Entretien
« Les Cubains répondent avec
intelligence
aux nouvelles réalités »
Salim Lamrani
Le peuple
cubain est attaché à l’indépendance de
son pays et à son modèle social.
Ici, le
Malecon à
La Havane. Photo : Yin Yang/Getty
Images/IStockphoto
Lundi 5 décembre 2016
Cathy Dos Santos
L’Humanité
http://www.humanite.fr/salim-lamrani-les-cubains-repondent-avec-intelligence-aux-nouvelles-realites-627287
Salim Lamrani
est spécialiste des relations entre Cuba
et les États-Unis. Il explique les
raisons de l'aura de Fidel Castro et la
place du leader de la révolution dans
une société en mutation.
Spécialiste de
Cuba, vous venez de publier un ouvrage
consacré à Fidel Castro (1). Est-il
possible de caractériser la trajectoire
de cet homme, dont même ses détracteurs
reconnaissent la stature ?
Salim Lamrani : A
mon sens, trois facettes caractérisent
le personnage de Fidel Castro. Il est
tout d’abord l’architecte de la
souveraineté nationale qui a réalisé le
rêve de l’Apôtre et héros national José
Martí d’une Cuba indépendante et a
redonné sa dignité au peuple de l’île.
Il est ensuite le réformateur social qui
a pris fait et cause pour les humbles en
créant une des sociétés les moins
injustes du Tiers-Monde. Il est enfin
l’internationaliste qui a tendu une main
généreuse aux peuples nécessiteux et qui
a placé la solidarité et l’intégration
au centre de la politique étrangère de
Cuba.
Comment
comprendre l'aura dont il jouit à Cuba
et dans le monde?
SL : Fidel Castro
est un personnage controversé en
Occident parce que les médias en
présente une image caricaturale. En
revanche, il est plébiscité par les
peuples d’Amérique latine et du
Tiers-monde qui le considèrent comme un
symbole de la résistance à l’oppression
et un défenseur de l’aspiration des pays
du Sud à l’indépendance, à la
souveraineté et à l’autodétermination.
C’est un rebelle mythique entré de son
vivant dans le Panthéon des grands
libérateurs du continent américain.
L’ancien guérillero de la Sierra Maestra
a vu son prestige dépasser les
frontières continentales pour devenir
l’archétype de l’anti-impérialisme du
XXe siècle et le vecteur d’un message
universel d’émancipation.
Les médias
occidentaux n’ont pas su saisir
l’importance de la figure de Fidel
Castro à travers le monde. Depuis Martí,
aucun autre personnage n’a symbolisé
avec autant de force les aspirations du
peuple cubain à la souveraineté
nationale, à l’indépendance économique
et à la justice sociale. Fidel Castro
est un symbole de fierté, de dignité, de
résistance et de loyauté aux principes.
Le leader historique de la Révolution
cubaine a pris les armes en faveur des
opprimés et a revendiqué leurs droits à
une vie décente.
Lors de son
retrait de la vie politique en 2006,
nombre de commentateurs ont prédit la
fin de la révolution cubaine, estimant
que cette dernière ne survivrait pas à
l'absence de Fidel Castro. Qu'en est-il
dix ans plus tard?
SL : L’erreur commise par nombre
d’observateurs est de penser que le
processus révolutionnaire cubain repose
sur les épaules d’un seul homme, Fidel
Castro. Or, la Révolution a été édifiée
par plusieurs générations de Cubains.
Aujourd’hui, les institutions sont
solides à Cuba et de nombreux cadres ont
pris la relève suite au retrait
progressif de la génération historique.
Aucun cataclysme n’est survenu à Cuba
suite au retrait de Fidel Castro en 2006
car le peuple de l’île dispose d’un haut
degré de conscience politique et est
attaché à son indépendance, son système
politique et son modèle social.
A l’annonce du
décès de Fidel Castro, un immense
sentiment de tristesse a envahi les
Cubains car ils ont perdu leur guide
moral, leur boussole politique, celui
qui aura toujours été en première ligne
pour défendre le droit de son peuple à
l’autodétermination. Fidel Castro laisse
en héritage une idée juste et
généreuse : celle d’une lutte continue
pour la dignité des déshérités, d’un
partage plus équitable des richesses et
d’une solidarité sans failles avec les
peuples luttant pour une vie meilleure.
Depuis ce
retrait, quelle place occupait Fidel
Castro dans la société cubaine en pleine
mutation?
SL : Fidel Castro s’était défini
lui-même comme un « soldat des idées ».
C’était en quelque sorte le père
spirituel du peuple cubain, le sage que
l’on consultait pour les décisions
stratégiques en raison de son immense
expérience. Fidel Castro a été jusqu’à
son dernier souffle un observateur
attentif de la société cubaine et du
monde, exprimant une grande
préoccupation face au changement
climatique et à la menace nucléaire.
Que pensait-il
de la normalisation des relations avec
les Etats-Unis?
