Amérique latine
Che Guevara, apôtre des opprimés
III
Salim Lamrani
© Salim
Lamrani
Lundi 18 décembre 2017
Salim Lamrani
Université de La Réunion
The Huffington
Post
https://www.huffingtonpost.com/entry/che-guevara-apostle-of-the-oppressed-iii_us_5a3799a5e4b02bd1c8c6084f
Le cinquantième
anniversaire de l’assassinat du Che en
Bolivie le 9 octobre 1967 offre
l’occasion de revenir sur le parcours du
révolutionnaire cubano-argentin qui a
dédié sa vie à la défense des « Damnés
de la terre ».
III. Un
révolutionnaire intégral
Comment le Che est-il devenu
Président de la Banque nationale de
Cuba ?
Le Che n’était pas un économiste
de formation mais un médecin. Même s’il
possédait des connaissances dans ce
domaine, acquises au fil de lectures
diverses, le monde bancaire lui était
étranger. Mais il fallait une
personnalité probe à la tête d’une
institution qui avait vu se succéder les
fripons, et le Che était la personne
idéale. Il a accepté la responsabilité
par devoir révolutionnaire. Les nouveaux
billets étaient signés de son surnom
« Che ». Il a toujours eu un un mépris
souverain pour les richesses
matérielles.
Quand a-t-il été nommé Ministre
de l'industrie ?
Le Che est nommé Ministre de
l’Industrie en février 1961 avec pour
objectif de développer et de renforcer
ce secteur, vital pour l’économie
cubaine. Fort de son expérience au sein
de l’Institut national de réforme
agraire, et notamment au Département
d’Industrialisation, il est considéré
comme le plus apte pour ce poste. Il
l’occupera pendant plusieurs années.
Confronté à la réalité du pouvoir,
le Che devient plus pragmatique, sans
pour autant renoncer aux principes qui
constituent le socle de son action
politique. Selon lui, l’Etat doit
prendre le contrôle des moyens de
production et des secteurs stratégiques
du pays, et diversifier son économie
afin de tendre vers la souveraineté
énergétique, alimentaire, technique et
scientifique.
Le Che a dû réaliser sa tâche dans
un contexte de lutte des classes
extrêmement marqué contre un vieil ordre
suranné et moribond qui refusait
d’admettre la nouvelle réalité
révolutionnaire. Cuba a dû également
faire face à la pénurie de spécialistes
et de techniciens qui ont pour la
plupart choisi d’émigrer vers les
Etats-Unis, attirés par les conditions
de travail offertes par les autorités
étasuniennes. Dans sa guerre idéologique
contre La Havane, Washington avait lancé
une campagne destinée à vider le pays de
son capital humain. Le cas le plus
emblématique et dramatique reste celui
des médecins : parmi les 6 000 médecins
que comptait Cuba en 1959, plus de 3 000
ont abandonné le pays dès les premiers
mois, occasionnant une grave crise
sanitaire à Cuba.
En tant que ministre, le Che a
imposé discipline et rigueur en prêchant
par l’exemple. L’efficacité était sa
grande priorité. Comme membre du
gouvernement, le Che disposait de
certains avantages matériels. Une
anecdote permet d’illustrer quel type
d’homme était l’Argentin. Lors d’une
réunion publique dont l’objet était le
carnet d’approvisionnement, un citoyen
présent est intervenu pour apporter la
contradiction au Che en lui disant la
chose suivante : « Commandant, vous
tenez ces propos car votre famille n’est
pas sujette au carnet
d’approvisionnement ». Il faut rappeler
que le carnet d’approvisionnement a été
établi en 1960 suite aux sanctions
économiques imposées par les Etats-Unis.
L’objectif du gouvernement
révolutionnaire était de fournir à
l’ensemble de la population les produits
alimentaires basiques pour une vie
décente, et le développement de la
famine. Le Che n’a rien répondu. Le
lendemain, il a fait venir le citoyen en
question et lui a dit : « Jusqu’à hier,
vous aviez raison ». L’Argentin, alors
ministre, avait exigé que sa famille
vive dans les mêmes conditions que les
Cubains et soit sujette au carnet
d’approvisionnement. Cela illustre la
grande rectitude morale du Che.
Pourquoi Che Guevara tenait-il
toujours un journal ?
Le Che était un intellectuel et,
comme tout homme d’idées, il aimait
consigner ses réflexions par écrit afin
de les développer et de les transmettre.
Le Che avait le souci de la transmission
du savoir. Sa grande priorité était de
faire du peuple cubain un peuple
instruit et cultivé, car il était
convaincu que l’ignorance asservissait
les hommes et renforçait les privilèges
établis et les hiérarchies sociales.
