Palestine
Notre histoire hante notre avenir
Samah Jabr
Photo :
Activestills/Asad
Jeudi 17 mai 2018 Samah Jabr –
Un collègue français m’a posé la
question suivante : « Pourquoi les
Palestiniens restent-ils bloqués sur la
Nakba ? Ils commémorent des villages qui
ne figurent plus sur aucune carte et
lèguent à leurs enfants les clés de
maisons depuis longtemps abandonnées.
Pourquoi ne laissent-ils pas tout cela
derrière eux et ne regardent-ils pas
vers l’avenir ?
La réponse est que
la Nakba n’est pas seulement un
traumatisme historique, mais une
affliction accumulée avec le temps qui
continue de nuire à l’identité
palestinienne, collectivement et
individuellement. La Nakba est une
blessure permanente qui n’a jamais été
soignée ni guérie. La Nakba est une
insulte contemporaine renouvelée chaque
fois qu’un Palestinien est humilié,
arrêté et tué. Le sel est ajouté à la
blessure de la Nakba chaque fois qu’une
maison est démolie et qu’une parcelle de
terre est volée.
Le souvenir de la
Nakba n’est pas de la clé qui passe des
mains du grand-père aux mains du
petit-fils. La mémoire réside dans
l’identité et l’image de soi qui nous
ont été imposées et qui se transmettent
de génération en génération. Nous
héritons de la Nakba de la génération
opprimée et expulsée qui l’a précédée –
un héritage fait d’angoisse et qui
transmet les mauvais souvenirs comme si
nos gènes eux-mêmes en étaient porteurs.
Ni la tentative
d’oublier, ni la sénilité de la
vieillesse ne peuvent dissiper ces
souvenirs. Le silence ne peut pas
effacer son impact traumatisant. Au
contraire, la commémoration de la Nakba
est nécessaire pour comprendre le
présent et réparer les dommages du
passé. Un traumatisme collectif
nécessite une guérison collective à
travers le récit populaire, les rituels
et la représentation symbolique, ainsi
que la justice qui doit réparer. Le
silence et le déni ne feront
qu’approfondir la blessure et nous
infliger de nouvelles calamités.
« Mais les
Palestiniens qui s’approchent de la
barrière à Gaza doivent être suicidaires
! », proclame mon collègue avec emphase,
sans aucune volonté de s’interroger sur
les pensées et les sentiments de ces
Palestiniens. Le diagnostic rapide de
mon collègue nie le fait que ces
Palestiniens peuvent avoir l’intention
de faire connaître une nécessite,
peuvent avoir l’intention de modifier
les conditions immuables du statu quo.
Ces Palestiniens peuvent avoir
l’intention de protester contre le vol
de leurs terres ou contre le siège ou le
morcellement imposé à leur peuple. Mais
en faisant un constat trop rapide, mon
collègue s’affranchit de la nécessité
d’écouter et de concevoir de meilleures
stratégies. Si l’on tire des jugements à
l’emporte-pièces, la véritable
compréhension est court-circuitée.
Il y a une
différence entre le profil psychologique
d’une personne qui tente de se suicider
à cause de problèmes personnels, et
celui d’une personne qui se sacrifie
dans le contexte d’une lutte de la
société. La personne suicidaire est sans
espoir, désespérée, s’éloignant des
autres par pessimisme ou craignant
d’être un fardeau pour eux. Les actions
suicidaires sont souvent égocentriques
parce que l’étincelle de vie de
l’individu a perdu son sens du point de
vue des liens avec les autres. En
revanche, la personne qui se sacrifie –
même lorsqu’elle sait qu’elle peut
mourir – peut être pleine d’espoir,
peut-être même en déborder. L’acte
d’abnégation implique souvent un
dévouement altruiste et une volonté
d’améliorer les chances de ses
semblables dans le futur. Son espoir est
d’éteindre l’âme qui est la sienne au
profit de la lumière des autres et
d’éclairer ainsi la voie à suivre.
