Opinion
Préface de Hemingway,
ese desconocido,
de Enrique Cirules
Salim Lamrani

© Salim Lamrani
Mardi 12 janvier 2016
Enrique Cirules est une figure
reconnue et admirée du paysage
intellectuel cubain. Ce prestigieux
écrivain et essayiste, membre de l’Union
nationale des écrivains et artistes de
Cuba (UNEAC), est l’auteur de nombreux
ouvrages qui ont connu un vif succès
lors de leur parution. Certains titres,
tels que Conversación con el último
norteamericano ou El imperio de
La Habana, ont eu un écho
international mérité et ont été traduits
en plusieurs langues.
Ce
spécialiste de la culture cubaine a
plusieurs thèmes de prédilection : la
mer, la guerre et l’amour. D’abord, la
mer : en effet, quoi de plus naturel
pour un insulaire que d’être fasciné par
cette immensité bleue, à la fois source
d’espérances et d’angoisses. Ensuite, la
guerre : Cuba, patrie de José Martí et
terre d’esprits libres, a été marquée
par la plus longue et la plus sanglante
guerre d’indépendance de l’histoire de
l’Amérique latine et subit un état de
siège implacable imposé par les
Etats-Unis depuis plus d’un demi-siècle,
pour avoir proclamé avec éclat son désir
d’émancipation. Enfin, l’amour : Cirules
rappelle sans doute que la Révolution
cubaine est d’abord et avant tout une
déclaration d’amour aux opprimés, aux
humiliés et aux écrasés de ce monde, un
cri d’espoir et de révolte pour « la
cariatide » – pour reprendre le terme
qu’utilisait Victor Hugo pour désigner
la plèbe –, le symbole de l’insoumission
et de l’irrévérence des gueux, des
réprouvés et des malheureux, décidés à
prendre en main leur propre destin.
Mais Enrique
Cirules est surtout passionné par la
figure d’Ernest Hemingway (1899-1961),
comme en témoigne cet ouvrage captivant
intitulé Hemingway, ese desconocido.
Ce livre constitue une entreprise de
réhabilitation de l’auteur de El
viejo y el mar et nous révèle
plusieurs facettes méconnues du plus
universel des écrivains étasuniens,
notamment sa relation avec Cuba. Cet
essai a obtenu une mention plus que
méritée lors du Concours 2013 du
prestigieux Premio Literario Casa de las
Américas, auquel j’ai eu l’honneur de
participer en tant que membre du jury.
Ernest
Hemingway occupe une place à part parmi
les écrivains du XXe siècle et plusieurs
de ses ouvrages sont devenus des
classiques de la littérature
universelle. De son vivant, il a publié
sept romans, six recueils de nouvelles
et deux essais. Plusieurs autres écrits
apparaitront à titre posthume.
Mais en plus
d’être un homme d’idées, Hemingway a
surtout été un homme d’action. Issu
d’une famille aisée d’Oak Park, près de
Chicago, le jeune Ernest, malgré ses
indéniables dispositions
intellectuelles, renonce à une carrière
universitaire pour embrasser la
profession de journaliste au Kansas
City Star. En 1918, en pleine
première guerre mondiale, il intègre la
Croix-Rouge italienne en tant
qu’ambulancier et rejoint le front. Il
est grièvement blessé par un tir de
mortier. Malgré ses blessures aux
jambes, Hemingway n’hésite pas à
secourir un soldat italien gravement
atteint. Il recevra la Médaille
italienne du courage pour cet acte de
bravoure. Cette expérience lui inspirera
son roman L’Adieu aux armes.
Hemingway a
toujours eu une aversion profonde pour
toutes les injustices, surtout pour
celles qui frappaient impitoyablement
les plus vulnérables. Antifasciste
convaincu, correspondant de guerre
pendant le conflit fratricide espagnol
entre 1936 à 1939, il s’est dévoué corps
et âme dans le combat en faveur de la
République, assiégée par les hordes
franquistes et ses partisans, à savoir
« les gens de bien » et l’Eglise
catholique, qui refusaient viscéralement
l’abolition des privilèges, la
répartition des richesses et la justice
sociale. En 1938, il assistera jusqu'à à
la fin à la Bataille de l’Ebre, ultime
bastion républicain. Son chef d’œuvre
Pour qui sonne le glas retrace la
tragédie du peuple espagnol, abandonné à
son sort par une Europe craintive d’un
conflit mondial et des élites
épouvantées à l’idée de voir « le joug
de la disparité des fortunes » – pour
citer l’inoubliable Henri Guillemin –
enfin secoué et d’assister à l’émergence
d’une véritable démocratie populaire et
participative. Pour elles, le fascisme
était un moindre mal car les structures
sociales restaient intactes.
Face à la
barbarie nazie, Hemingway s’est une
nouvelle fois engagé dans la lutte
contre le totalitarisme et a fondé une
agence antifasciste à Cuba, alors
dominée par Fulgencio Batista, fidèle
allié de Washington, qui avait trahi la
Révolution de 1933. Hemingway participe
même à la chasse aux sous-marins
allemands au large des côtes cubaines
avec son yacht Pilar. En 1947, il
recevra la Médaille de Bronze de la
bravoure pour son engagement contre le
fascisme.
Une profonde
histoire d’amour unit Hemingway à Cuba
et Enrique Cirules s’évertue avec brio à
rappeler ces liens indéfectibles. Ce
n’est pas un hasard si l’histoire de
El viejo y el mar, son ouvrage le
plus célèbre, qui lui vaudra le Prix
Pulitzer en 1953, se déroule dans l’île
de la Caraïbe, où l’écrivain étasunien a
vécu de nombreuses années entre l’Hôtel
Ambos Mundos et sa propriété
Finca Vigía. Une anecdote suffit à
illustrer son attachement au peuple
cubain. Suite à la consécration
littéraire de 1954, année où il reçut le
Prix Nobel, Hemingway choisit un
journaliste cubain pour concéder sa
première interview à ce sujet. Lui,
l’Américain, déclarera avec beaucoup
d’affection : « Je suis le premier
Cubain à obtenir un Prix Nobel ».
Hemingway, qui vit avec inquiétude la
montée du fascisme à Cuba avec le coup
d’Etat de Fulgencio Batista en 1952 et
l’établissement d’un Etat mafieux,
saluera avec enthousiasme le triomphe de
la Révolution cubaine menée par Fidel
Castro en 1959, avec lequel il
entretiendra des rapports cordiaux
jusqu'à son départ définitif de Cuba en
1960.
Enrique
Cirules, par sa biographie passionnée et
engagée, nous rappelle sans doute la
chose la plus importante à propos
d’Ernest Hemingway, au-delà de son
extraordinaire talent littéraire : il a
su remplir son premier devoir de citoyen
libre en étant un éternel indigné.
*Enrique Cirules, Hemingway, ese
desconocido, La Habana, Editorial
Arte y Literatura, 2015.
Cet essai a obtenu une
“Mention honorifique” du Prix Casa de
las Américas en 2013.
Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel ouvrage s’intitule Cuba,
parole à la défense !, Paris,
Editions Estrella, 2015 (Préface d’André
Chassaigne).
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
Page Facebook :
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