Amérique latine
Salim Lamrani : « Il est encore
trop tôt pour
parler de relations normalisées »
© Salim Lamrani
Jeudi 14 avril 2016
Cathy Ceibe
L’Humanité
http://www.humanite.fr/...
Salim
Lamrani est l’auteur d’ouvrages de
référence sur Cuba (1). Pour ce
spécialiste des relations entre la
Grande Île et les États-Unis, les
dernières mesures de Washington vont «
dans le bon sens » mais leur portée
reste limitée.
Cathy
Ceïbe : Le Président des Etats-Unis
Barack Obama a qualifié sa visite
"d'historique". Que peut-on attendre de
ce déplacement?
Salim
Lamrani : La visite Barack Obama à Cuba
est historique à double titre. Tout
d’abord, il s’agit de la première visite
à Cuba d’un président des Etats-Unis en
exercice depuis 1928 et le déplacement
de Calvin Coolidge à La Havane dans le
cadre de VI Conférence internationale
des Etats américains. A l’évidence,
c’est la première fois qu’un président
en poste à la Maison-Blanche se rend en
visite officielle à Cuba depuis le
triomphe de la Révolution cubaine en
1959.
En réalisant
ce voyage, Barack Obama reconnaît
officiellement la légitimité du
gouvernement de Raúl Castro ainsi que
l’existence de la Révolution cubaine.
Washington admet que la politique
hostile appliquée à La Havane depuis
plus d’un demi-siècle est un échec
patent. Elle dispose d’un caractère
anachronique car elle remonte à la
Guerre froide. Elle est cruelle
puisqu’elle affecte les catégories les
plus vulnérables de la société cubaine.
Enfin cette politique est inefficace,
car au lieu d’isoler Cuba, elle a isolé
les Etats-Unis sur la scène
internationale. Il convient de rappeler
que même les alliés les plus fidèles de
Washington exigent la levée des
sanctions économiques contre Cuba, qui
constituent le principal obstacle au
développement de l’île.
Par ailleurs,
par cette visite historique, Barack
Obama veut jeter les bases d’une ère
nouvelle entre les deux pays et rendre
irréversible le rapprochement bilatéral,
notamment en prévision des prochaines
élections présidentielles, et d’une
éventuelle victoire du camp républicain.
Indéniablement, Obama marquera
l’histoire comme étant celui qui aura
réparé une anomalie en rétablissant les
relations entre les deux pays.
CC :
Peut-on parler de normalisation des
relations entre Cuba et les Etats-Unis ?
SL : Il est trop tôt pour parler de
normalisation des relations bilatérales
entre les deux pays pour plusieurs
raisons. Tout d’abord, les sanctions
économiques qui étouffent la population
cubaine sont toujours en vigueur. Elles
constituent le principal obstacle à la
normalisation des rapports entre les
deux nations. Elles suscitent l’opprobre
de la communauté internationale car
elles affectent les secteurs les plus
fragiles de la société, à savoir les
personnes âgées et les enfants malades
qui ne peuvent bénéficier de traitements
uniquement vendus par des
multinationales pharmaceutiques
étasuniennes.
De la même manière, Washington doit
abroger la loi d’Ajustement cubain qui
stipule que tout Cubain qui émigre
légalement ou illégalement,
pacifiquement ou par la violence, vers
les Etats-Unis obtient automatiquement
le statut de résident permanent au bout
d’un an et un jour, ainsi que diverses
aides sociales. Il faut savoir que, dans
le même temps, les Etats-Unis limitent
le nombre de visas accordés aux
candidats au départ. Cette législation
fomente donc l’émigration illégale et
dangereuse et contribue au pillage du
capital humain de Cuba, tout en
alimentant les réseaux criminels qui
vivent du trafic d’êtres humains.
Par ailleurs, pour parler de
normalisation totale, Washington doit
rendre la base navale de Guantanamo aux
Cubains. Il faut savoir que cette
portion du territoire de l’île est
occupée de manière illégale depuis plus
d’un siècle contre la volonté du peuple
cubain.
Les Etats-Unis doivent également mettre
un terme à leur politique de financement
de l’opposition interne à Cuba. A ce
jour, Washington alloue 20 millions de
dollars par an à la dissidence afin
d’obtenir un « changement de régime ».
Enfin, Cuba exige l’arrêt des
transmissions de Radio et TV dont le but
est de subvertir l’ordre établi.
CC :
Quelques jours avant cette visite sur la
Grande île, les départements du Trésor
et du Commerce ont annoncé une série de
mesures concernant l'usage du dollar.
Constituent-elles un infléchissement du
blocus économique?
SL : Les mesures annoncées par
Washington vont dans le bon sens. Ainsi,
désormais, Cuba pourra utiliser le
dollar dans ses transactions
internationales. Il faut savoir que cela
lui était interdit et que de nombreuses
institutions financières, dont BNP
Paribas et le Crédit Agricole, ont été
sanctionnées de manière extrêmement
sévère pour avoir réalisé des
transactions en dollars avec Cuba. BNP a
dû payer une amende de plus de 7
milliards de dollars ! Le Crédit
agricole s’est vu infliger une sanction
à hauteur de 700 millions de dollars.