SL : Il convient de rappeler la
vérité historique. Dès le triomphe de la
Révolution cubaine en 1959, Fidel Castro
avait exprimé son souhait d’entretenir
des relations cordiales et apaisées avec
les Etats-Unis pour des raisons de
principe et des considérations
pragmatiques. En revanche, Washington
devait respecter trois principes
fondamentaux et non négociables :
l’égalité souveraine entre les Etats, la
réciprocité et la non-ingérence dans les
affaires internes.
Alors que Cuba avait tendu un
rameau d’olivier à son voisin,
Washington a répondu en imposant une
politique hostile à Cuba. Dès 1960, les
Etats-Unis ont imposé des sanctions
économiques implacables qui infligent
encore aujourd’hui des souffrances
intolérables au peuple cubain. Par la
suite, le Président Kennedy a organisé
l’invasion de la Baie des Cochons en
1961 et a menacé l’île de désintégration
nucléaire lors de la crise des missiles
en 1962. La CIA a multiplié les
attentats terroristes contre Cuba qui
ont coûté la vie à 3478 personnes et ont
infligé des séquelles permanentes à
2 099 civils. Depuis 1959, Les
Etats-Unis ont mené une guerre
politique, diplomatique et médiatique
continue contre Cuba.
Il est nécessaire donc de
rappeler que le conflit qui oppose
Washington à La Havane est asymétrique
car l’hostilité est unilatérale. Ce sont
les Etats-Unis qui imposent des
sanctions à Cuba, qui occupent
illégalement une partie du territoire
cubain (Guantanamo), qui financent une
opposition interne et qui cherchent à
obtenir un changement de régime.
Barack Obama a reconnu que la
politique des Etats-Unis vis-à-vis de
Cuba était obsolète et injuste et il a
choisi d’établir un dialogue avec Raúl
Castro. Fidel Castro, qui a tant œuvré
pour la paix à travers le monde, était
bien entendu favorable à la résolution
pacifique du différend qui oppose
Washington à La Havane, même s’il ne se
faisait guère d’illusions sur les
véritables intentions du Voisin du Nord.
Raul Castro a
annoncé qu'il ne se représenterait pas à
ses fonctions en 2018, signifiant ainsi
la fin de la "génération de la
révolution". Comment ce changement
politique est-il appréhendé?
SL : Les Cubains savent depuis
plusieurs années que Raúl Castro mettra
un terme définitif à sa carrière
politique en 2018. Ils doivent donc
relever trois défis de taille : le
changement générationnel à la tête du
pays, l’actuelle réforme du modèle
économique et la nouvelle relation avec
les Etats-Unis. Mais l’Histoire a montré
que les Cubains ont toujours répondu
avec intelligence aux nouvelles réalités
et qu’ils étaient attachés au socle de
valeurs qui cimente la Révolution
cubaine.
Depuis 2009,
l'île est engagée dans un processus de
réformes économiques structurelles.
Entrent-elles en contradiction avec les
idéaux qui ont prévalu jusqu'alors et
que Fidel Castro a défendus jusqu'à sa
mort?
SL : Fidel Castro
avait apporté son soutien plein et
entier au processus d’actualisation du
modèle économique à Cuba car il était
nécessaire. « Révolution, c’est changer
tout ce qui doit être changé »,
disait-il dans sa célèbre définition du
concept donné le 1er mai
2000. Il n’y a aucun renoncement aux
idéaux du socialisme. L’Etat garde
toujours le contrôle des moyens de
productions et des secteurs
stratégiques. Le nouveau modèle
économique, s’il introduit des
mécanismes de marché, reste basé sur la
planification socialiste à tous les
niveaux, et l’entreprise d’Etat
socialiste est la forme principale dans
l’économie nationale. Le pays s’ouvre
aux investissements étrangers – afin
d’attirer les capitaux indispensables au
développement de la nation –, par le
biais d’entreprises mixtes, où l’Etat
cubain dispose toujours d’une majorité
d’au moins 51%.
Ainsi, le nouveau
modèle économique cubain, basé sur la
planification, une politique de prix
centralisée, l’interdiction de
concentration de richesse, un salaire
minimum et un salaire maximum et la
protection de toutes les catégories de
la population, en particulier les plus
vulnérables (il n’y a pas eu de
licenciements massifs), reste
indéniablement socialiste. Mais il
s’adapte à son époque, en se basant sur
la philosophie de José Martí, selon qui
« le premier devoir de l’homme est
d’être un homme de son temps ». Il a
pour objectif d’atteindre une meilleure
efficacité économique, de lutter contre
la bureaucratie et la corruption, de
préserver les acquis sociaux de la
Révolution cubaine, de renforcer la
République sociale et d’améliorer le
bien-être matériel et spirituel de tous
les Cubains.
(1) Fidel
Castro, héros des déshérités,
Paris, Editions Estrella, 2016.
Docteur ès
Etudes Ibériques et Latino-américaines
de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim
Lamrani est Maître de conférences à
l’Université de La Réunion, et
journaliste, spécialiste des relations
entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel ouvrage s’intitule
Fidel Castro, héros des déshérités,
Paris, Editions Estrella, 2016. Préface
d’Ignacio Ramonet.
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr ;
Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
Page Facebook :
https://www.facebook.com/SalimLamraniOfficiel
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