UJFP
Variations sur la dénaturalisation,
l’état d’urgence,
le FN et la mondialisation
Rudolf Bkouche
Capture
d'écran: PalSol
Lundi 28 décembre 2015
En 1940,
l’Etat français décidait par décret de
dénaturaliser un certain nombre de
Français, ceux qui avaient moins de
quinze ans de nationalité française et
les Juifs algériens naturalisés par le
décret Crémieux de 1870. Ainsi étaient
remises en cause des naturalisations
sous le seul prétexte qu’elles ne
plaisaient pas aux gouvernants de l’Etat
français né de la défaite de 1940 et de
la démission des parlementaires français
dont on peut rappeler qu’ils étaient les
élus du Front Populaire.
Soixante-quinze ans
après, prenant prétexte d’attentats
sanglants perpétrés à Paris par DAESH,
acronyme arabe de l’Etat Islamique, le
président de la République met en place
un état d’urgence qu’il propose de
prolonger pour une période de trois
mois. Si on peut comprendre qu’au
lendemain de ces attentats, le
gouvernement a proclamé l’état d’urgence
pendant quelques jours, sa prolongation
à trois mois et peut-être plus comme l’a
déjà annoncé le premier ministre pose
problème. En quoi un état d’urgence sur
une longue période va-t-il mieux
permettre de lutter contre les auteurs
des attentats ? Et si état d’urgence il
y a, ne va-t-il concerner que les
auteurs des attentats ?
Un premier exemple de ce que signifie
l’état d’urgence est apparu avec les
interdictions de manifestations
écologistes au moment du grand raout
climatique appelé la COP21. En fait, le
gouvernement utilise l’état d’urgence
pour contrôler toute contestation ; il
s’agit moins d’assurer la sécurité de la
population contre les risques
d’attentats que de mettre au pas toute
contestation. La sécurité n’est plus
qu’un prétexte. Ainsi des perquisitions
et des assignations à résidence ont été
faites contre des écologistes, y compris
des maraîchers ; quel rapport avec les
attentats ? En fait ce gouvernement dit
"de gauche" redécouvre les plaisirs d’un
état d’urgence qui lui permet de
contrôler toute contestation. C’est en
ce sens qu’on peut rapprocher ce
gouvernement d’un autre gouvernement
socialiste, celui de Guy Mollet qui,
après avoir été porté au pouvoir pour
mettre fin à la guerre d’Algérie, a
poursuivi une politique de guerre qui a
conduit au coup d’Etat militaire de 1958
et à la destruction de la Quatrième
République.
Parmi les mesures
prévues par l’état d’urgence, la
dénaturalisation des étrangers
naturalisés et de ceux des Français qui
possèdent une double nationalité, y
compris ceux qui sont nés français, une
remise en cause de la nationalité qui
reprend les principes de l’Etat français
des années quarante.
La nationalité française, cela se
mérite, comme l’a rappelé un policier à
l’auteur de ces lignes lors d’une
interpellation, et puisque cela se
mérite, on peut l’enlever à qui ne la
mérite pas. Ainsi le gouvernement, "de
gauche" comme il se présente, reprend à
son compte l’un des pires propos
xénophobes. Ainsi, au nom de la
sécurité, le droit du sol disparaît
derrière un principe plus contraignant
que le droit du sang, "la nationalité,
cela se mérite". Tout cela sur un fond
xénophobe que l’on s’est complu pendant
longtemps à renvoyer au Front National.
Pourtant, en ces temps de victoire du
Front National, il serait bon de
chercher les raisons de cette victoire
et de comprendre que la xénophobie
s’étend bien au delà du Front National
et parfois jusqu’à la gauche.
Si la France est depuis longtemps un
pays d’immigration, elle n’est pas pour
autant un pays accueillant pour ceux qui
viennent y chercher refuge et les
immigrés ont dû se battre pour être
accepté comme des égaux. Le slogan qui
s’affiche aux frontons des mairies est
souvent lu comme réservé aux seuls
Français, et encore parmi eux faut-il
distinguer ceux de souche (mais
qu’est-ce qu’une souche ?) et les
autres, ceux dont on dit qu’ils ne
méritent pas une nationalité qui serait
bradée. Il est alors tentant, et pas
seulement pour ceux de la droite dite
extrême, de distinguer entre les "vrais"
Français et les autres.
