Palestine
Monologue avec « l’Autre » :
l’inauthenticité du discours sous
l’occupation
Samah Jabr
Docteur
Samah Jabr - Photo : Alexandra Dols
Vendredi 16 mars 2018
Samah Jabr –
L’occupation de la Palestine est tombée
dans un oubli universel.
Face à ce vide, il
y a cependant encore des Palestiniens
qui tentent d’affirmer leur identité en
défiant l’occupation de manière
créative, sans céder à une attitude
passive ou à un scepticisme radical.
Personnellement, j’ai trouvé une
occasion d’affirmer le soutien aux
droits des Palestiniens et à leur
libération en répondant à la décision de
l’Association internationale de
psychanalyse relationnelle et de
psychothérapie (IARPP) de tenir sa
conférence annuelle de 2019 en Israël.
J’étais parmi ceux qui ont rédigé la
lettre originale à la
direction de l’IARPP, les appelant à
reconsidérer le lieu de la conférence.
L’IARPP a répondu
en refusant de reconsidérer la décision
: « Si nous choisissions nos lieux de
conférence sur la base des décisions
politiques des gouvernements nationaux,
nous pourrions avoir du mal à trouver un
cadre idéal qui conviendrait aux
préférences et aux valeurs de chacun. »
Cette réponse, en traitant Israël comme
n’importe quel autre gouvernement soumis
à critique, ignore l’impact de
l’occupation sur la possible
participation à la conférence elle-même
par les Palestiniens et d’autres.
Plaçant la
convenance de la conférence pour les
participants israéliens avant les droits
de cliniciens venus d’ailleurs et
voulant y accéder de façon équitable,
les organisateurs en arrivèrent à
déclarer : « Nous enverrons des
invitations aux collègues palestiniens,
et nous nous activerons pour permettre
leur présence parmi nous. Plutôt que
d’exclure ces problèmes et de faire
taire la discussion, nous visons à créer
au sein de notre conférence
psychanalytique relationnelle un espace
ouvert et sûr dans lequel les
participants à travers le spectre
politique peuvent confronter et échanger
des points de vue. »
Apparemment, le
sale boulot qui consiste envoyer des
collègues qui critiquent le gouvernement
israélien dans des centres de détention
à l’aéroport et de leur refuser l’entrée
en Israël, est délégué aux forces de
sécurité israéliennes, qui de cette
manière refuseront aux membres
internationaux de l’IARPP d’assister à
la conférence s’ils sont des militants
d’une longue liste d’organisations
non-violentes telles que
Jewish Voice for Peace ou le
American Friends Service Committee.
On ne peut
qu’imaginer quel type d’espace « ouvert
et sûr » peut être fourni pour l’échange
de points de vue variés lors de cette
conférence.
Cette invitation
hypocrite vise à prouver l’ouverture
d’esprit de l’IARPP et à nier son
soutien subtil et coupable à
l’occupation israélienne de la
Palestine. L’invitation suppose
également la supériorité des collègues
israéliens qui occupent une position de
force leur permettant « d’inviter » les
habitants d’un territoire sous
oppression.
L’engagement de la direction de l’IARPP
en Israël de « s’activer pour permettre
leur présence » implique que la
direction israélienne est la plus
généreuse et la plus humaine, et que les
Palestiniens qui pourraient refuser
cette offre gracieuse manqueraient
simplement de gratitude.
Dans diverses
communications, les dirigeants de
l’IARPP se sont emparé des mots vertueux
de « dialogue », « tierce partie » et d’
« empathie » tout en affirmant que les
Palestiniens qui refuseraient leur
aimable invitation succomberaient alors
aux notions répréhensibles de
« clivage », « non-inclusivité » ou
« mauvais comportement ».
Il est probable que
certains Palestiniens accepteront
l’invitation des Israéliens, tentés par
l’hôtel de conférence avec un accès
proche à la mer Méditerranée et une
bonne table… Ils sont susceptibles
d’être les « bons Palestiniens » qui
veulent bien considérer leurs collègues
israéliens en santé mentale comme leurs
« professeurs » et ne contestent aucun
de leurs points de vue. En même temps,
pour gonfler artificiellement la
présence palestinienne lors de
rassemblements de cliniciens en santé
mentale, je note que les Israéliens ont
invité des pharmaciens et des dentistes
à des réunions professionnelles.
