Opinion
Du philosémitisme d’Etat
Rudolf Bkouche
Photo:
D.R.
Lundi 27 avril 2015
Le
philosémitisme est une forme
d’antisémitisme.
La philie comme la phobie conduit à
mettre un groupe humain à part. Qu’on
lui prête des qualités exceptionnelles
ou qu’on le considère comme un ennemi du
genre humain, il s’agit dans les deux
cas d’enfermer un groupe humain dans une
essence immuable, de le sortir de
l’histoire et de le réduire à un mythe.
Mais la philie, en particulier
lorsqu’elle est prise en charge par
l’Etat, a d’autres enjeux, enjeux
essentiellement politiques, dont le plus
important est de diviser en fabriquant
du ressentiment renforçant ainsi la
concurrence des victimes.
C’est ce qui se passe avec le
philosémitisme d’Etat tel qu’il se
développe aujourd’hui.
Un phénomène comme le philosémitisme
d’Etat a plusieurs causes et nous
proposons ici d’analyser quelques unes
d’entre elles.
D’abord le philosémitisme est une
façon pour l’Europe de se débarrasser
d’une part de son histoire, celle des
persécutions antijuives. Ces
persécutions ont commencé bien avant
l’époque moderne, d’abord avec
l’antijudaïsme chrétien, ensuite avec
l’antisémitisme racial. L’antijudaïsme
chrétien est né du conflit entre le
judaïsme et le christianisme, conflit
essentiellement religieux autour de la
personne de Jésus. Ce conflit est devenu
politique lorsque l’Empire Romain est
devenu chrétien avec l’empereur
Constantin. Mais l’attitude envers les
Juifs était ambiguë dans la mesure où
d’une part les Chrétiens reprochaient
aux Juifs d’être le peuple déicide,
celui qui a provoqué la condamnation à
mort et l’exécution de Jésus, et d’autre
part les Chrétiens considéraient les
Juifs comme le peuple témoin, celui d’où
est venu Jésus, celui qui, après avoir
refusé le Christ, ralliera le Verus
Israël [1]
à la fin des temps, lors du retour
glorieux du Christ sur terre comme
l’indique Paul dans l’Epître aux
Romains. C’est cela qui explique ce
mélange de persécutions et de protection
que l’on retrouve tout au long de
l’histoire européenne. Cette double
attitude se transformera avec la
sécularisation du monde chrétien à
l’époque moderne, d’abord avec
l’humanisme de la Renaissance, ensuite
avec les Lumières. La
sécularisation va conduire à repenser la
position des Juifs dans le monde
européen, ce qui conduira à
l’émancipation des Juifs, laquelle
commencera à la fin du XVIIIe siècle et
se poursuivra tout au long du XIXe
siècle. Mais l’émancipation aura son
revers avec le développement d’une
nouvelle forme de haine des Juifs,
l’antisémitisme, ainsi nommé dans la
seconde partie du XIXe siècle par un
journaliste allemand, Wilhelm Marr. Au
contraire de l’antijudaïsme chrétien
fondé sur un conflit religieux,
l’antisémitisme invente une présumée
race juive, laquelle constituerait un
corps étranger en Europe. C’est donc au
nom de la race que les Juifs sont
rejetés, y compris ceux qui se
convertissent au christianisme, le
luthérianisme en Allemagne ou le
catholicisme en France. On renvoie ainsi
à une prétendue essence juive de
laquelle tout Juif ne saurait se
détacher.
L’émancipation a eu pour conséquence une
certaine invisibilité des Juifs, ceux-ci
se fondant dans la société, ce qui a
conduit les antisémites à chercher à
donner aux Juifs une visibilité sociale
permettant de les reconnaître [2].
Pour cela les antisémites vont s’appuyer
sur quelques figures de l’élite juive,
parmi lesquels les banquiers. Ainsi se
met en place le mythe de la Banque juive
qui dominerait l’Europe, le symbole de
cette domination étant la famille
Rothschild. Cela conduira les
antisémites à tirer deux conséquences.