Dans l’ensemble des droits que se donne
le gouvernement avec l’état d’urgence,
la dénaturalisation a une place
particulière. Loin de reconnaître
l’aspect administratif de la
nationalité, le gouvernement fait de
cette dernière une qualité transcendante
qui ne peut que se mériter. Mais que
signifie ce mérite, mérite de quoi ?
mérite pour certains d’être né français,
ce qui est de l’ordre du fait et ne
renvoie à aucune valeur quelle qu’elle
soit. On confond le fait d’être français
qui relève du seul ordre administratif,
lequel se traduit par un morceau de
papier qu’on appelle carte d’identité ou
passeport, et le fait de se sentir
français qui relève de l’intime et qui
par cela même est divers et peu
formalisable. Pour les uns, la France
c’est Clovis, pour d’autres c’est
Jaurès, pour l’auteur de ces lignes,
c’est Rameau, Diderot, Hugo et
Baudelaire, mais c’est surtout la langue
qu’il parle et dans laquelle il pense.
Cette confusion entre ce qui relève de
l’ordre administratif et les liens
affectifs qui constituent le rapport
d’une personne à un pays, à une langue
et à une culture ne peut que renforcer
le nationalisme avec le risque de
xénophobie que cela comporte. Et c’est
cette politique que choisit un
gouvernement "de gauche" incapable de
prendre en charge les problèmes auxquels
est confrontée la population de France.
Ainsi on remet à la mode le culte du
drapeau et de l’hymne national comme le
montre cet exhibitionnisme indécent
marqué par les diverses manifestations
de "commémoration" des victimes des
attentats. Comme toujours, les
commémorations ostentatoires ont pour
premier objectif de montrer les
commémorateurs commémorant les victimes
réduites au statut de commémorés,
lesquelles ne sont plus que des
instruments au service des
commémorateurs. Mais cette indécence
ostentatoire a un objectif : canaliser
l’émotion populaire pour en faire une
machine au service des gouvernants, ce
que Hollande avait bien compris après
les assassinats de janvier 2015
lorsqu’il avait transformé l’émotion
populaire en ce qu’on s’est complu à
appeler "l’esprit du 11 janvier" soutenu
par le slogan bisounours "je suis
charlie".
Il devient clair alors, pour l’opinion
publique, que qui ne communie pas dans
la commémoration ne peut être que du
côté des assassins. C’est bien ce qui
s’est passé pour qui refusait le slogan
"je suis charlie" et la minute de
silence officielle, et c’est bien l’un
des objectifs de l’activisme
commémorateur que de mettre au ban de la
Nation hypostasiée ceux qui refusent de
participer à cet étalage commémorateur.
Hollande, en maître des cérémonies, l’a
bien compris.
La dénaturalisation apparaît ainsi comme
l’un des points extrêmes de cette
manipulation nationaliste qui se propose
moins de lutter contre le terrorisme que
de mettre au pas les habitants de ce
pays.
On peut alors venir aux derniers
événements qui marquent le pays, la
victoire du Front National aux dernières
élections [1]
. Cette victoire apparaît comme un
séisme, ce qu’elle est en partie, mais
la question est moins de s’étonner du
séisme que de comprendre d’où il vient.
Le Front National s’inscrit dans une
histoire, celle d’une certaine
xénophobie française qui a marqué
l’histoire récente de la France depuis
que ce pays est devenu un pays
d’immigration. Le terme "xénophobie" me
semble ici bien plus fort que le terme
"racisme" dans la mesure où il s’inscrit
dans l’idéologie de l’Etat-nation
laquelle définit la nation
essentiellement en termes de terre et de
langue. Dans sa forme extrême, cette
idéologie affirme la supériorité de la
nation à laquelle on appartient contre
les autres nations et par cela même le
mépris voire la haine envers les
étrangers. C’est cette forme extrême qui
prend aujourd’hui de l’importance
d’autant plus qu’elle s’oppose à une
mondialisation économique qui tend à
assujettir les Etats aux grandes
compagnies privées et aux banques. On
voit ainsi se développer deux dangers,
celui d’une mondialisation destructrice
fondée sur la marchandisation
universelle et celui d’un nationalisme
extrême qui conduit à enfermer chaque
nation sur elle-même, dangers qui
s’alimentent l’un l’autre. Loin
d’assumer la tension entre
l’universalisme qui conduit au
cosmopolitisme et les particularismes
qui permettent à chaque groupe humain,
et par conséquent aux diverses cultures,
de s’exprimer, on arrive à une
contradiction de plus en plus brutale
entre l’universalisme devenu
mondialisation et les nationalismes
réduit à leur forme extrême.