Sans savoir, il n’y a pas de liberté
possible et l’Argentin partageait la
maxime de José Martí selon laquelle il
fallait être cultivé pour pouvoir
s’émanciper des chaînes de
l’exploitation et de l’oppression. Dès
le départ de l’épopée révolutionnaire,
il a tenu un journal dans les montagnes
de la Sierra Maestra qui a aujourd’hui
une grande valeur historique. Il
illustre les grandes falcultés
intellectuelles du Che, notamment sa
capacité de synthèse. Mais il avait pris
l’habitude de noter ses impressions dès
son premier voyage à motocyclette à
travers l’Amérique latine dans les
années 1950.
Quel est l’héritage
intellectuel du Che ?
Le Che a légué à la postérité de
nombreux discours dont les plus célèbres
restent ceux d’Alger, de la
Tricontinentale et son fameux discours à
la jeunesse. Il a écrit plusieurs
essais, notamment son journal de
campagne à Cuba, un livre sur la guerre
de guérilla et son célèbre journal de
Bolivie, entre autres. Il a également
rédigé toute une série de réflexions
reflétant sa pensée économique sous le
titre « Notes critiques sur l’économie
politique ».
L’une de ses œuvres maîtresses est
« Le socialisme et l’homme à Cuba »
publié en 1965. Il y analyse le
comportement des hommes et des femmes
dans le développement du processus
révolutionnaire, leurs caractéristiques
et leurs aspirations. Il élabore la
théorie selon laquelle le développement
économique du pays doit avancer de pair
avec le développement de la conscience
révolutionnaire chez les citoyens afin
de créer un homme nouveau dont le moteur
serait un socle de valeurs morales,
éthiques et spirituelles et non pas des
gratifications d’ordre matériel. L’homme
nouveau placerait l’intérêt général
au-dessus de ses considérations
personnelles et serait mû par la
générosité, la solidarité, l’altruisme,
le goût de l’effort, le sens collectif
et le désintéressement. En un mot,
toutes les qualités dont disposait déjà
le Che, qui dans ce domaine était en
avance sur son temps. Pour lui, seul cet
homme nouveau sera en mesure d’édifier
le socialisme à Cuba et ailleurs. Seul
un travail politique, idéologique et
culturel profond pouvait forger cet
homme nouveau.
Le Che est-il à l’origine du
travail volontaire ?
Le Che était un homme de pensée et
d’action qui prêchait toujours par
l’exemple. C’était la meilleure façon de
conquérir l’autorité morale nécessaire
pour faire part de ses exigences au
peuple. Pour le Che, le travail est un
devoir social et l’expression maximale
de ce devoir social est le travail
volontaire, qui est la meilleure école
pour créer une conscience
révolutionnaire. Le travail volontaire
avait été mis en place par le Che et
l’objectif était d’inciter les Cubains,
une fois leur journée de travail
réglementaire achevée, de se porter
volontaires pour réaliser des tâches en
faveur du pays, sans attendre de
récompense matérielle en retour, mais la
simple satisfaction morale du devoir
accompli.
Le Che ne rejetait pas pour autant
la rétribution matérielle, mais il
considérait que l’homme nouveau devait
s’alimenter de cette satisfaction
morale. Pour le Che, l’internationalisme
était la forme la plus avancée du
travail volontaire. C’était à la fois un
devoir et une nécessité
révolutionnaires. L’homme nouveau, pétri
de toutes ces qualités morales,
deviendrait ainsi un révolutionnaire
intégral.
Que signifie la consigne :
« Travail, études, fusil » du Che ?
Ce mot d’ordre, qui est
aujourd’hui la maxime de l’Union de la
jeunesse communiste de Cuba, fut lancé
par le Che en octobre 1962 lors de la
création de cette institution. En un
mot, la jeunesse devait être
l’avant-garde révolutionnaire dans tous
les secteurs de la société, et
constituer le premier contingent de
volontaires pour les besoins du pays.
Les jeunes devaient être les plus
dévoués au travail, les premiers dans
les études et surtout la première ligne
pour ce qui était de la défense de la
nation.
Dans quel contexte le Che
avait-il connu Jean-Paul Sartre et
Simone de Beauvoir ?
La rencontre eut lieu en 1960 à
Cuba dans le bureau du Président de la
Banque centrale, puisque le Che occupait
cette fonction à cette époque. Sartre et
Simone de Beauvoir avaient réalisé un
séjour d’un mois à Cuba. Pour Sartre, le
Che était le symbole de la jeune
révolution cubaine. Il convient de
rappeler qu’en 1960, Fidel Castro était
âgé d’à peine 34 ans et qu’il était le
plus vieux des leaders révolutionnaires.
Pour Sartre, seule la jeunesse disposait
de l’énergie et de la pureté nécessaires
pour réaliser une révolution. Le
philosophe avait été grandement
impressionné par la vitalité du
processus révolutionnaire cubain et par
l’espoir et l’enthousiasme qu’il
suscitait chez le peuple. Une société
nouvelle, plus juste, était en pleine
construction et l’on défiait
l’impossible. Sartre et Simone de
Beauvoir étaient admiratifs face à
l’intelligence du Che et furent frappés
par l’aspect insolite de sa fonction qui
ne correspondait en rien à sa
personnalité.