Je me souviens d’un
rêve que j’avais fait il y a quelques
années. Je marchais dans les ténèbres et
voyais des créatures à fourrure de
couleur brune marchant lentement sur
leurs quatre pattes. De temps en temps,
l’une d’entre elles s’arrêtait et
relevait la tête. Il faisait trop sombre
pour y voir clairement, mais j’ai
finalement reconnu un visage humain.
C’était un rêve à propos de mon peuple
et de la faible lumière qui éclaire le
monde.
Lorsque les
Palestiniens se battent pour leurs
droits nationaux, nous sommes traités de
« terroristes ». Lorsque nous
manifestons de manière non violente et
que nous sommes assassinés par les
forces d’occupation, nous sommes appelés
« suicidaires ». Avi Dichter, le
président du Comité israélien des
Affaires étrangères et de la Défense a
qualifié les manifestants pacifiques d’
« idiots ».
Y a-t-il des gens
qui sont prêts à ouvrir les yeux dans
cette obscurité pour voir le visage
humain palestinien ?
Tout au long de
l’histoire, des millions ont défilé pour
faire entendre leur voix. Les êtres
humains font souvent des sacrifices au
nom de leurs valeurs ou au nom d’autres
personnes desquelles ils se soucient.
Quand ces personnes meurent, elles sont
glorifiées et considérées comme des
martyrs de leur cause. Pourquoi
serait-ce si différent quand ces
personnes sont tuées par les forces
israéliennes ? Il y a deux mois, Arnaud
Beltrame, un policier français, s’est
échangé avec un otage lors d’une attaque
terroriste à Trèbes et il a
malheureusement été tué, mais son
comportement a été salué comme courageux
et héroïque, et non pas suicidaire.
La Grande marche
qui a commencé le jour de la Terre et
continue alors que j’écris ces lignes, à
l’occasion amère de l’inauguration de
l’ambassade américaine dans ma ville
occupée de Jérusalem, est destinée à
célébrer le 70e anniversaire de la Nakba.
Cette marche met en évidence la
signification spéciale de cette terre
pour les Palestiniens. Alors que
certains propriétaires peuvent
considérer leurs terres comme de simples
biens qui génèrent des bénéfices
économiques et peuvent être exploités
pour l’eau, l’énergie et les cultures,
les Palestiniens pensent autrement. En
tant que peuple sans terre, les
Palestiniens considèrent celle-ci comme
un aspect de leur propre âme,
représentant leur identité blessée.
Attachés à leur terre par une profonde
émotion, de nombreux Palestiniens sont
prêts à mourir pour elle.
La défense de nos
droits, les stratégies, la planification
et le calcul des risques sont
nécessaires pour que les Palestiniens
n’aient pas besoin d’être tués afin que
leur situation soit pleinement reconnue.
Le jugement prématuré, l’étiquetage
psychiatrique ou le détournement de
l’idée du sacrifice de soi ne peuvent
pas faire avancer la compréhension de
cette situation critique.
La terre est
l’espace matériel de l’histoire de la
vie des Palestiniens, comme de tous les
peuples. Faisons place aux Palestiniens
sur terre, et alors il n’y aura plus
d’êtres humains cherchant à exhumer son
histoire ! C’est une grande angoisse que
tant de Palestiniens soient tués dans la
défense de leurs rêves. Notre seule
consolation est de croire que même s’ils
nous ont quittés pour un sommeil
éternel, ils continuent en quelque sorte
à poursuivre ces rêves si beaux.
15 mai 2018 –
Middle East Monitor – Traduction :
Chronique de Palestine – Lotfallah
*
Samah Jabr est
psychiatre et psychothérapeute à
Jérusalem. Elle milite pour le
bien-être de sa communauté, allant
au-delà des problèmes de santé mentale.
Elle écrit régulièrement sur la santé
mentale en Palestine occupée et a publié
Derrière les fronts: résistances et
résiliences en Palestine aux
éditions PMN.
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