Annexe 1 : Sur la
double face du nationalisme
Si on considère la
nationalisme comme l’attachement à la
nation, cela demande de préciser ce que
signifie la nation, moins objectivement
(qu’est-ce qu’une nation ?) que dans la
relation qu’entretiennent avec une
nation ceux qui déclarent leur
appartenance à une nation, relation qui
relève essentiellement du symbolique.
La question est moins de définir la
nation que de constater un commun que
partage un groupe humain, qu’on
l’appelle peuple, nation ou autre chose.
On peut alors tenter d’expliquer ce qui
a conduit à ce commun, ce que l’on peut
appeler la part objective de ce commun,
mais cela suffit-il pour comprendre le
rapport de ceux qui se réclament de ce
commun et ce commun.
Exemple emblématique, la nation et le
nationalisme que l’on peut considérer
comme l’expression de l’appartenance à
la nation. Si on veut comprendre le
nationalisme avant que de porter un
jugement plus ou moins intempestif, il
faut le regarder dans l’histoire. Cela
nous amène à voir les deux formes
extrêmes du nationalisme, le
nationalisme des dominés et le
nationalisme des dominants.
Un groupe humain dominé a tendance à se
rassembler autour d’une idéologie
identitaire qui lui permet de mieux
lutter pour se libérer de ceux qui le
dominent. C’est cette idéologie qui
renforce le sentiment de communauté, en
particulier de communauté nationale. On
peut alors considérer le nationalisme
des dominés comme un instrument de
libération. C’est cela qui a animé les
grandes luttes de libération nationale,
que ce soit celles des peuples de
l’Europe du XIXe siècle ou que ce soit
celle des peuples colonisés cherchant à
se libérer des tutelles coloniales. Ce
nationalisme des dominés s’inscrit dans
la lutte révolutionnaire si on considère
que la lutte révolutionnaire est une
lutte pour l’émancipation.
A ce nationalisme des dominés, il faut
opposer le nationalisme des dominants,
le nationalisme qui exprime à la fois un
sentiment de supériorité et une volonté
de domination des autres nations,
volonté qui s’est traduite en Europe
d’abord par la volonté affirmée par les
Etats européens de dominer le monde au
nom de la supériorité de la civilisation
européenne, ensuite par le nazisme comme
expression d’un sentiment de supériorité
des peuples germaniques comme le
rappelle l’hymne "Deutschland über
alles". Il ne faut pas oublier que
le nationalisme des dominants peut aussi
apparaître chez les dominés avec le
sentiment d’avoir été dominés ou
humiliés, sentiment qui a conduit aux
formes extrêmes des idéologies
nationales, ainsi le nazisme et le
sionisme. D’autant que la frontière,
chez les anciens dominés devenus
dominants, entre le nationalisme dominé
et le nationalisme dominant est floue.
Si on ne distingue pas ces deux formes
extrêmes de nationalisme, c’est-à-dire
si on ne prend pas en compte les raisons
historiques du développement du
nationalisme, on risque de se contenter
de jugements superficiels.
Annexe 2 : Des
"petits blancs" au Front National
A ce nationalisme
des dominants il faudrait ajouter ce que
l’on pourrait appeler le nationalisme
des petits blancs. Le terme "petit
blanc" est un terme méprisant qui
désigne ceux que l’on peut considérer
comme les tâcherons des dominants, à la
fois exploités par les dominants dans
leur œuvre de domination et reprenant à
leur compte l’idéologie des dominants,
en particulier un sentiment de
supériorité envers ceux qui sont les
plus dominés. C’est en cela qu’ils se
sentent solidaires des dominants, et ce
d’autant qu’ils participent eux-mêmes à
l’entreprise de domination et qu’ils en
tirent quelques avantages.
Le terme "petit-blanc" a désigné ceux
qui, dans les colonies de peuplement, se
trouvaient au bas de l’échelle des
colonisateurs mais qui, face aux
colonisés, se considéraient comme
faisant partie des dominants. Dans les
colonies de peuplement, ce sentiment
d’appartenance à la communauté des
dominants s’est manifesté par un racisme
exacerbé contre les colonisés et a
conduit les petits blancs à s’engager
contre les colonisés qui luttaient pour
leur libération, ainsi les troupes de
choc de l’OAS en Algérie.
On retrouve ce phénomène petit-blanc aux
Etats-Unis où, face aux esclaves amenés
d’Afrique, certains ont cru trouver des
raisons de se sentir supérieurs
simplement parce qu’ils considéraient
les esclaves comme des inférieurs. Ce
sont eux qui ont constitué la masse des
racistes dont avaient besoin les
dominants contre les esclaves en lutte
pour leur émancipation.