Le Che était-il un
révolutionnaire critique ?
Le Che a toujours été d’une grande
exigence et il l’appliquait d’abord à sa
propre personne. Il ne supportait pas le
dilettantisme et le travail mal fait. Il
avait en sainte horreur la bureaucratie,
qui était le fléau du processus
révolutionnaire. Avec son humour
caustique et son franc-parler, il
n’hésitait pas à pointer du doigt les
dysfonctionnements présents au sein de
l’administration et la tendance funeste
à copier des modèles inadaptés à la
réalité cubaine. Selon lui, la
Révolution devait créer son propre
modèle de société en s’inspirant des
expériences historiques à travers le
monde, mais sans pour autant tomber dans
un dogmatisme destructeur. Il avait été
l’un des premiers à dénoncer les
lourdeurs bureaucratiques qui devenaient
les alliées objectives de la
contre-révolution.
Quelles étaient les critiques
du Che vis-à-vis de l’Union soviétique ?
Le Che a toujours critiqué le
dogmatisme intransigeant et
inconsistant. Il était d’ailleurs
convaincu que la libération du
Tiers-monde ne surviendrait qu’à travers
un changement stratégique radical des
pays socialistes. Pour le Che, le modèle
soviétique menait à une voie sans issue
car il se voulait universel alors que la
construction du socialisme dépendait de
la réalité de chaque pays. Il avait
d’ailleurs reproché à Cuba d’avoir
importé les manuels soviétiques de
philosophie politique dont le principal
effet était d’empêcher les Cubains de
penser. De son côté, le Che était
l’antithèse du dogmatisme et un fervent
partisan du débat critique, seul moyen
de relever les défis imposés par
l’édification d’une société nouvelle. La
pensée du Che était une pensée en action
et en perpétuelle construction.
Comment le Che était-il perçu à
travers le monde ?
Par son parcours, le Che est
l’archétype du révolutionnaire
internationaliste. C’est un dirigeant de
haut niveau, une figure emblématique de
la Révolution cubaine, un homme droit,
honnête, intransigeant sur les
principes, loyal vis-à-vis de Fidel
Castro et de la direction cubaine et
partisan d’une solidarité sans failles
avec les peuples en lutte contre
l’oppression. Le Che se rend à plusieurs
reprises à Alger car, dans les années
1960 et 1970, l’Algérie était la Mecque
des révolutionnaires. L’Algérie a été un
refuge pour tous les mouvements
indépendantistes du Tiers-monde et elle
a fourni une aide matérielle, humaine,
logistique et financière à tous ceux qui
menaient une lutte anticoloniale. C’est
là l’un des plus beaux chapitres de
l’Histoire de l’Algérie. Les
gouvernements de Ahmed Ben Bella et de
Houari Boumediene ont été des amis
fidèles et reconnaissants de la
Révolution cubaine et partageaient les
mêmes idéaux.
Dans son discours d’Alger du 24
février 1965, le Che rappelait que le
socialisme ne serait atteint qu’avec
l’abolition de l’exploitation de l’homme
par l’homme et que le meilleur moyen
pour atteindre ce but est que l’Etat
s’empare des moyens de production. Il
rappelait également que la grande
priorité était le développement de
l’agriculture afin d’assurer la sécurité
alimentaire des peuples. Le Che
reprochait aux pays socialistes
d’imposer des relations capitalistes aux
nations du Tiers-monde et de les
exploiter. Il exigeait plus de
solidarité de l’URSS vis-à-vis des pays
en lutte contre l’impérialisme,
notamment le Congo et le Vietnam.
Y a-t-il eu une rupture entre
Che Guevara et Fidel Castro ?
Il n’y a jamais eu de rupture
politique ou idéologique entre le Che et
Fidel Castro. Au contraire, il y a
toujours eu une grande affinité
intellectuelle entre les deux hommes.
Tous deux se vouaient un immense
respect. Le Che se considérait comme un
fervent disciple de Fidel Castro et il
le rappellera dans sa lettre d’adieu.
Fidel Castro partageait les critiques du
Che vis-à-vis de l’URSS. Leurs destins
étaient tout simplement différents.
Fidel Castro avait la mission historique
de diriger la Révolution cubaine et le
Che souhaitait faire la Révolution en
Argentine. Ils avaient d’ailleurs établi
un pacte lors de leur première rencontre
au Mexique en 1955. Le Che avait alors
demandé à Fidel Castro qu’une fois
obtenu le triomphe à Cuba, il lui
permettrait d’aller lutter pour la
libération de son pays d’origine. Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, spécialiste
des relations entre Cuba et les
Etats-Unis.
Son nouvel
ouvrage s’intitule Fidel Castro,
héros des déshérités, Paris,
Editions Estrella, 2016. Préface
d’Ignacio Ramonet.
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
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