D’une part une identification du
capitalisme et des Juifs ; ainsi les
Juifs ont inventé le capitalisme pour
dominer le monde ce qui permet d’oublier
ce qu’est le capitalisme [3].
D’autre part, poussant cette
identification à l’extrême, les
antisémites verront dans tout Juif un
riche. On peut voir dans cette relation
supposée entre les Juifs et le
capitalisme, la source de ce qu’on a
appelé l’antisémitisme de gauche, une
réaction quelque peu simpliste contre la
naissance du capitalisme et plus
généralement contre la modernité, ce que
le marxiste autrichien Bebel appelait le
socialisme des imbéciles. Ainsi Drumont,
rappelant l’émancipation des Juifs par
la Convention, explique dans La
France Juive que ce sont les Juifs,
bénéficiaires de la Révolution de 1789,
qui l’ont fomentée. On ne peut pourtant
réduire ce qu’on appelle l’antisémitisme
de gauche à cette vision. A la fin du
XIXe siècle, à l’époque des grandes
manifestations antisémites en France, on
verra des groupes d’extrême gauche qui,
tout en condamnant la Banque juive,
créeront des comités de secours pour
accueillir les émigrés juifs fuyant
l’antisémitisme et la misère de l’Europe
orientale.
L’émancipation a permis à une partie de
la société juive de s’intégrer dans la
grande bourgeoisie européenne, ceux que
Hannah Arendt appelle les "parvenus" ;
c’est cette partie, dont la famille
Rothschild, qui a conduit au mythe de la
Banque juive et à l’identification des
Juifs et des puissances d’argent, c’est
cette bourgeoisie juive qui est la cible
de Marx dans La question juive.
Mais à côté des parvenus, Hannah Arendt
définit les "parias", ces Juifs
héritiers de la Haskala [4],
parmi lesquels de nombreux intellectuels
juifs, souvent plus proches de la
culture européenne que de la tradition
juive, pour lesquels l’antisémitisme
constituait un obstacle à l’entrée dans
la vie européenne [5].
D’autres juifs résistaient à
l’antisémitisme en s’engageant dans les
mouvements révolutionnaires. Mais
derrière toutes ces formes, l’idéal
restait celui de l’intégration dans les
pays européens. Sans oublier que la
situation était différente suivant les
pays, entre l’Europe Occidentale
(Allemagne, Autriche, France, Grande
Bretagne) et l’Europe Orientale (Russie,
Balkans).
A l’opposé de ce désir d’intégration à
l’Europe, un mouvement se dessinait en
réaction à l’antisémitisme posant la
question juive comme une question
nationale, le mouvement sioniste,
militant pour la construction d’un Etat
juif. Mouvement laïc, le sionisme
s’inscrivait dans la tradition de la
Haskala et certains de ses membres
manifestaient des tendances
antireligieuses [6].
Dans les premiers temps du sionisme, la
question du territoire de l’Etat juif
restait indéterminée et l’une des
composantes du sionisme, les
territorialistes, cherchaient "une
terre sans peuple pour un peuple sans
terre". Mais le sionisme allait
rencontrer, à côté de la Haskala,
une autre idéologie qui s’est développée
en Europe à la fin du XVIIIe siècle, en
partie en réaction contre
l’universalisme des Lumières,
l’idéologie de l’Etat-nation [7].
L’Etat s’identifiait à la nation,
celle-ci s’appuyant sur la terre et la
langue, ce qui renvoyait à l’histoire.
Si la plupart des mouvements
nationalitaires européens du XIXe siècle
s’appuyaient sur ces trois éléments, la
terre, la langue et une histoire
relativement stable, il n’en était pas
de même du nationalisme juif exprimé par
le sionisme. C’est cela qu’exprimait
Jacob Klatzkin, rédacteur en chef du
journal du mouvement Die Welt :
"Dans le passé il y avait deux
critères au judaïsme : celui de la
religion, selon quoi le judaïsme est un
système de commandements positifs et
négatifs, et celui de l’esprit, qui
considérait le judaïsme comme un
complexe d’idées, tel que le
monothéisme, le messianisme, la Justice
absolue, etc.
