Amérique latine
Paul Vergès, l’infatigable
défenseur
de la dignité réunionnaise
Salim Lamrani

© Salim
Lamrani
Mercredi 16 novembre 2016
Salim Lamrani
Université de La Réunion
Le fondateur du Parti communiste
réunionnais, décédé le 12 novembre 2016,
a toujours défendu la cause des
déshérités.
Paul Vergès, monument politique de
l’histoire de La Réunion, a quitté ce
monde à 91 ans, après une longue vie de
lutte en faveur des droits des
Réunionnaises et des Réunionnais à une
existence digne. José Martí, héros
national cubain, disait la chose
suivante : « La mort n’est pas réelle
quand l’on a bien accompli l’œuvre de sa
vie ». Ce précepte s’applique à celui
qui aura défendu, jusqu’à son dernier
souffle, sur son lit d’hôpital, la cause
des petites gens et des opprimés.
Un
engagement précoce
Paul Vergès est né en 1925 en Thaïlande
d’un père réunionnais, Raymond Vergès –
fondateur du quotidien Témoignages,
maire et député – et d’une mère
vietnamienne, Pham Thi Khan,
institutrice. Dès sa plus tendre
jeunesse, en 1942, il s’engage dans le
combat contre la barbarie nazie au sein
de Forces françaises libres du Général
De Gaulle[1].
Il est alors âgé d’à peine 17 ans. En
1944, il est parachuté à la tête d’une
troupe de résistants près de Royan, avec
le grade de lieutenant, et prend une
part active dans la lutte pour la
Libération. Sa promotion en paye le prix
fort puisque 25% des engagés y laissent
la vie. Cette expérience marquante
confèrera à Paul Vergès un sentiment de
grande confiance[2].
Homme
d’engagements et de combats, sensible
aux injustices qui gangrènent le monde,
Paul Vergès suit les traces son père et
milite à ses côtés au sein du Comité
républicain d’action démocratique et
sociale, large coalition fédérant les
volontés progressistes issues de
diverses catégories sociales, fondée en
1945 par Raymond Vergès et Léon de
Lépervanche. Suivant l’exemple de ses
ainés, il exige la fin du statut
colonial de l’île de La Réunion et de sa
transformation en département français
avec l’application des lois de la
République, de ses droits et de ses
devoirs à l’ensemble du peuple
réunionnais[3].
Paul Vergès
rejoint naturellement le Parti
communiste français, l’une des
principales forces politiques en raison
de son engagement déterminé contre
l’occupation nazie et de sa défense
résolue du progrès social et de la
fraternité entre les peuples. Le jeune
Vergès s’identifie à ces combats et
devient secrétaire permanent de la
section coloniale du PCF[4].
En 1954,
conscient que le combat qu’il doit mener
est celui de la dignité des Réunionnais,
il rentre dans l’île et s’engage dans la
bataille politique en devenant directeur
du quotidien Témoignages. Ses
dénonciations constantes des injustices
subies par le peuple réunionnais et son
combat permanent pour la justice sociale
contribuent à sa popularité. En 1955, il
est élu conseiller général de La
Réunion. Un an plus tard, en 1956, il
devient même député de l’Assemblée
nationale[5].
Fondateur
du Parti communiste réunionnais
Visionnaire et lucide, Paul Vergès a
conscience que la lutte pour l’égalité
doit passer par la création d’une
structure politique capable de fédérer
les forces populaires pour mener à bien
ce combat. Il décide alors de fonder le
Parti communiste réunionnais en 1959 –
dont il sera secrétaire général jusqu’en
1993 – qui deviendrait la principale
force politique de l’île durant près
d’un demi-siècle. Il lance alors l’appel
pour l’autonomie de La Réunion, exigeant
le droit de son peuple à décider de son
propre destin : « Nous voulons à tout
prix que l’aspiration à la dignité, à la
responsabilité de la direction de notre
pays se concilie avec notre volonté de
rester dans la République française[6] ».
Il dénonce à multiples reprises les
fraudes électorales organisées avec le
soutien des autorités préfectorales et
de Paris pour empêcher le PCR, qui a les
faveurs d’une majorité de citoyens, de
remporter les scrutins[7].