Il est plus que
probable que beaucoup de participants
palestiniens à la conférence IARPP
seront tellement impressionnés par les
théories et le jargon de la psychologie
relationnelle volant au-dessus de leurs
têtes qu’ils n’oseront pas faire valoir
devant un tel groupe leurs réflexions
sur une expérience palestinienne
véritablement vécue.
Nous pourrions même
voir la désignation d’un « token »
palestinien adéquatement conditionné
pour gérer le risque éventuel d’un vrai
discours palestinien, et pour garantir
que les participants palestiniens
assujettis se méfient de leur propre
expérience et en aient honte.
On peut s’attendre
lors d’un tel événement aux prétendus
sujets spécifiques palestiniens comme le
problème des « Palestiniens torturés par
d’autres Palestiniens » ou
« l’oppression des femmes sous le
patriarcat palestinien », laissant peu
de place pour discuter ou analyser la
torture généralisée des Palestiniens par
les Israéliens et l’oppression
généralisée des Palestiniens sous
occupation.
Tout en s’assurant
la docilité des Palestiniens, les
Israéliens continuent d’appréhender les
voix critiques parmi les citoyens juifs
israéliens, voir les Juifs d’outre-mer.
C’est encore une autre tactique utilisée
pour faire taire l’opposition à
l’occupation. Par ce genre de
techniques, le prétendu dialogue
israélien reste, en fait, un monologue.
La voix autorisée est le point de vue
israélien dominant, qui critique tout au
plus la vision officielle du
gouvernement et ses excès tout en
approuvant fondamentalement le statu
quo.
L’ « Autre » dans
toute cette mascarade est intimidé et
peu sûr de lui. Son seul rôle toléré est
d’approuver le récit israélien d’un
hochement de tête muet. Refuser le récit
israélien signifie être l’objet
d’espionnage, de calomnies et jeté en
pâture à la haine de foules
réactionnaires pour servir d’exemple sur
ce qu’il en coûte de s’être exprimé.
En conséquence,
d’autres sont également intimidés et se
réfugient dans le silence.
« Au sens strict,
nous ne sommes pas une organisation
politique », affirme la direction de
l’IARPP, se donnant le luxe de se
distancer de l’expérience psychologique
de l’occupation, tout en savourant les
privilèges de l’occupation.
Pour les
Palestiniens, un tel luxe n’existe pas.
L’occupation – qui nous prive de nos
proches, espionne nos relations privées,
nous met à nu, vole des années de nos
vies, abîme notre santé et nous
confronte à un chagrin et à une
humiliation continus – est dans tous les
sens du terme très personnelle et très
psychologique. Seuls ceux qui sont du
côté des puissants veulent ignorer la
relation dialectique entre le
psychologique et le politique.
L’IARPP perd une
occasion unique de répondre aux voix qui
revendiquent un espace véritablement sûr
pour les Palestiniens et ceux qui les
soutiennent. Nous sommes las des
monologues israéliens avec d’
« autres », palestiniens, invités pour
la décoration ou incarnant de tristes
exemples. Nous avons besoin de
conditions dans lesquelles les
Palestiniens peuvent exprimer la
totalité de leur soi authentique et
partager leurs véritables réflexions.
C’est alors seulement que la confiance
peut prévaloir, et alors seulement que
nos véritables relations et motivations
peuvent être comprises. Dans cet espace
sécurisé, nous pouvons tous contribuer
de manière significative à la
transformation politique et
psychologique qui apportera une
émancipation réciproque et une
humanisation à la fois pour les
Israéliens et les Palestiniens.
*
Samah Jabr est
psychiatre et psychothérapeute à
Jérusalem. Elle milite pour le
bien-être de sa communauté, allant
au-delà des problèmes de santé mentale.
Elle écrit régulièrement sur la santé
mentale en Palestine occupée et a publié
Derrière les fronts: résistances et
résiliences en Palestine aux
éditions PMN.
8 mars 2018
http://www.chroniquepalestine.com/monologue-avec-autre-faussete-du-discours-sous-occupation/
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