En opposition avec ces deux critères
qui font du judaïsme une affaire de
croyance, un troisième est maintenant
apparu, celui d’un nationalisme
conséquent. Selon lui, le judaïsme
repose sur une base objective : être
juif ne signifie pas l’acceptation d’une
croyance religieuse ou éthique. Nous ne
sommes pas plus une dénomination qu’une
école de pensée, mais les membres d’une
famille porteurs d’une histoire
commune...
La définition nationale aussi exige un
acte de volonté. Elle définit notre
nationalisme sur deux critères : une
association dans le passé et la volonté
consciente de poursuivre une telle
association dans le futur...
Elle refuse de définir le Juif comme
quelque chose de subjectif, comme une
foi, mais préfère le définir sur quelque
chose d’objectif, sur la terre et la
langue..." [8]
Mais langue et territoire n’existent
pas pour la nation juive, et Klatzkin
ajoute :
"Mais notre terre n’est pas la
nôtre et notre langue n’est pas
aujourd’hui la langue de notre peuple.
Oui, ce sont là des accomplissements qui
doivent être réalisés par notre
mou¬vement national."
Ainsi la renaissance de la nation
juive impliquait une double conquête :
conquête de la langue, ce sera l’hébreu
moderne, conquête de la terre, ce sera
la conquête de la Palestine. Quant à
l’histoire, on la retrouvait dans la
Bible que l’on peut lire comme le roman
national du peuple hébreu.
Ainsi, dès qu’il s’exprime sous la forme
du sionisme politique, le mouve¬ment
national juif va s’enfermer dans une
rationalité qui en marquera les
limites ; le mouve¬ment de libération
que veut être le sionisme va se donner
comme objectif la constitution de
l’Etat-nation avec comme priorité, le
territoire, objectivité oblige,
c’est-à-dire la conquête de la Palestine
et la spoliation des Palestiniens.
Le sionisme était, à ses débuts,
minoritaire parmi les Juifs. Parmi les
premiers critiques du sionisme, les
religieux qui considéraient que le
retour en Palestine relevait de Dieu et
non des hommes. Quant aux
révolutionnaires, ils considéraient
qu’ils devaient lutter dans leur pays
pour l’émancipation du genre humain.
Sans oublier une majorité de Juifs qui
voulaient vivre là où ils habitaient.
Mais le développement de l’antisémitisme
allait renforcer l’idéologie sioniste et
après la Seconde Guerre Mondiale et la
Shoah, le sionisme apparaissait pour la
majorité des Juifs comme le rempart
contre l’antisémitisme et le nouvel Etat
d’Israël comme le dernier refuge.
Les deux guerres mondiales allaient
montrer que l’Europe des Lumières savait
être barbare et que la culture était
compatible avec la barbarie. En fait
culture et barbarie ont su coexister au
cours de l’histoire comme le rappelle
Walter Benjamin dans ses Thèses sur
l’Histoire :
"Car il n’est pas de témoignage de
culture qui ne soit en même temps un
témoignage de barbarie." [9]
On peut considérer que, jusqu’en
1914, cette coexistence était invisible.
La barbarie se développait lors des
conquêtes coloniales dans des contrées
lointaines et la vulgate renvoyait la
barbarie moins aux armées
"civilisatrices" qu’aux "Barbares" qui
leur résistaient. Avec les deux guerres
mondiales, la barbarie apparaît sur le
territoire européen et comme l’explique
Aimé Césaire dans son Discours sur le
colonialisme :
"Ce que le très chrétien bourgeois
du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler,
ce n’est pas le crime en soi, le crime
contre l’homme, ce n’est pas
l’humiliation de l’homme en soi, c’est
le crime contre l’homme blanc …, d’avoir
appliqué à l’Europe des procédés
colonialistes dont ne relevaient
jusqu’ici que les Arabes, les coolies de
l’Inde et les nègres d’Afrique" [10]
On pourrait ajouter aux propos d’Aimé
Césaire que c’est parce que les Juifs
ont été massacrés en Europe par des
Européens qu’ils sont devenus des
Blancs ; ce n’étaient plus des étrangers
massacrés dans des contrées lointaines,
mais des habitants de l’Europe massacrés
en Europe par des Européens. Le génocide
des Juifs en Europe allait leur conférer
le droit au statut d’Européens et cette
reconnaissance de leur européanité
amenait un regard nouveau sur les Juifs.