Poursuivi par l’Etat français qui
l’accuse de porter « atteinte à
l’intégrité du territoire », Paul Vergès
subit de plein fouet la répression
politique et se voit contraint à entrer
en clandestinité le 17 mars 1964. En
effet, en l’espace de trois ans, il est
poursuivi à 43 reprises pour délit de
presse, pour avoir reproduit notamment
des articles du Monde et de
L’Humanité sur la guerre d’Algérie.
Sa cavale, qui durera jusqu’au 28
juillet 1966, le rend extrêmement
populaire. Cet acte de résistance à
l’oppression est soutenu par l’ensemble
de la population réunionnaise et le
leader du PCR bénéficie du soutien de
tous les milieux. Il multiplie les
meetings au nez et à la barbe des
autorités qui se révèlent incapables de
l’appréhender sur un territoire d’à
peine 2 500 kilomètres carrés. Il
participe même à toutes les réunions du
Comité central du PCR. Paul Vergès
devient le symbole de l’insoumission et
contribue au prestige de son parti.
Après plus de deux années de
clandestinité, il décide lui-même de se
rendre aux autorités. Paul Vergès
raconte avec délectation sa visite
surprise chez le procureur de la
République le 28 juillet 1966 :
« Il me dit :
‘Mais Monsieur Vergès, qu’est-ce que
vous faites là’ ? Je lui réponds : ‘Vous
me cherchez depuis 28 mois, vous ne
m’avez pas trouvé, [donc] je viens vous
voir’. Il téléphone au commissariat
central en disant ‘Envoyez-moi
immédiatement un fourgon’. Il demande
également au commissaire de venir. On
entend alors le chef de la police
répondre : ‘Monsieur le Procureur, je ne
peux pas venir parce que nous avons
tendu une souricière et nous allons
arrêter Monsieur Vergès’. Le procureur
rétorque : ‘Monsieur Vergès ? Mais il
est dans mon bureau[8] ! ».
Transféré à
Paris, la Cour de Sûreté de l’Etat
décide finalement de prononcer une
ordonnance de non-lieu à son encontre.
Paul Vergès se souviendra de cette
période avec nostalgie : « Cela a été
une expérience extraordinaire parce que
ça m’a permis de connaître La Réunion
profonde et de voir ce qu’était la
solidarité des camarades[9].
Je n’ai jamais autant senti la
solidarité des Réunionnais[10] ».
Pour La
Réunion et pour la justice
De retour dans l’île, Paul Vergès
reprend son combat politique. La
répression contre les communistes est
implacable. Le PCR est interdit de radio
et de télévision jusqu’à l’arrivée au
pouvoir de François Mitterrand en 1981.
Cela ne l’empêche nullement de remporter
d’importantes victoires électorales. Il
conquiert la mairie de la ville du Port
en 1971, qu’il conservera jusqu’en 1989.
Paul Vergès en transformera
l’architecture urbaine et fera d’un
territoire composé de galets et
d’espaces secs en une ville verte avec
la plantation de plus d’un demi-million
d’arbres[11].
Pleinement
impliqué au niveau local, Paul Vergès
n’en délaisse pas moins les grandes
causes mondiales. En pleine crise entre
l’Union soviétique et la Chine, il lance
un appel aux deux grandes puissances les
conjurant de mettre leurs différends de
côté en leur rappelant que la grande
priorité est la lutte du peuple
vietnamien contre l’impérialisme
étasunien. De la même manière, une fois
élu en 1979 au Parlement européen, Paul
Vergès prend la tête d’une délégation de
députés et se rend en Afrique du Sud
étranglée par le régime de l’Apartheid.
Outré par les injustices observées, le
groupe parlementaire rédige un rapport à
son retour dénonçant les exactions
commises contre la majorité des
Sud-Africains victimes du système
ségrégationniste. Suite à ce
compte-rendu, l’Union européenne décide
de restreindre ses relations
diplomatiques avec le régime de Pretoria[12].
Par son action, Paul Vergès donne une
projection internationale au PCR et
rencontre les grands de ce monde tels
que Fidel Castro, Ho Chi Minh ou Mao
Tsé-Toung[13].
