Palestine
L’appel du ciel :
transcender les frontières de
l’occupation
Samah Jabr
Cisjordanie septembre 2015 -
Manifestations en défense de la Mosquée
Al-Aqsa
Photo : ActiveStills.org
Vendredi 8 septembre 2017
Source :
Chronique de Palestine
Samah Jabr – « Dans mon
pays », écrit Samah Jabr, « les
frontières sont tracées par le sang sur
le sol. Elles ne sont ni naturelles ni
neutres. Elles sont fabriquées par
l’occupation, pour maintenir le rapport
de force entre l’occupant et les natifs
de Palestine. »
Dans un état
psychotique, une jeune patiente de
Cisjordanie âgée de 16 ans a dépassé le
cadre de ses propres frontières : “J’ai
vu le ciel devenir rouge et j’ai perçu
un appel… J’ai regardé les gens dans les
yeux, j’y ai vu la même excitation, j’ai
vu qu’eux aussi comprenaient l’appel du
ciel.” Ce qu’elle comprenait, c’est que
Jérusalem avait été libérée et qu’on
l’appelait à marcher en direction de la
ville. Son vœu de liberté et son désir
profond de rejoindre Jérusalem libérée
ont surgi, déformant la réalité de la
situation politique. La beauté de cette
vision psychotique s’est conclue ainsi :
la police des frontières l’a agressée
puis arrêtée. Alors que des dizaines
d’autres jeunes ont été tués aux postes
de contrôle frontaliers, elle a survécu
et a pu raconter son histoire.
Contrairement aux
limites psychiques affaiblies de ma
patiente, les limites géopolitiques et
les frontières érigées par l’occupant
sont bien là, présentes dans toute leur
rigidité. Non seulement ces postes de
contrôle nous volent nos terres et nos
ressources naturelles, fragmentant notre
identité palestinienne en nous classant
comme Hiérosolymitains, Cisjordaniens,
Gazaouis, ou comme Palestiniens de 1948,
réfugiés, exilés, mais ils continuent de
forger de nouvelles identités qui
réaffirment le privilège de l’occupant
et nous dénient nos droits et notre
intégrité. Ces postes de police
définissent les murs de l’exclusion et
du contrôle, les carrefours où se
croisent une humiliation de toutes les
couleurs et la peste noire mortelle
promise à quiconque se risquerait à
“envahir” l’autre côté des frontières de
son étroite prison communautaire. Ces
structures de béton paramètrent et
limitent nos émotions, nos relations,
nos espoirs, nos rêves et nos ambitions.
Ils sont damnés, ceux qui défient leurs
frontières et osent étendre vers
l’extérieur de leur cage leurs amours,
leurs parentés, leurs amitiés, leurs
études, leur travail.
Un jour, après une
conférence que j’avais donnée à
Bruxelles, j’ai été abordé par un très
jeune Palestinien de Gaza. Son souhait
était des plus pragmatiques : il voulait
que je l’aide à obtenir des documents
attestant qu’il était palestinien. Ce
jeune homme ne supportait plus la vie
qu’il menait à Gaza, alors ils s’était
enfui par les tunnels, passant ensuite
par un terrible périple à travers
l’Égypte et plusieurs pays d’Europe
avant d’arriver à Bruxelles. Tout son
argent y était passé, il avait dû payer
tout ce qui peut être payé aux
contrebandiers et aux passeurs. Lorsque
le bateau qui le transportait était
arrivé près des côtes italiennes, il
avait fait naufrage et plusieurs de ses
compagnons étaient morts. Il avait perdu
en mer tout ce qu’il possédait, y
compris ses papiers d’identité et son
certificat de naissance.
À Gaza, les
frontières sont désormais un nœud
coulant qui étrangle la vie des
habitants. L’état de siège entrave tout
potentiel humain en faisant obstruction
à l’alimentation électrique, au travail,
aux études, en privant les gens de soins
médicaux. Récemment, le Centre
Palestinien de Recherche sur les
politiques et enquêtes d’opinion (PSR)
en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza
a révélé qu’un Gazaoui sur deux pensait
à émigrer. Ceux qui refusent
l’étouffement à petit feu dans Gaza
assiégé risquent leur vie en embarquant
sur des bateaux clandestins à
destination de l’Europe – et beaucoup,
hélas, meurent noyés. Les clés de la
serrure des frontières servent à
renforcer la dépendance à l’égard des
maltraitants. Toute autorisation de
franchir la frontière est soumise au
chantage et à l’exploitation ; nombreux
sont les témoignages de patients
gazaouis à qui l’on a demandé de devenir
informateurs pour les services
israéliens en échange d’une permission
de passer la frontière pour recevoir des
soins médicaux.