Georges Bernanos a exprimé cela d’une
phrase terrible : "Après le massacre,
on ne peut plus être antisémite",
phrase terrible au sens où il a fallu ce
massacre pour reconnaître l’humanité des
Juifs.
Mais l’Europe sait ne pas aller trop
loin et restreindre la reconnaissance de
ses crimes dans des limites
raisonnables. Les Tsiganes, victimes
d’un génocide perpétré en même temps que
celui des Juifs [11],
n’ont pas "bénéficié" du même
"privilège", mais cela renvoie à ce que
l’on pourrait appeler le caractère
théologique [12]
du génocide des Juifs, caractère
théologique qui s’inscrit dans le
prolongement de l’antijudaïsme chrétien
comme le montre, par exemple, l’usage du
terme "holocauste". Les Tsiganes étaient
déjà chrétiens et le mépris dont ils
font l’objet ne relevant pas de la
théologie, le massacre dont ils ont été
victimes frappe moins les esprits,
d’autant qu’ils sont encore aujourd’hui
des parias en Europe.
Quant aux crimes perpétrés dans les
colonies, non seulement ils ne seront
pas remis en question, mais ils
continueront avec la répression contre
les luttes de libération qui ont suivi
la seconde guerre mondiale. Quant aux
immigrés issus des anciennes colonies
européennes, ils sont, avec leurs
enfants, toujours l’objet de
discriminations même si certains d’entre
eux possèdent la nationalité des pays
européens dans lesquels ils vivent.
Exemple de cette discrimination, le
numérotage des générations en France,
une façon de rappeler qu’un enfant ou
petit-enfant d’immigré, même s’il est
français, ne l’est pas complètement.
Ainsi l’Europe sait choisir ses
culpabilités.
A la question du massacre des Juifs
s’ajoutera la question du sionisme.
Le sionisme, nous l’avons déjà dit, est
un mouvement européen et pour les pères
du sionisme, puisque les Européens
rejetaient les Juifs, il fallait
construire pour les Juifs un Etat
européen hors d’Europe. Une fois choisie
la Palestine comme territoire de l’Etat
juif, il devenait pourtant nécessaire de
chercher des alliés parmi les puissances
européennes et par conséquent convaincre
ces puissances de leur intérêt à
soutenir le sionisme. C’est ainsi qu’on
peut lire la phrase de Herzl présentant
un Etat juif aux portes de l’Asie comme
un bastion de la civilisation contre la
barbarie. En contrepoint, une puissance
comme la Grande Bretagne qui espérait,
après la première Guerre mondiale,
prendre le contrôle des territoires
arabes de l’Empire Ottoman, un Etat
juif, ou du moins une population juive
européenne, au Moyen Orient ne pouvait
que lui être utile, c’est le sens de la
déclaration Balfour de 1917. Ainsi se
mettait en place une alliance entre le
sionisme et l’impérialisme britannique.
A la fin de la seconde Guerre
mondiale, lorsque la Grande Bretagne,
empêtrée dans ses alliances
contradictoires, décidait de quitter la
Palestine et de laisser la question à la
nouvelle Organisation des Nations Unies,
les deux grandes puissances de l’époque,
les Etats-Unis et l’Union Soviétique,
s’empressaient de soutenir le nouvel
Etat d’Israël, espérant que celui-ci lui
serait utile pour prendre le contrôle du
Moyen-Orient arabe. L’Union Soviétique
envoyait des armes au nouvel Etat tandis
que les Etats-Unis, plus réservés, se
partageaient entre le Président Truman,
favorable à l’Etat d’Israël, et le
Département d’Etat qui craignait que le
nouvel Etat dont l’idéologie était à
gauche rejoigne le camp soviétique. Ces
deux puissances furent les premières à
reconnaître le nouvel Etat. En fin de
compte, Israël choisissait le camp
occidental.