Avec
l’arrivée de François Mitterrand au
pouvoir, la revendication d’autonomie
laisse place à l’exigence d’égalité
sociale. En 1987, Paul Vergès et Elie
Hoarau, maire de Saint-Pierre,
démissionnent tous deux de leur mandat
de députés, en signe de protestation
contre la loi du 31 décembre 1986
instituant la parité sociale pour les
Réunionnais et non l’égalité pleine et
entière. Ce geste politique fort
renforce la popularité du leader du PCR,
qui n’a pas hésité, en compagnie de son
camarade de luttes, à renoncer au
confort et aux avantages d’un mandat
électoral pour défendre le principe
d’égalité pour son peuple[14].
En 1996, Paul
Vergès est élu sénateur et s’engage
contre le réchauffement climatique. Il
est ainsi l’un des premiers leaders
politiques dans le monde à mettre en
garde contre les effets dévastateurs de
l’action de l’homme sur l’environnement.
En 2001, il est l’auteur d’une loi,
unanimement adoptée par le Parlement
français, décrétant comme prioritaire la
lutte contre le réchauffement et
instaurant la création d’un Observatoire
national sur les effets du réchauffement
climatique, dont il obtient la
présidence[15].
Vingt ans après, ses idées triomphent
enfin avec l’adoption de l’accord
mondial sur le climat de Paris lors de
la COP 21 en décembre 2015 et entré en
vigueur le 4 novembre 2016[16].
Par ailleurs,
Paul Vergès préside le Conseil Régional
de La Réunion de 1998 à 2010 et ses
réalisations sont importantes. En 2000,
il fonde l’Agence régionale de l’énergie
de La Réunion dont l’objectif est
d’arriver à une autonomie énergétique
renouvelable pour l’île en 2025,
devenant ainsi le premier homme
politique français à lancer un plan
similaire sur son territoire.
Par ailleurs, afin de désengorger la
route de l’Ouest saturée par le trafic
routier et les interminables
embouteillages, Paul Vergès construit la
route des Tamarins, prouesse technique,
qui permet de relier rapidement le Nord
et le Sud de l’île. Attaché à la
protection de l’environnement, il fait
planter 500 000 arbres le long des de la
route des Tamarins. Au total, il aura
fait planter plus d’un million d’arbres,
chose inédite à La Réunion[17].
De la même manière, sous sa présidence,
la Région Réunion a financé
l’installation de 100 000 chauffe-eaux
solaires. En 2010, à la fin de son
mandat, il y avait davantage de
chauffe-eau solaires sur les toits de La
Réunion qu’en France métropolitaine[18].
Dans la
lignée de ces mesures, Paul Vergès avait
élaboré le projet du tram-train
électrique autour de l’île et en avait
obtenu le financement global. L’objectif
était de réduire la pollution à La
Réunion, engendrée à 58% par le trafic
routier, de fluidifier la circulation
routière et de proposer une alternative
au tout-automobile. Ce projet a été
enterré en 2010 lors du changement de
majorité politique au Conseil régional[19].
Paul Vergès
s’est également engagé pleinement dans
la défense de la diversité culturelle et
du vivre-ensemble avec le projet de la
Maison des civilisations et de l’unité
réunionnaise (MCUR) dont l’idée a été
saluée par d’éminentes personnalités du
monde entier. Cette initiative n’a pas
pu se matérialiser suite à la défaite
électorale de 2010[20].
Des
combats à poursuivre
Par son action politique en faveur des
mêmes droits pour tous, Paul Vergès
laisse en héritage des combats à
poursuivre et des causes à défendre. La
lutte contre la pauvreté, le chômage et
les inégalités reste une priorité.
Aujourd’hui, seulement 40% des
Réunionnais disposent d’un emploi. En
guise de comparaison, le taux est de 65%
en France. Le PIB par habitant est d’à
peine 20 000 euros contre plus de 32 000
euros en France. L’Indice de
développement humain qui se calcule
selon les trois critères « santé,
éducation et revenu » montre que La
Réunion est en retard de près de 20 ans
sur la France. La pauvreté frappe près
de 42% des Réunionnais. Plus de 30% des
habitants de l’île, soit plus de 160 000
personnes, survivent grâce aux minimas
sociaux. La jeunesse, qui constitue
l’avenir de La Réunion, n’est pas
épargnée par cette tragédie sociale
puisque 50% des jeunes quittent le
système scolaire sans diplôme et 70% des
jeunes qui ont quitté le système
scolaire sont frappés par le chômage et
l’exclusion. Comme l’a souligné
Maximilien Robespierre de son temps, les
richesses ne manquent pas à La Réunion,
elles sont seulement réparties de
manière inéquitable. Ainsi, 20% des
classes les plus aisées accaparent près
de la moitié des richesses de l’île.