En tant que
Palestinien de Jérusalem, sans passeport
ni citoyenneté, je connais très bien ce
sentiment paradoxal qu’implique le
passage de frontières, locales ou
internationales : la honte d’être
fouillé comme un suspect en permanence,
la frustration que causent les heures et
les jours volés par ces délais qui vous
mortifient, l’angoisse de ne pas pouvoir
franchir la frontière dans l’autre sens
au retour – et en même temps ce désir de
contacts au-delà des frontières, cette
envie d’échanger nos connaissances et
nos expériences avec autrui, cette
aspiration à transcender les limites
coloniales imposées par les accords
Sykes-Picot, le plan de partition, la
ligne verte, les zones a,b,c, etc. J’ai
appris de nombreuses langues, étudié le
domaine de la psychiatrie, qui me
servent de visa et de passeport et me
permettent des passages de frontières
symboliques vers d’autres mondes.
Comme je travaille
en Cisjordanie, je traverse les
frontières tous les jours. Je passe par
des moments de perplexité : attentes
humiliantes, mais aussi expériences
riches et multiples. J’observe de jeunes
hommes escaladant 8 mètres puis sautant
dangereusement du haut du mur dans
l’espoir de trouver du travail dans les
territoires tenus par Israël.
Quelques-uns en sont morts, ou bien ils
ont été tués, et beaucoup d’autres se
sont blessés ou se sont fait arrêter au
cours de cette aventure. J’observe la
façon dont les frontières existent en
béton sur les terres et en pensée dans
les esprits. Il n’y a pas que la
conduite automobile qui diffère entre
les deux côtés du mur ; la frontière
crée, de multiples façons, des
comportements et des sentiments
différents. Entre Jérusalem et la
Cisjordanie, il y a un gouffre en ce qui
concerne le PIB par habitant,
l’éducation, la santé et les droits
humains.
Mais ces frontières
ne sont pas forcément physiques, tels un
mur ou un poste de contrôle. Je pense
aux “zones de l’être” et aux “zones de
non-être” de Frantz Fanon, dessinées par
la ligne virtuelle qui sépare les gens
selon les rapports de force et de
domination qu’ils exercent les uns sur
les autres.
Dans mon pays, les
frontières sont tracées par le sang sur
le sol. Elles ne sont ni naturelles ni
neutres. Elles sont fabriquées par
l’occupation, pour maintenir le rapport
de force entre l’occupant et les natifs
de Palestine. Pourtant le destin des
Palestiniens ne devrait pas être
déterminé par un rapport de forces.
D’après l’article 13 de la Déclaration
des Droits Humains des Nations Unies,
“Quiconque se trouve légalement sur le
territoire d’un État a le droit d’y
circuler librement et d’y choisir
librement sa résidence” et “Toute
personne est libre de quitter n’importe
quel pays, y compris le sien.”
En pensant à
“l’appel” assignant à ma patiente
adolescente sa traversée vers Jérusalem,
je regarde le ciel bleu, j’y vois un vol
d’oiseaux migrateurs passant à l’horizon
et je me souviens de la mer bleue
engloutissant tant de réfugiés avec tout
ce qu’ils possèdent.
Si la justice ou
l’égalité advenaient des deux côtés de
la frontière, s’il arrivait que les
normes éthiques ou les droits humains
soient respectés entre ces frontières et
ces murs, alors la ligne de démarcation
entre “nous” et “eux” disparaîtrait, et
une humanité commune et pluraliste
apparaîtrait autour de valeurs partagées
qui autoriseraient de nouveaux terrains
d’entente et d’engagement humain.
*
Samah Jabr est
psychiatre et psychothérapeute à
Jérusalem. Elle milite pour le
bien-être de sa communauté, allant
au-delà des problèmes de santé mentale.
Elle écrit régulièrement sur la santé
mentale en Palestine occupée.
Cet article a été
écrit à l’occasion du
festival de cinéma de Douarnenez
dont la page Facebook traitant du film
DERRIÈRE LES FRONTS – RÉSISTANCES et
RÉSILIENCES en PALESTINE peut être
visitée ici.
25 août 2017 –
Transmis par l’auteure – Traduction :
Stephan Moal
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