Nous ne reviendrons pas ici sur
l’histoire des relations entre l’Etat
d’Israël et les Etats européens. Disons
cependant qu’Israël, conformément aux
vœux des premiers sionistes, est
considéré par les Etats de l’Union
Européenne comme un Etat européen et
que, lorsqu’on parle du soutien de
l’Europe à Israël, il faut l’entendre
comme un soutien à elle-même. On
comprend que dans ce cadre les
Palestiniens n’ont pas leur place. Tout
au plus certains demanderont à l’Etat
d’Israël de ne pas aller trop loin dans
leurs actions contre les Palestiniens.
"Quel Européen pourrait, après la
Shoah, contester à Israël son droit à
l’existence ?" [13]
déclarait le philosophe Habermas dans
un entretien avec le quotidien français
Le Monde, comme si la question
d’un Etat juif en Palestine ne
concernait que les Juifs et l’Europe,
comme si la question ne concernait pas
les Palestiniens.
Ainsi se confortent les deux faces du
philosémitisme européen, d’une part un
sentiment de culpabilité envers les
Juifs et d’autre part un soutien au
sionisme.
On peut voir ici la double signification
du philosémitisme européen, d’une part
occulter l’antijudaïsme et
l’antisémitisme européen, d’autre part
soutenir ce bastion européen aux confins
de l’Europe pour contenir la barbarie.
Et on peut comprendre comment ce
philosémitisme affiché a des
répercussions à l’égard des populations
arabes et musulmanes qui vivent en
Europe.
Le terme "islamophobie" est ambigu
dans la mesure où il est à la fois
antimusulman et anti-arabe, mêlant à la
fois un sentiment antireligieux et une
idéologie raciste à l’encontre les
Arabes, mais cette ambiguïté est liée à
une classique confusion entre les
Musulmans et les Arabes. On oublie que
tous les Arabes ne sont pas musulmans et
que la majorité des Musulmans dans le
monde n’est pas arabe. Mais on sait que
la phobie se moque des définitions et
qu’elle relève essentiellement
d’opinions plus ou moins infondées.
Si on s’en tient aux aspects
politico-religieux, il faut rappeler que
l’islamophobie européenne est ancienne.
Il ne faut pas oublier que le conflit
entre le monde chrétien et le monde
musulman commence dès les origines de
l’Islam, conflit entre le monde musulman
et l’Empire Byzantin au Moyen Orient,
conflit entre le monde musulman et
l’Europe Occidentale avec l’islamisation
de l’Espagne et des luttes qui vont
durer jusqu’au XVIIe siècle avec le
siège de Vienne par les Ottomans, sans
oublier les Croisades qui marquent la
volonté du monde chrétien de reprendre
Jérusalem. Mais ces périodes de conflit
sont aussi des périodes d’échanges
culturels et diplomatiques [14].
Pendant qu’il combat les Sarrasins en
Espagne, Charlemagne entretient des
rapports diplomatiques avec Bagdad ; la
Sicile de Frédéric Barberousse est un
lieu de rencontre entre les trois
religions monothéistes, et pendant la
Reconquista espagnole, Tolède est un
lieu de traduction en latin des auteurs
arabes. La situation se transforme au
XVIe siècle avec les débuts de la
colonisation. L’Europe occidentale
prendra peu à peu le contrôle de la rive
sud de la Méditerranée et du Moyen
Orient, ce qui contribuera à développer
un ressentiment anti-européen de la part
des Arabes [15]
et ne sera pas sans laisser de traces
dans le développement de l’islamophobie.