Parmi les dix communes françaises les
plus inégalitaires en termes de revenus,
neuf d’entre elles sont réunionnaises.
De la même manière, parmi les six villes
les plus pauvres de France, quatre sont
réunionnaises[21].
La vie chère
est une réalité à La Réunion, qui est
tributaire à plus de 70% des échanges
avec l’Union européenne. Pour cette
raison, l’Etat a instauré une
sur-rémunération de 53% pour les
fonctionnaires de l’île. Au nom du
principe d’égalité, qui est au cœur de
la devise républicaine française, cet
ajustement financier doit s’appliquer à
tous les salaires et à toutes les
prestations sociales, en un mot à toutes
les Réunionnaises et à tous les
Réunionnais[22].
L’île est également frappée par
l’illettrisme. En effet, 116 000
personnes, soit 23% des habitants ayant
entre 16 et 65 ans, sur une population
totale de 840 000, sont affectées par ce
fléau. Savoir lire, écrire et compter
est un droit inaliénable de tout être
humain et indispensable à la pleine
dignité de la personne. Voilà un autre
combat que lègue Paul Vergès[23].
Enfin, la lutte contre le réchauffement
climatique reste une priorité majeure et
elle incombe d’abord aux grandes
puissances responsables de la
destruction de la planète. La protection
de l’environnement est une nécessité
impérieuse car il en va du sort de
l’humanité toute entière. Il est du
devoir de chaque citoyen de sensibiliser
l’opinion publique sur les dangers
d’aujourd’hui.
Paul Vergès,
guide moral du peuple réunionnais,
défenseur de l’identité et de la culture
réunionnaises, a marqué à jamais
l’histoire de l’île par son engagement,
ses réalisations et ses alertes sur les
évolutions climatiques et démographiques
de la planète. Militant de convictions,
à la fois visionnaire et homme de son
temps, il a été fidèle à ses principes
de liberté, d’égalité, de fraternité,
d’émancipation et de justice sociale.
« A la fin, quand vous faites le bilan,
si vous pouvez dire ‘J’ai été fidèle à
un certain nombre de principes et je
n’ai cédé devant rien’, alors on peut
dire qu’on a bien rempli sa vie »,
notait-il. Paul Vergès a choisi de lier
son destin au peuple de son île et on se
trompe rarement quand on défend la cause
des déshérités.
Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel ouvrage s’intitule Fidel
Castro, héros des déshérités, Paris,
Editions Estrella, 2016. Préface
d’Ignacio Ramonet.
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
Page Facebook :
https://www.facebook.com/SalimLamraniOfficiel

[1]
Brigitte Croisier, Paul
Vergès, d’une île au monde,
Paris : Editions L’Harmattan,
1993, p. 175.
[2]
Jean-Marc Collienne, « Entretien
avec Paul Vergès. ‘C’est mon
histoire’ », Réunion Première,
août 2013.
[7]
Christophe Debuisne & Bernard
Gouley, Le Grand Echiquier –
Paul et Jacques Vergès :
Portraits croisés, RFO,
2007.
[8]
Christophe Debuisne & Bernard
Gouley, Le Grand Echiquier –
Paul et Jacques Vergès :
Portraits croisés, RFO,
2007, op. cit.
[10]
Jean-Marc Collienne, « Entretien
avec Paul Vergès. ‘C’est mon
histoire’ », Réunion Première,
août 2013, op. cit.
[12]
Entretien avec Ary Yée-Chong-Tchi-Kan,
12 novembre 2016.
[13]
Gilles Bojan, Paul Vergès,
l’immortel, Paris : Orphie,
2016, p. 190.
[15]
Legifrance, « Loi
n°2001-153 du 19 février 2001
tendant à conférer à la lutte
contre l’effet de serre et à la
prévention des risques liés au
réchauffement climatique la
qualité de priorité nationale et
portant création d’un
Observatoire national sur les
effets du réchauffement
climatique en France
métropolitaine et dans les
départements et territoires
d’Outre-mer », 19 février 2001.
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000403686
[17]
Entretien avec Ary Yée-Chong
Tchi-Kan, 12 novembre 2016.
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