Dans les pays d’immigration, on peut
considérer comme analogues aux
petits-blancs ceux qui voient dans les
immigrés la source de leurs difficultés.
Lorsque Jean-Marie Le Pen lance son
slogan "Les Français d’abord", il sait
qu’il sera entendu par ceux des Français
qui sont les plus démunis et qui pensent
que les immigrés sont les responsables
de leurs difficultés : "ils prennent
notre travail et il prennent notre
argent". Le Front National continue
aujourd’hui ce discours sur "Les
Français d’abord" en ajoutant une
critique d’une part contre les partis
traditionnels accusés d’avoir oublié les
Français et d’autre part contre les
institutions comme l’Union Européenne
qui leur imposent l’austérité. Ainsi le
Front National peut développer un
nationalisme extrême contre les
étrangers mêlant les immigrés et les
institutions supranationales et se
présenter ainsi comme le défenseur des
petits-blancs. Le danger de ce discours
est qu’il mêle deux questions a
priori distinctes, mélange
caractéristique des discours
totalisants. Il est donc important de
distinguer ces deux aspects.
La xénophobie doit être combattue sans
aucune exception sous toutes ses formes.
On ne saurait transiger sur ce point.
De la mondialisation
Quant aux questions
de la mondialisation ou de l’Union
Européenne, elles doivent être lues dans
leur contexte. La mondialisation, telle
qu’elle se développe aujourd’hui,
s’inscrit dans la marchandisation
universelle mettant en avant la seule
valeur marchande dans les diverses
formes de relations entre les hommes.
Mais à côté de cet objectif de
marchandisation universelle, la
mondialisation se donne une belle image
d’ouverture et d’humanisme, image si
forte qu’elle a conduit le mouvement
antimondialiste à se donner un autre
nom, l’altermondialisme,
"la mondialisation autrement"
pourrait-on dire, donnant à l’adverbe
"autrement" une signification quelque
peu magique, changement moins anodin
qu’il n’y paraît car il prend le risque
d’une uniformisation du monde et de la
destruction des particularismes et des
cultures, comme s’il fallait opposer une
bonne mondialisation à la mauvaise
mondialisation actuelle. Il ne s’agit
pas d’opposer les bons particularismes à
un universalisme contraignant, ce serait
faire de la mondialisation à l’envers ;
les particularismes, comme leur nom
l’indique, sont divers et appellent donc
des jugements distincts ; il s’agit de
prendre en compte la tension entre les
divers particularismes et l’universel,
tout en sachant que la notion
d’universel est elle-même diverse et
marquée par les cultures dans lesquelles
elle se développe [2]
.
Quant à l’Union Européenne, elle
s’inscrit moins dans la construction
d’une nation européenne que dans la
mondialisation économico-financière, son
rôle étant d’assurer la libre
circulation des marchandises dans les
Etats qui la constituent. Opposer, comme
cela est devenu la mode, un européanisme
ouvert et des souverainismes enfermés
sur eux même, oscille entre l’ignorance
et l’imposture. Un européanisme béat, en
masquant le soubassement
économico-financier qui sous-tend la
construction européenne, ne peut que
renforcer des souverainismes qui peuvent
apparaître comme autant de réactions de
défense. Ce serait donc une erreur que
d’opposer la construction européenne
présentée comme marque d’ouverture au
monde au nationalisme du Front National,
une telle opposition manichéenne ne peut
conduire qu’a renforcer la xénophobie.
La question reste celle de la
coexistence pacifique des nations,
question difficile mais plus ancrée dans
l’histoire que ces constructions
formelles que sont les grands ensembles
qui cachent souvent des volontés de
dominations de certains groupes mêlant
intérêts nationaux, religieux ou
économiques.
Rudolf Bkouche
[1] Que
le second tour ait sauvé les meubles ne
diminue en rien la victoire du Front
National. Le gouvernement PS continuera
sa politique de droite et "Les
Républicains" continueront à se
droitiser dans l’espoir de racoler les
électeurs du FN.
[2] On
peut ainsi distinguer, si on se borne à
la pensée occidentale, celle qui s’est
construite autour de la rencontre du
monothéisme biblique et du rationalisme
grec, deux formes religieuses de
l’universalisme, le christianisme et
l’Islam et une forme séculière de
l’universalisme, les Lumières.
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