Celle-ci se renforcera avec la
décolonisation qui remet en question la
domination européenne sur le monde
arabo-musulman [16].
Cette islamophobie, qui plonge ses
racines dans l’histoire des relations
entre le monde chrétien et le monde
musulman, va rencontrer le
philosémitisme. Si le sionisme n’est pas
anti-arabe par principe, la décision de
construire l’Etat juif sur une terre
arabe, la Palestine, conduira les Arabes
à s’opposer au sionisme, et en
contrepoint, le mouvement sioniste
deviendra anti-arabe. Au conflit
politique s’ajoutera un conflit
religieux lié au rôle que joue la ville
de Jérusalem pour les religions
monothéistes. Il n’est donc pas étonnant
que l’islamophobie et le philosémitisme
se soient rencontrés autour d’un ennemi
commun, à la fois arabe et musulman.
En cela le philosémitisme, loin
d’être une arme de lutte contre
l’antisémitisme, ne peut que le
conforter ; quant au philosémitisme
d’Etat il ajoute une touche
supplémentaire dans la mesure où il
apporte la caution du pouvoir. Ce
philosémitisme d’Etat sera d’autant plus
fort que le mouvement sioniste saura en
profiter. Un exemple est donné en France
avec le CRIF (Conseil Représentatif des
Institutions Juives de France) [17].
Ce n’est que plus tard qu’il deviendra
l’officine sioniste qu’il est
aujourd’hui.. Décrété représentant de
l’ensemble des Juifs de France par le
monde politique et par une partie des
média, le CRIF devient le représentant
officiel des Juifs de France et ses
déclarations deviennent l’opinion des
Juifs de France. Cette officialisation
du rôle du CRIF apparaît dans cette
grande manifestation qu’est le banquet
annuel du CRIF. Il s’agit moins, pour le
beau monde qui y accourt, de faire
allégeance à je ne sais quel pouvoir
juif (l’une des obsessions classiques
des antisémites) mais d’exprimer le
philosémitisme d’Etat mêlant la lutte
contre l’antisémitisme et le soutien à
l’Etat d’Israël. Si pouvoir du CRIF il y
a, il est d’abord le pouvoir que lui
confèrent ceux qui le courtisent. Se
joue ainsi une comédie dont l’enjeu est
de maintenir la flamme du sionisme,
l’antisémitisme n’étant que la braise
nécessaire à l’entretien de cette
flamme.
Si le sionisme s’est constitué en
réaction à l’antisémitisme européen,
devant ce que l’on peut appeler son
échec, l’Etat d’Israël étant loin d’être
le havre de paix espéré, l’antisémitisme
est aujourd’hui devenu nécessaire au
sionisme. D’abord l’antisémitisme permet
de rassembler les Juifs autour du
sionisme et de l’Etat d’Israël, Ensuite
cela permet de rappeler aux Nations
qu’elles doivent soutenir l’Etat
d’Israël ; ne pas soutenir l’Etat
d’Israël apparaît comme une preuve
d’antisémitisme. Enfin la question reste
celle de la démographie ; avant la
création de l’Etat, la conquête
démographique de la Palestine était un
objectif stratégique, aujourd’hui, après
la création de l’Etat, la question
démographique reste entière et c’est la
raison de ces appels récurrents à l’alyah [18]
de la part des gouvernements
israéliens ; en ce sens l’antisémitisme
est bien utile. Les gouvernements
israéliens savent que leur politique ne
peut que renforcer l’antisémitisme et
ils font ce qu’il faut pour cela, que ce
soit via l’occupation, les
agressions contre les Palestiniens, à
Gaza et en Cisjordanie, la politique d’Apartheid.
En fait, les Juifs ne les intéressent
que dans la mesure ils sont de bons
petits soldats du sionisme.
Les gouvernements israéliens savent pour
cela qu’ils peuvent compter sur le
philosémitisme des gouvernements. Ainsi
le gouvernement français qui lutte, avec
raison, contre le recrutement de
"djihadistes", laisse faire l’armée
israélienne lorsqu’elle vient recruter
des Juifs français, y compris dans des
synagogues. Et ces recrues sont
qualifiées de soldats franco-israéliens,
ce qui n’a aucun sens puisqu’il n’existe
pas d’armée franco-israélienne.