En revanche, leur portée est limitée.
Pourtant, le Président Obama dispose des
prérogatives nécessaires en tant que
chef du pouvoir exécutif pour démanteler
la quasi intégralité du réseau de
sanctions, sans faire appel au Congrès.
Ainsi, il peut parfaitement autoriser le
commerce bilatéral entre les deux
nations. Il peut également permettre à
l’île d’acheter sur le marché mondial
des produits contenant plus de 10% de
composants étasuniens. Obama peut
également légaliser l’importation de
produits fabriqués dans le monde à
partir de matières premières cubaines et
consentir à vendre à crédit des produits
non alimentaires à l’île. Pour le
moment, ce n’est pas le cas.
CC : Ces
décisions auront-elles un impact positif
sur la situation économique de Cuba?
SL : Sans doute, mais cela reste
relativement limité. Il est vrai qu’il
sera désormais plus facile pour Cuba de
réaliser des transactions financières en
dollars et que le pays pourra réaliser
des économies non négligeables,
notamment en ce qui concerne les taux de
change.
Il faut savoir qu’avant ce changement
entré en vigueur le 16 mars 2016, Cuba
devait assumer l’intégralité des
opérations de change et régler ses
achats dans une autre monnaie que le
dollar, y compris lorsque le pays
achetait des matières premières
alimentaires aux producteurs des
Etats-Unis (chose possible depuis
2000) !
CC :
Nombre de commentateurs spéculent sur le
devenir de l'île qui a engagé depuis six
ans des réformes économiques
structurelles. Ont-elles porté leurs
fruits?
SL : Il est trop tôt pour dresser un
bilan. Les Cubains ont entrepris une
actualisation de leur modèle économique
en 2011 afin d’adapter leur société au
monde d’aujourd’hui, améliorer la
production, éliminer les prohibitions
excessives et réduire drastiquement la
bureaucratie.
Il ne s’agit pas d’un retour au
capitalisme car l’Etat conserve toujours
le monopole sur les moyens de production
et garde sous sa coupe les secteurs
stratégiques de l’économie. En revanche,
pour les secteurs non stratégiques, les
Cubains ont décidé de privilégier la
coopérative et la petite entreprise
privée, notamment dans le secteur des
services, afin d’améliorer le niveau de
vie matériel général et permettre à
l’Etat de se concentrer sur ses missions
principales.
A ce jour, près d’un demi-million de
Cubains ont opté pour cette voie. La
production agricole, qui est la priorité
nationale, est en légère hausse mais
cela reste encore insuffisant. Quant à
la croissance économique, elle tourne
autour de 4%, ce qui est honorable vue
le contexte international.
CC :
S'agit-il d'une ouverture au marché
comme le prétendent certains ?
SL : Il est vrai que les Cubains ont
introduit quelques mécanismes de marché
dans leur économie, mais celle-ci reste
toujours planifiée. Il faut savoir qu’à
Cuba l’économie est au service de la
politique et reste subordonnée à
celle-ci. L’être humain est toujours au
centre du projet de société. Le profit
sera toujours subordonné à l’intérêt
général et au bien-être des citoyens. La
législation limite l’accumulation de
richesse et celle-ci ne peut se faire au
détriment de la communauté nationale.
CC : Qu’en est-il des droits de
l’homme ?
SL : La problématique
des droits de l’homme est souvent
instrumentalisée à des fins politiques.
Pour se faire une opinion de la
situation des droits de l’homme à Cuba,
il suffit de jeter un œil au dernier
rapport d’Amnesty International et de
comparer le cas de l’île avec le reste
de l’Amérique latine. On se rend
rapidement compte que Cuba est loin
d’être le plus mauvais élève du
continent et qu’il est même l’un des
meilleurs éléments sur le sujet.
On peut pousser l’analyse un peu plus
loin et comparer la situation des droits
de l’homme à Cuba avec celle des
Etats-Unis et de la France. On découvre
rapidement qu’aucun aucun pays
occidental ne dispose de l’autorité
morale suffisante pour disserter de la
question des droits de l’homme dans
l’île. En effet, l’immense majorité des
nations qui critiquent Cuba sur le sujet
dispose d’un bilan plus désastreux en
termes de respect des droits humains,
selon Amnesty International
En réalité, ceux qui stigmatisent Cuba
sur ce sujet sont plus gênés par le
système politique et le modèle social du
pays. On ne pardonne toujours pas à Cuba
d’avoir procédé à une répartition
équitable des richesses et d’avoir mis
l’humain au centre de son projet
émancipateur
Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel
ouvrage s’intitule Cuba, parole à la
défense !, Paris, Editions Estrella,
2015 (Préface d’André Chassaigne).
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
Page
Facebook :
https://www.facebook.com/SalimLamraniOfficiel
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