusieurs
mois, les médias français ont été
totalement absents ou cachés. Il n’y a
certainement pas de journalistes qui
effectuent des interviews en direct (pas
même sans logo indiquant pour quel média
ils travaillent), alors que leur
présence réduit automatiquement la
volonté de la police d’être violente.
Compte tenu de la violence enregistrée à
ce jour – 11 000 personnes arrêtées, 2
000 condamnées, 1 000 emprisonnées, 5
000 blessés, 1 000 blessés graves et
d’innombrables gaz lacrymogènes –, il
n’est pas étonnant que les Français
haïssent les médias.
En France, la
grande majorité des médias sont privés,
les lignes éditoriales étant décidées
par une poignée de milliardaires – c’est
malheureusement le fonctionnement du
journalisme occidental. Ils appellent
cela « la liberté d’expression».
Cependant, où sont les médias publics ?
Ils sont pourtant payés par les
contribuables pour couvrir objectivement
leur propre nation !… C’est vraiment
pathétique….
C’est probablement
pour cette raison que l’administration
Macron dénigre ouvertement RT et
Sputnik (nous ne nous occuperons
pas de leurs problèmes avec Press TV
dans cet article) : nous avons passé la
dernière année à faire notre travail
correctement, contrairement aux médias
français.
C’est dommage pour
la France. Mais malgré tout, les
réalisations inattendues et indéniables
des Gilets Jaunes parlent d’elles-mêmes.
Qui sait ce qu’ils pourraient accomplir
durant l’An II ?
Ramin Mazaheri
est le correspondant principal de la
chaîne iranienne anglophone Press TV à
Paris. Ayant la double nationalité
américaine et iranienne, il vit en
France depuis 2009. Il a été journaliste
quotidien aux Etats-Unis et a exercé en
Egypte, en Tunisie, en Corée du Sud et
ailleurs. Ses articles ont été publiés
dans divers journaux, revues et sites
internet, et il apparaît à la radio et à
la télévision.
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