Les sionistes savent aussi qu’ils
peuvent compter sur le philosémitisme
d’Etat pour organiser cette imposture
que constituent le culte de la Shoah
et le devoir de mémoire qui
l’accompagne. Il s’agit ici moins de se
souvenir des victimes de la Shoah
que d’utiliser leur souvenir à des fins
politiques, c’est-à-dire au soutien au
sionisme et à la politique israélienne.
Un comportement en miroir de celui des
négationnistes ; si ces derniers nient
la Shoah au nom de leur obsession
antisémite, les adeptes du culte de la
Shoah, Juifs ou philosémites, utilisent
ce massacre pour défendre une idéologie
qui a montré ses capacités criminelles,
comme si le massacre des Juifs
justifiait la destruction de la
Palestine et la spoliation des
Palestiniens. Et le devoir de mémoire
qui veut fonder ce culte n’oublie pas de
reprocher aux assassinés de la Shoah
qu’ils ont constitué un "manque à
gagner" pour le futur Etat d’Israël.
C’est ainsi qu’un historien sioniste,
Georges Bensoussan, peut écrire dans un
opuscule publié par le CRIF :
"Appréhender la fondation de
l’Etat d’Israël comme la “conséquence”
de la Shoah, c’est occulter la réalité
historique d’avant 1940 et passer sous
silence quatre-vingt années de
l’histoire du sionisme. Le lien de la
Shoah à l’Etat d’Israël est négatif sur
un plan politique d’abord puisque avant
1939, le sionisme n’a pas su convaincre
la majorité des Juifs de faire leur alya.
Sur un plan moral ensuite puisque le
Yishouv s’est montré incapable (mais
pouvait-il en être autrement ?) de
sauver les Juifs d’Europe.
Sur un plan démographique enfin tant le
génocide a vidé le réservoir humain du
sionisme en Europe orientale, tant il y
a englouti les bataillons de réserve du
mouvement national juif, tant il y a
scellé une faiblesse démographique qui
grève encore l’avenir de l’Etat
d’Israël." [19]
Bel exemple d’un qui, au nom du
devoir de mémoire, montre autant de
mépris pour les assassinés de la
Shoah.
On pourrait continuer longtemps. Je
me contenterai ici de noter ici la
différence de réaction de la part des
autorités devant une agression antijuive
et devant une agression anti-arabe ou
antimusulmane. Toute agression antijuive
est dénoncée comme une agression contre
le France, et l’on voit accourir les
officiels pour affirmer leur soutien aux
victimes de ces agressions ; les
agressions anti-arabes ou antimusulmanes
suscitent des réactions moins vives et
si elles sont condamnées, elles ne
donnent pas lieu aux mêmes marques de
soutien. Ces différences de comportement
sont perçues, par les Arabes et les
Musulmans de France, comme, sinon une
marque de mépris, du moins un moindre
intérêt pour ces habitants considérés
comme de seconde zone ; c’est cette
différence de comportement qui conduit
au ressentiment de la part de ceux qui
se sentent discriminés et qui souvent le
sont. C’est cela qui permet, à des
organisations comme Al-Qaïda ou DAESH de
recruter ceux qu’on appelle des
djihadistes.
Ainsi le philosémitisme d’Etat peut
contribuer à renforcer des sentiments
antijuifs et à jouer la concurrence des
victimes, contribuer aussi au
développement des extrémismes. C’est en
ce sens que le philosémitisme, loin de
participer à la lutte contre
l’antisémitisme, ne peut que le
renforcer.
Si le racisme peut prendre des formes
différentes en fonction des groupes
concernés, que ce soit les racistes ou
les victimes, il ne saurait être
question de constituer une hiérarchie
entre les racismes ou entre les victimes
du racisme, le racisme doit être
combattu pour ce qu’il est, non
seulement un refus de l’unité de
l’espèce humaine mais une
hiérarchisation des groupes humains
conduisant à une domination des groupes
humains qui se considèrent comme
supérieurs sur des groupes humains
considérés comme inférieurs. En ce sens
la lutte contre le racisme, même si elle
doit prendre en compte les différentes
formes de racisme, ne saurait se
diviser. C’est ce refus de hiérarchiser
les formes de racisme qui conduit à
dénoncer le philosémitisme et
particulièrement le philosémitisme
d’Etat.
[1] Verus
Israël
est le nom que se donnent les
premiers Chrétiens.
[2] C’est
pour reconstruire cette visibilité
que la littérature antisémite égrène
de longues listes de Juifs ou
supposés Juifs, principalement parmi
ceux qui sont proches de l’argent et
du pouvoir, comme pour mieux montrer
la richesse juive et le pouvoir
juif.
[3] Dans
sa polémique avec Edouard Drumont,
Bernard Lazare rappelle que si
Drumont a raison d’attaquer la
Banque juive, il ne faut pas oublier
les banques chrétiennes.
[4] La
Haskala
(les Lumières juives) est née de la
rencontre de Moses Mendelssohn avec
Kant.
[5] Ainsi
le mathématicien anglais Sylvester
qui, ne pouvant devenir professeur à
Cambridge, s’en alla aux Etats-Unis
où il participa à la fondation de
l’école mathématique américaine.
[6] Pour
certains sionistes, le sionisme
était une façon de se libérer de
l’antisémitisme et des contraintes
de la tradition juive.
[7] La
notion d’Etat-nation a été théorisée
par Herder.
[8] cité
par Yohannan Manor in
Naissance du
Sionisme Politique,
préface par Annie Kriegel,
Collection "Archives", Julliard,
Paris 1981, p. 190
[9] Walter
Benjamin "Sur le concept d’histoire"
in
Œuvres III,
traduit de l’allemand par Maurice de
Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre
Rusch, "folio-essais", Gallimard,
Paris 2000, p. 433
[10] Aimé
Césaire,
Discours sur
le colonialisme,
cité par Marc Ferro in
Histoire des
colonisations
(1994) p. 12-13
[11] Claire
Auzias,
Samudaripen,
le génocide des Tsiganes
(1999)
[12] Si
le génocide des Juifs par les nazis
est un crime racial, pour de
nombreux Européens, il apparaît
comme un crime contre les membres
d’une religion, le terme "juif"
renvoyant d’abord à une religion. On
reste dans la confusion antijudaïsme
= antisémitisme. C’est cette
confusion qui a conduit Pierre
Legendre à dire qu’à Auschwitz on
brûlait des
Talmuds
vivants
("Le crime nazi contre la filiation"
in Legendre,
Leçon IV).
[13] Jürgen
Habermas, "Dans la pratique,
l’antisionisme est désormais
discrédité" in
Le Monde,
31janvier 2004
[14] Jack
Goody,
L’Islam en Europe
(histoire, échanges, conflits),
traduit de l’anglais par Isabelle
Taudière, "textes à l’appui/islam et
société", La découverte, Paris 2004
[15] Il
ne faut cependant pas oublier le
regard positif du mouvement de
renaissance arabe, la
Nadah,
qui se développe à la fin du XIXe
siècle dans le monde arabe.
Rappelons que le premier congrès
panarabe s’est tenu à Paris en 1913.
Cela n’empêchera pas les puissances
coloniales européennes de combattre
la
Nadah.
[16] On
peut considérer l’islamophobie comme
un mélange de racisme anti-arabe et
de sentiments anti-musulmans.
[17] Rappelons
que le CRIF est une organisation née
de la Résistance
[18] Le
terme "alyah"
signifie la montée, c’est-à-dire la
montée en Israël.
[19] Georges
Bensoussan,
Sionisme,
Passion d’Europe,
Les Etudes du CRIF, numéro 6, Paris
2004, p. 5
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